La parole de Dieu a été , dès les premiers siècles du christianisme, la nourriture spirituelle dont l’Église, pendant le jeûne du carême, a pourvu ses enfants, et l'usage en est encore aujourd'hui très commun. Vous devez là-dessus, non seulement accomplir votre devoir, mais l'accomplir exemplairement : vous affectionnant à la divine parole qui vous est prêchée, vous y rendant assidue, l'estimant, la goûtant, la méditant, craignant d'en abuser ou de la négliger, portant les autres à l'entendre comme vous, et lui donnant du crédit, quand ce ne serait que pour empêcher l'avilissement où elle tombe. Par là vous aurez part à la béatitude de ceux qui l'honorent : car c'est Jésus-Christ lui-même qui les a déclarés bienheureux. Au défaut de la prédication, lorsque vous serez hors d'état d'y assister, et même quand vous y assisterez, vous devez aller à la source de cette parole toute sainte, lisant chaque jour du carême l'évangile qui lui est propre ; mais le lisant avec respect, avec attention, avec foi, parce que c'est la parole pure et immédiate du Saint-Esprit, et qu'en ce sens cette parole est encore plus vénérable que celle qui vous est annoncée par le ministère des hommes.
Ajoutez qu'une des fins du carême et de son institution est de préparer les fidèles à la Communion pascale, et que c'est à quoi vous devez singulièrement penser, travaillant plus que jamais à purifier votre conscience, faisant les confessions avec plus d'exactitude, rentrant plus souvent en vous-même pour vous éprouver, afin que dans la solennité de Pâques Jésus-Christ vous trouve plus digne d'approcher de lui et de ses divins mystères. Il serait bon que vous fissiez pour cela, d'année en année, une espèce de revue durant le carême, pour remédier a vos relâchements et à vos tiédeurs. Par cette confession générale depuis la dernière, vous vous renouvelleriez et vous disposeriez à la fête qui approche, et qui doit être le renouvellement universel de toutes les âmes chrétiennes. Du reste, la plus excellente préparation pour bien communier est, selon saint Chrysostome, la communion même. Vous ne pouvez mieux vous disposer à celle de Pâques, que par les communions fréquentes et ferventes du carême. Car voilà pourquoi dans la plupart des Eglises d'Occident, comme nous l'apprenons des anciens conciles, la coutume était, pendant le carême, de communier tous les jours. Coutume que saint Charles souhaita si ardemment de rétablir dans l'Eglise de Milan, n'ayant point trouvé de moyen plus efficace pour préparer les peuples au devoir pascal, que d'ordonner dans le temps du carême la fréquentation des sacrements. Pourquoi donc ne vous conseillerais-je pas la même pratique, puisque j'en ai les mêmes raisons, et que je suppose de votre part les mêmes dispositions.
Enfin le carême, de la manière qu'il est institué dans le christianisme, se rapportant tout entier au grand mystère de la passion de Jésus-Christ, qui en est le terme, c'est surtout dans cette sainte quarantaine que vous devez être occupée du souvenir des souffrances du Sauveur. Souvenir que Jésus-Christ attend de vous, et auquel vous ne pouvez manquer sans vous rendre coupable de la plus énorme ingratitude. Souvenir qui vous doit être infiniment avantageux, et que vous ne pouvez perdre sans renoncer aux plus solides intérêts de votre salut. C'est, dis-je, dans le temps du carême que vous devez vous l'imprimer profondément, ce souvenir, afin qu'il ne s'efface jamais de votre âme, et qu'à tous les moments de votre vie vous puissiez vous écrier : Ah ! Seigneur, j'oublierais plutôt ma main droite que je n'oublierais ce que vous avez souffert pour moi. Il est donc important que vous ne passiez aucun jour du carême sans lire dans les évangélistes quelque chose de la passion du Fils de Dieu et de sa mort. Quels miracles de vertu, pour peu que vous y soyez attentive, n'y découvrirez-vous pas ? Le souvenir des souffrances de Dieu vous rendra tous les exercices de la pénitence non seulement supportables, mais aimables ; et l'une des plus douces pensées pour vous, et des pratiques les plus consolantes dans la suite du carême, sera d'unir votre pénitence à la pénitence de Jésus-Christ. Telle était la dévotion de saint Paul, quand il disait : Je suis attaché à la croix avec Jésus-Christ ; ne séparant point la croix de Jésus-Christ d'avec la sienne, et n'en faisant qu'une des deux. Mais pour parvenir à cette dévotion du grand Apôtre, il faut que le mystère de la passion soit le sujet le plus ordinaire de vos considérations et de vos réflexions.
Voilà les avis que j'ai à vous donner pour un temps qui vous doit être si précieux. Vous ne pouvez trop reconnaître la bonté de Dieu qui vous l'accorde, et qui veut bien accepter le bon emploi que vous en ferez pour la rémission de vos fautes. Car il y a dans cette conduite de Dieu envers vous une double miséricorde, dont vous ne sauriez assez le bénir, ni lui témoigner assez votre reconnaissance, pitiié ! Seigneur, devez-vous lui dire, qu'ai-je fait, et par où ai-je mérité que vous m'ayez ainsi attendue, et que vous m'ayez fourni un moyen si facile de payer à votre justice tant de dettes dont je me trouve chargée ? Vous n'avez pas voulu me perdre comme des millions d'autres; et bien loin de me traiter comme eux dans toute la rigueur de vos jugements, vous vous relâchez en quelque sorte pour moi de tous vos droits. A combien de pécheurs et de pécheresses, moins coupables que moi, avez-vous refusé ce temps de pénitence, et quelle proportion y a-t-il entre cette pénitence que votre Eglise m'impose, et toutes les infidélités de ma vie ? Mais plus vous m'épargnez, mon Dieu, moins je m'épargnerai moi-même; et plus vous usez d'indulgence envers une misérable créature pour lui faciliter la juste réparation qu'elle vous doit, plus j'userai de sévérité pour vous rendre, non pas toute la gloire que je vous ai ravie, et qui vous est due, mais toute celle au moins que je suis en état de vous procurer. Que n'ai je été toujours animée de ce sentiment ! je n'aurais point tant écouté mille prétextes, que l'esprit du monde, que la nature corrompue, que ma faiblesse et mon amour-propre me suggéraient.
Mais si je n'ai pas profité du passé, vous voyez, Seigneur, la résolution où je suis de ne laisser rien échapper du présent, ni de l'avenir, autant qu'il vous plaira de me donner encore de jours. Daignez, mon Dieu, me confirmer dans cette heureuse disposition ; et comme votre grâce me l'inspire, qu'elle m'aide à la soutenir. Ainsi soit-il.
BOURDALOUE, Instruction pour le temps du Carême, X-XIII
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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