Car négliger cette lumière, beaucoup plus, la craindre et la fuir, c'est dire à Dieu que nous ne voulons pas qu'il nous prévienne de son amour, que nous ne voulons pas qu'il nous imprime la crainte de ses jugements, que nous ne voulons pas même qu'il nous donne de la confiance en lui, que nous ne voulons pas qu'il touche notre cœur, et qu'il en fasse un cœur pénitent et contrit : comment cela ? parce que, dans la doctrine de saint Augustin, la crainte de Dieu, l'amour de Dieu, la confiance en Dieu, la haine du péché, sont autant de grâces d'inspiration et d'affection, qui supposent essentiellement les grâces de lumière et de connaissance.
Du moment donc que nous renonçons par un aveuglement volontaire à cette grâce de connaissance , nous nous rendons incapables de tous les autres dons de Dieu, et de tous les sentiments qui pouvaient nous ramener à Dieu. Or, je vous demande si l'on peut rien concevoir de plus directement opposé au salut ? Prenez garde s'il vous plaît : tandis que nous avons ces connaissances qui nous règlent par rapport au salut, quelque pécheur du reste que nous soyons, Dieu agit encore dans nous ; et malgré la corruption de nos mœurs nous sommes toujours en quelque manière sous l'empire de sa grâce. D'où vient que le Sauveur disait : Marchez pendant que vous avez la lumière : Ambultate dum lucem habetis. Mais dès que cette lumière nous manque, toutes les opérations de la grâce cessent, et nous pouvons dire que nous cessons d'être nous-mêmes dans la voie du salut. Je dis plus : car non seulement ce péché d'un aveuglement volontaire nous ôte la lumière, mais il nous ôte même le désir d'avoir la lumière ; non seulement il nous fait sortir de la voie du salut, mais il nous fait perdre en quelque façon l'espérance d'y rentrer, puisqu'il est certain que le premier pas pour rentrer dans la voie du salut est de la chercher, de l'étudier, de vouloir l'apprendre.
Or, c'est à quoi ce péché a une essentielle opposition. Saint Chrysostome nous en donne la figure et la preuve dans l'exemple de l'aveugle de Jéricho. Cet aveugle eût-il jamais été guéri par le Fils de Dieu, s'il ne l'avait ardemment désiré ? non ; mais il cria, mais il pressa, mais il importuna, mais il témoigna une envie extrême de voir : Domine, ut videam : et c'est pour cela que Jésus-Christ lui rendit la vue. Nous ne faisons rien de semblable ; c'est-à-dire, nous n'avons pas même ce désir que Dieu nous éclaire, et nous ne pensons pas à l'exciter ni à le demander. Nous sommes donc dans le dernier éloignement où nous puissions être du royaume de Dieu. Je me trompe, il y a encore quelque chose de plus affreux dans ce péché; et quoi ? c'est que souvent, bien loin d'avoir cette volonté sincère d'être éclairés de Dieu, nous en avons une toute contraire ; et qu'au lieu de dire à Dieu : Seigneur, que je voie; nous nous disons secrètement à nous-mêmes, par un attachement opiniâtre à notre désordre : Que je ne voie jamais ce qui me gène, et ce qui ne servirait qu'à me troubler. Péché que je n'appelle plus simple péché, mais, si j'ose le dire, une fureur pareille à celle de l'aspic, qui, selon la comparaison du Saint-Esprit, se bouche les oreilles pour n'entendre pas la voix de l'enchanteur : Furor illis secundum similitudinem serpentis : sicut aspidis surdœ , et obturantis aures suas. Avec cette différence, dit saint Bernard, que quand l'aspic bouche ses oreilles, c'est pour conserver sa vie, au lieu que quand nous fermons les yeux à la vérité, c'est pour notre ruine et pour notre mort.
J'ai dit que ce péché seul mettait Dieu dans une espèce d'impuissance de nous sauver, et l'obligeait à nous dire, quoique dans un autre sens, ce que Jésus-Christ dit à l'aveugle dont je viens de vous proposer l'exemple : Quid tibi vis faciam ? A quoi m'obliges-tu, pécheur ? et dans l'état malheureux où je te vois, que veux-tu que je te fasse ? que je te sauve sans grâce ? cela n'est pas dans mon pouvoir. Que je te donne des grâces sans lumières ? il n'y en eut jamais de la sorte. Que par des lumières forcées je te sanctifie malgré toi ? ce n'est point l'ordre de ma providence. Que par un miracle spécial je change pour toi les lois de cette providence ? ma justice s'y oppose, et ma miséricorde même ne l'exige pas. Il faut donc, en m'accommodant à tes dispositions, que je te laisse périr, et parce que tu veux t'aveugler, que j'arrête le cours de mes grâces, puisqu'il n'y en a aucune qui te puisse convertir, tandis que tu persisteras à ne vouloir pas connaître les vérités du salut.
Je sais, Chrétiens, que Dieu peut, indépendamment de nous , pénétrer nos esprits de ses lumières. Je sais qu'il est de leur essence, en tant que ce sont des grâces, d'être produites dans nous sans nous-mêmes : In nobis , sine nobis, dit saint Augustin. Je sais qu'il ne nous est pas libre de les recevoir ou de ne les pas recevoir quoiqu'il nous soit libre, après les avoir reçues, d'en bien ou d'en mal user. Mais il est toujours vrai que, quand nous haïssons, quand nous fuyons ces lumières, nous formons tout l'obstacle à notre salut qu'une créature de sa paix y peut former ; et que, pour surmonter cet obstacle, il faudrait que Dieu employât des grâces extraordinaires, et qu'il fît un miracle de sa toute-puissance. Or, cela me suffit pour avoir droit de dire que cette espèce d'aveuglement est donc de tous les péchés le plus opposé à la conversion et au salut de l'homme.
Péché, mes chers auditeurs, où nous devons tous craindre de tomber, mais encore plus ceux qui, dominés par leurs passions, se laissent emporter au torrent du monde. Et voilà pourquoi je voudrais que tous ceux qui m'écoutent se proposassent aujourd'hui de faire tous les jours à Dieu cette prière que faisait si souvent David, et qui marquait si bien la droiture de son cœur : Revela oculos meos : Seigneur, éclairez-moi, et ouvrez-moi les yeux. Illumina tenebras meas : Seigneur, dissipez les ténèbres de mon esprit. Illustra faciem tuam super servum tuum : Faites rejaillir l'éclat de votre visage sur votre serviteur. Détrompez-moi des erreurs et des fausses maximes du siècle. Je suis aveugle, il est vrai ; mais au moins par votre miséricorde, ô mon Dieu, je ne me plais pas dans mon aveuglement, puisqu'au contraire je le déplore et que je l'ai en horreur. Je marche dans l'obscurité d'une foi languissante et imparfaite ; mais au moins je désire vos saintes lumières, je vous les demande, je suis dans l'impatience de les obtenir, je les préfère à toute la sagesse mondaine, je veux me disposer à les recevoir. Et parce que je sais que ce n'est point dans le bruit et le tumulte du monde que vous les répandez, et qu'au contraire c'est là qu'elles s'évanouissent, je veux désormais me séparer du monde ; je veux régler mes occupations et mes conversations, et en retrancher le superflu ; je veux m'occuper de vous et de moi-même, afin que dans le silence d'une vie tranquille et intérieure je puisse entendre votre voix, et profiter de vos divines instructions. Ah ! mon Dieu, changez donc et purifiez mon cœur : Cor mundum crea in me, Deus. Et comme il ne peut être réglé que par les connaissances de l'esprit, renouvelez le mien : Et spiritum rectum innova in visceribus meis. Donnez-moi cette intelligence qui fait les prédestinés et les saints : Da mihi intellectum, ut sciam justificationes tuas.
Si je vous la demande, Seigneur, ce n'est point pour me rendre plus habile dans les affaires du monde, ce n'est point pour avoir l'estime et l'approbation du monde, ce n'est point pour me distinguer et pour m'élever dans le monde : je serai toujours assez distingué, Seigneur, quand je serai devant vous et auprès de vous ; je serai toujours assez grand, quand je vous craindrai. Mais donnez la-moi pour n'ignorer rien dans ma condition de tous mes devoirs, pour savoir toutes vos volontés, et pour les accomplir. Je puis me passer de tout le reste, et je renonce même absolument à tout le reste, s'il me conduit là : Ut sciam justificationes tuas.
C'est ainsi, Chrétiens, que vous vous préserverez de ce premier aveuglement, qui de lui-même est péché. Parlons maintenant du second, qui est la cause du péché. C'est la seconde partie.
BOURDALOUE, SUR L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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