Je sais, mes chers auditeurs, et c'est ainsi que je passe à la seconde vérité, qui, bien loin d'affaiblir la première, va plus solidement encore la confirmer ; je sais, et j'en conviens, qu'il y a eu de tout temps dans le monde des esprits singuliers, qui, prévenus de leurs idées chimériques, ont porté cette perfection de la loi chrétienne bien au-delà de ses bornes. Appliquez-vous à ma pensée ; ceci mérite votre réflexion.
Je sais que saint Augustin a observé que la perfection de l’Évangile, mal conçue et soutenue par un faux zèle, a fait naître dans la suite des siècles les hérésies les plus opiniâtres : pour descendre aux espèces particulières, je sais que dès la naissance de l’Église, il s'éleva, comme dit l'Apôtre, des sectes de parfaits et d'illuminés, qui condamnaient, ceux-là le mariage, ceux-ci l'usage des viandes, les uns la pénitence réitérée, les autres la fuite dans les persécutions ; réprouvant de leur autorité propre tout ce qui ne leur semblait pas assez saint, et s'érigeant pour cela non pas en simples réformateurs, mais en souverains et en législateurs. Je sais qu'une des illusions de Pélage fut de confondre les conseils avec les préceptes, et de prétendre, par exemple que, sans le dépouillement réel et effectif des biens temporels, il n'y avait point de salut, ne voulant pas qu'un chrétien pût rien posséder, sans tomber dans une espèce d'apostasie, et sans démentir sa profession. Je sais que par ce principe, quelques-uns même en sont venus jusqu'à troubler la société civile, traitant de désordre l'usage établi de poursuivre ses droits en justice, prenant à la lettre ce qui est écrit : Ei autem et qui aufert quœ tua sunt, ne repetas ; et sans prévoir les funestes conséquences qui suivraient de là, et les avantages qu'en tirerait une injuste cupidité, défendant à un serviteur de Jésus-Christ de redemander jamais son bien, lui fût-il même arraché par violence. Je sais, dis-je, tout cela ; et si vous voulez, je sais encore que ces fausses idées de perfection n'ont communément servi qu'à rendre la loi chrétienne méprisable aux païens, insupportable aux libertins, scandaleuse et sujet de chute aux âmes faibles et timorées ; autre remarque de saint Augustin : méprisable aux païens, qui, jugeant par là de notre religion, l'ont rejetée comme une religion extravagante, quoiqu'elle soit l'ouvrage et le chef-d'œuvre de la sagesse de Dieu ; insupportable aux libertins, qui sont bien aises, en matière d'obligations et de devoirs, qu'on leur exagère les choses, pour avoir droit de n'en rien croire et surtout de n'en rien faire, et qu'on leur en demande trop, pour avoir un prétexte de refuser tout ; sujet de scandale et de chute pour les âmes faibles, qui de ces erreurs se sont souvent formé des consciences, et à qui ces fausses consciences ont fait commettre de véritables crimes. Car voilà les effets qu'a produits cette prétendue perfection, quand elle n'a pas été mesurée selon les règles de la vraie Foi.
Mais tout cela, mes chers auditeurs, n'est point la perfection de la loi chrétienne : pourquoi ? parce qu'il n'y a rien en tout cela que la loi chrétienne n'ait désavoué et qu'elle n'ait même censuré. Comme elle s'est déclarée contre tous les adoucissements qui pouvaient altérer sa pureté, aussi n'a-t-elle pu souffrir qu'on portât trop loin la sévérité de ses préceptes, pour lui donner une fausse couleur de sainteté. Quelque apparence de réforme qu'elle ait aperçue dans l'hérésie, elle s'en est tenue inviolablement à cette grande parole : Rationabile obsequium ; afin, dit saint Jérôme, que l'infidélité la plus critique n'eût rien à lui opposer, et que la raison la plus sensée n'y trouvât rien qui pût justement la blesser.
Car, encore une fois, étudions bien cette loi, et plus nous l'approfondirons, plus elle nous paraîtra sage; soit qu'elle contredise nos plaisirs, soit qu'elle nous accorde certains divertissements honnêtes et modérés ; soit qu'elle condamne nos entreprises, soit qu'elle nous permette certains soins convenables et souvent même nécessaires ; soit qu'elle réprime notre ambition, soit qu'elle nous laisse la liberté de penser à nos besoins, et de pourvoir par des voies légitimes à notre établissement ; soit qu'elle réprouve notre luxe, soit qu'elle approuve une bienséance modeste et chrétienne : partout nous découvrirons le même caractère de sagesse. Elle est donc parfaite, mais d'une perfection qui gagne le cœur en persuadant l'esprit ; elle est parfaite, mais d'une perfection qui s'accommode à tous les états et à toutes les conditions des hommes ; elle est parfaite, mais d'une perfection qui, bien loin de causer du trouble, règle tout, corrige tout, maintient tout dans l'ordre ; elle est parfaite, mais de ce genre de perfection dont parle saint Ambroise, qui inspire une humilité sans bassesse, une générosité sans orgueil, une modestie sans contrainte, une liberté sans épanchement, retenant comme dans un juste équilibre tous les mouvements et toutes les affections de l'âme; enfin elle est parfaite, mais toujours dans l'étendue de ces deux termes, discrétion et vérité.
J'ajoute que par une disposition d'ailleurs toute divine, comme elle n'a rien d'outré dans sa perfection, elle n'a rien aussi de lâche dans sa modération. Faudrait-il insister sur ce point, si nous ne vivions pas dans un siècle où la parole de Dieu doit servir de préservatif à tout et contre tout ? Non, la loi de Jésus-Christ dans sa modération n'a rien de lâche : quelque effort qu'aient fait les hérésiarques pour la décrier sur cela, elle s'en est hautement défendue, et en a même tiré sa gloire. En vain Tertullien lui a-t-il reproché son indulgence dans le pardon des péchés; en vain a-t-il déclamé contre les catholiques, et les a-t-il appelés charnels ; en vain a-t-il représenté l’Église de son temps comme un champ ouvert à toute sorte de licence : De campo latissimœ disciplinae ; ses invectives n'ont servi qu'à marquer l'aigreur et l'amertume de son zèle, et n'ont fait impression que sur quelques esprits faibles. Il est vrai que la loi chrétienne ne désespère pas les pécheurs ; mais sans les désespérer, elle leur inspire une crainte bien plus salutaire que le désespoir ; et sans leur ôter la confiance, elle sait bien rabattre leur présomption. Il est vrai qu'en toutes choses elle ne conclut pas à la damnation ; mais sans y conclure absolument, elle ne manque pas sur mille sujets d'en proposer le danger, d'une manière à saisir de frayeur les Saints mêmes. Il est vrai que dans l'ordre des péchés elle ne condamne pas tout comme mortel ; mais à quiconque connaît Dieu, à quiconque veut efficacement son salut, elle donne une grande horreur de tout péché, même du véniel. Il est vrai qu'elle distingue les préceptes des conseils ; mais elle déclare au même temps que le mépris des conseils dispose à la transgression des préceptes, et que l'un est une suite presque infaillible de l'autre.
Or, j'avoue, Chrétiens, que parmi tous les motifs qui me persuadent la vérité de la sainte religion que je professe, il n'y en a point de plus puissant que celui-là. Saint Augustin disait que mille raisons l'attachaient à la Foi, et il en faisait un détail capable d'en convaincre les esprits les plus indociles : Multa me in Ecclesia justissime retinent. Mais pour moi, je sens que cette sagesse toute pure et toute divine de la loi de Jésus-Christ a je ne sais quoi de particulier, qui me touche et qui m'entraîne. Car je dis avec l'abbé Rupert : Puisqu'il y a un Dieu, et que les preuves les plus sensibles et les plus évidentes me le démontrent ; puisqu'il faut l'honorer, ce Dieu, par un culte propre et par l'exercice d'une religion, je ne puis manquer en embrassant celle-ci, où je découvre un fonds de sagesse et de sainteté qui ne peut venir que d'en-haut, et qui est incontestablement au-dessus de l'homme. Si c'était une sagesse profane, elle pourrait d'abord m'éblouir; mais pour peu que je voulusse m'appliquer à l'approfondir et à la bien connaître, j'y trouverais bientôt quelque faible pour m'en détromper. Il n'y a qu'une religion sage comme la nôtre, c'est-à-dire d'une sagesse toute sainte, d'une sagesse établie sur le fondement de toutes les vertus, à quoi je ne puis refuser de me rendre, parce que c'est sans contredit l'ouvrage de Dieu, et que je n'ai rien à y opposer. Je m'écrie, avec plus de sujet encore que saint Pierre : Domine, bonum est nos hic esse ; Ah ! Seigneur, c'est un bien pour moi, et un bien que je ne puis assez estimer, d'avoir connu votre loi, et de l'avoir embrassée. C'est là que je dois m'en tenir ; et pour m'y conserver, je dois être prêt, comme vos martyrs, à sacrifier ma fortune et à répandre mon sang : Domine, bonum est nos hic esse. Saint Pierre, dans le transport de sa joie, demandait à demeurer sur le Thabor ; mais parce qu'en le demandant, il ne pensait qu'à une félicité temporelle, et non point à l'éternelle béatitude de l'autre vie, l'évangéliste ajoute qu'il ne savait ce qu'il disait : Nesciens quid diceret. Pour moi, mon Dieu, je comprends parfaitement ce que je dis, et c'est avec une connaissance entière que je vous demande à demeurer toujours ferme et inébranlable dans l'obéissance et dans la pratique de votre loi : Domine, bonum est nos hic esse.
Je ne crains point de m'égarer en la suivant, parce que c'est de toutes les lois la plus raisonnable dans ses maximes et la plus sage, comme elle est encore par son onction la plus aimable et la plus douce. Nous l’allons voir dans la seconde partie.
BOURDALOUE, SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRÉTIENNE
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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