Ecce mulier chananœa, a finibus illis egressa, clamavit, dicens ei : Miserere mei, Domine, fili David ; filia mea male a dœmonio vexatur.
Alors une femme chananéenne, venue de ces quartiers-là, s'écria, en lui disant : Seigneur, fils de David, ayez pitié de moi ; ma fille est cruellement tourmentée par le démon. (Saint Matthieu , chap. XV, 22.)
Si jamais la force de la prière parut sensiblement, et d'une manière éclatante, n'est-ce pas, Chrétiens, dans l'exemple que nous propose l'évangile de la femme chananéenne, où nous voyons, pour parler avec saint Ambroise, un Dieu même surpris et dans l'admiration ; un Dieu qui confond les puissances de l'enfer, qui fait des miracles, et qui déploie toute sa vertu en faveur d'une étrangère, laquelle a recours à lui, et qui, tout idolâtre qu'elle est, nous sert de modèle, et nous apprend à prier ? Je dis un Dieu surpris et dans l'admiration : O mulier, magna est fides tua ! Ô femme, votre foi est grande ! C'est ainsi que Jésus-Christ lui-même s'en explique, et ne semble-t-il pas que la foi de cette Chananéenne, et que la ferveur de sa prière ait quelque chose pour lui de surprenant et de nouveau ? Je dis un Dieu qui confond les puissances de l'enfer, et qui fait des miracles. Que lui demande cette femme ? qu'il guérisse sa fille cruellement tourmentée du démon ; et le Fils de Dieu, d'une même parole, non seulement délivre la fille, mais sanctifie encore la mère : Fiat tibi sicut vis ; qu'il vous soit fait comme vous le souhaitez.
Il n'est donc rien de plus efficace auprès de Dieu que la prière : et d'où vient toutefois, mes chers auditeurs, que Dieu tous les jours se montre si peu favorable à nos vœux ; que nous prions, et qu'il ne nous écoute pas, que nous demandons, et que nous n'obtenons pas ? C'est ce que je veux examiner aujourd'hui, et ce qui va faire le fond de ce discours. Sujet d'une extrême conséquence, et qui mérite une réflexion toute particulière ; car il s'agit, Chrétiens, de vous enseigner la plus excellente de toutes les sciences ; il s'agit de vous apprendre à bien user du moyen de salut le plus puissant ; il s'agit de vous faire connaître le secret inestimable et l'art tout divin de toucher le cœur de Dieu, de faire descendre sur nous les plus précieux trésors de sa grâce. Pour recevoir ce don de la prière, employons la prière elle-même, et implorons le secours du ciel par l'intercession de Marie. Ave, Maria.
Rien n'est plus solidement établi, dans la religion et la théologie chrétienne, que l'infaillibilité de la prière. Elle a une telle force, dit saint Jean Chrysostome, qu'elle rend, à ce qu'il semble, la parole de l'homme aussi puissante et même plus puissante que la parole de Dieu. Aussi puissante ; car, comme Dieu d'une parole a fait toutes choses : Dixit, et facta sunt, l'homme n'a qu'à parler et à demander, tout lui est accordé : Quodcumque volueritis petetis, et fiet vobis. Plus puissante même en quelque sorte, puisque si Dieu se fait obéir, ce n'est que des êtres créés ; au lieu que, par la vertu de la prière, tout Dieu qu'il est, il obéit, selon l'expression de l'Ecriture, à la voix de l'homme : Obediente Domino voci hominis.
Nous entendons tous les jours des chrétiens qui se plaignent de l'inutilité de leurs prières, et du peu de fruit qu'ils en retirent ; je ne m'en étonne pas. Car en quel sens disons-nous que la prière est infaillible ? nous supposons pour cela une prière sainte, une prière faite avec toutes les conditions qui la doivent accompagner, et que Dieu attend de nous, lorsque de sa part il s'engage à nous accorder tout ce que nous demanderons. Or, voilà souvent ce qui manque à nos prières. Ce sont des prières défectueuses, et quant au sujet, et quant à la forme : quant au sujet, qui en fait la matière ; et quant à la forme, qui en fait la qualité. L'apôtre saint Jacques le disait aux fidèles de son temps, et je vous le dis à vous-mêmes : Vous demandez, mes Frères, et vous ne recevez pas, parce que vous ne demandez pas bien : Petitis et non accipitis, eo quod petatis.
En effet, nous ne demandons pas a Dieu ce que Dieu veut que nous lui demandions; défaut par rapport au sujet de la prière. Nous ne lui demandons pas de la manière qu'il veut que nous lui demandions ; défaut par rapport à la forme ou à la qualité de la prière. Mais prions comme la Chananéenne. Rien de plus juste que la prière qu'elle fait à Jésus-Christ : elle lui demande qu'il délivre sa fille du démon dont elle est possédée ; rien de plus engageant : elle pratique dans sa prière toutes les vertus qui peuvent gagner et intéresser le Sauveur du monde. Prions, dis-je, comme cette femme ; sans cela, prières infructueuses : pourquoi ? ou parce que nous ne demandons pas ce qu'il faut, ce sera la première partie; ou parce que nous ne demandons pas comme il faut, ce sera la seconde. Deux leçons que j'ai à mettre dans tout leur jour. Rendez-vous-y attentifs, Chrétiens, et tâchez à en profiter.
C'est surtout de la nature des choses qu'on demande à Dieu, que dépend l'essence de la prière, et par conséquent son mérite, son efficace, sa vertu. C'est donc aussi par là, dit saint Chrysostome, que nous devons commencer à nous faire justice sur le peu de valeur et le peu d'effet qu'ont presque toutes nos prières devant Dieu ; et c'est l'admirable instruction que nous fournit d'abord l'évangile de la femme chananéenne. Car prenez garde, s'il vous plaît, et qu'il me soit permis de m'expliquer de la sorte : au lieu que cette femme prosternée aux pieds de Jésus-Christ, lui demande que sa fille soit délivrée d'un démon qui la possède, nous, par un esprit tout opposé, nous demandons tous les jours à Dieu ce qui entretient dans nos âmes le règne du démon, et même de plusieurs démons dont nous voulons être possédés. En faut-il davantage pour vous faire comprendre pourquoi le Sauveur du monde écoute cette étrangère, et lui accorde un miracle de sa toute-puissance, et pourquoi Dieu, au contraire, se rend sourd à nos vœux, et rejette communément nos prières ? Appliquez-vous, Chrétiens, aux grandes vérités que ce sujet renferme et que je vais développer, comme les secrets les plus importants de votre prédestination.
Je dis que nous demandons tous les jours à Dieu ce qui entretient dans nos âmes le règne du démon : comment cela ? c'est que dans nos prières nous demandons, ou des choses préjudiciables au salut, ou des biens purement temporels et inutiles au salut, ou même des grâces surnaturelles, mais qui, de la manière que nous les concevons et que nous les voulons, bien loin de nous sanctifier, servent plutôt à nous séduire, et à nous retirer de la voie du salut. Donnons à ceci tout l'éclaircissement nécessaire.
Nous demandons des choses préjudiciables au salut : premier obstacle que nous opposons aux miséricordes divines, et qui en arrête le cours. Car ne pensons pas, mes chers auditeurs, que pour être chrétien de profession, nous en soyons moins sujets dans la pratique aux désordres du paganisme. Or, un des désordres des païens, si nous en croyons les païens mêmes, c'était de recourir à leurs dieux, et de leur demander, quoi ? ce qu'ils n'auraient pas eu le front de demander à un homme de bien, ce qu'ils n'auraient pu demander ouvertement dans les temples et au pied des autels, sans en rougir : la mort d'un parent dont ils attendaient la dépouille, la mort d'un concurrent dont le crédit ou le mérite leur faisait ombrage, le patrimoine d'un pupille qu'ils cherchaient à enlever, et sur lequel ils jetaient des regards de concupiscence. Tel était le sujet de leurs prières ; et pour leur donner plus de poids, ils les accompagnaient de toutes les cérémonies d'un culte superstitieux ; ils y joignaient les offrandes et les sacrifices, ils se purifiaient. Cela nous semble énorme et insensé ; mais, chrétiens, en les condamnant, n'est-ce pas nous-mêmes que nous condamnons ? A comparer leurs prières et les nôtres, sommes-nous moins coupables : que dis-je, ne sommes-nous pas encore plus coupables qu'ils ne l'étaient ?
Car enfin c'étaient des païens, et ces païens n'adoraient pas seulement de vaines et de fausses divinités ; mais selon leur créance même, des divinités vicieuses et dissolues. Or, à de telles divinités que pouvaient-ils demander plus naturellement que ce qui favorisait leurs vices et la corruption de leurs mœurs ? n'était-ce pas une suite presque nécessaire de leur infidélité ? Mais nous, mes Frères, nous servons un Dieu non moins pur, ni moins saint, que puissant et grand ; un Dieu aussi essentiellement ennemi de toute injustice et de tout péché, qu'il est essentiellement Dieu ; et toutefois ce Dieu si pur, ce Dieu si saint, ce Dieu si équitable et si droit, que lui demandons-nous ? l'accomplissement de nos désirs les plus sensuels, et le succès de nos entreprises les plus criminelles. Ce n'est plus seulement un désordre, c'est, j'ose le dire, une impiété, c'est un sacrilège.
Il est vrai, et j'en conviens, que dans le christianisme nous savons mieux colorer nos prières et les exprimer en des termes moins odieux, car on a trouvé le secret de déguiser tout.
BOURDALOUE, SUR LA PRIÈRE
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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