En effet, Chrétiens, être fidèle à Dieu dans l'affliction et dans la souffrance ; être constant dans son amour, tandis qu'il nous éprouve par la croix ; lui demeurer toujours uni, lorsqu'il semble nous délaisser; persévérer dans ses voies, lorsque nous n'y trouvons que des épines et des difficultés, c'est à quoi nous oblige le souvenir d'une grâce aussi précieuse que celle de notre conversion.
Mais n'avoir pour Dieu de constance et de fidélité qu'autant qu'il nous fait trouver de goût dans son service ; n'être à Jésus-Christ et ne se déclarer pour lui que lorsqu'il n'en coûte rien ; ne le suivre, comme dit saint Chrysostome, que jusqu'à la cène, et l'abandonner lâchement au Calvaire, c'est oublier qu'on a été pécheur, c'est démentir les engagements où l'on est entré par la pénitence, c'est ne payer le plus grand de tous les bienfaits que d'une reconnaissance apparente et superficielle. Ah! Seigneur, votre croix, voilà mon héritage, depuis que vous m'avez appelé à vous et réconcilié avec vous : Christo confixus sum cruci : non pas cette croix extérieure sur laquelle vous expirâtes, et dont j'honore l'image sur vos autels ; mais la croix intérieure et personnelle que j'ai à porter, cette humiliation que vous m'envoyez, cette disgrâce que je n'attendais pas, cette perte de biens qui me désole, cette maladie qui m'afflige, cette persécution que l'on me suscite. C'est en acceptant tout cela de votre main que je dois vous répondre de moi-même, et vous montrer que je suis fidèle. Toutes les autres preuves de ma fidélité sont équivoques, suspectes, douteuses ; il n'y a que la croix qui vous assure de moi, et que le bon usage de la croix qui puisse vous faire connaître que mon péché m'est toujours présent : Et peccatum meum contra me est semper.
Oui, il m'est toujours présent, pour me retracer toujours et mon indignité et votre bonté; mon indignité, après l'avoir commis, et votre bonté qui me l'a remis : Et peccatum meum contra me est semper. Il m'est toujours présent, pour m'inspirer toujours un zèle et un courage nouveau, soit dans les adversités de la vie, soit dans les pratiques de la pénitence. Quoi qu'il m'arrive par votre ordre, ou quoi que je m'impose à moi-même, mon péché, ou le pardon de mon péché, sera toujours un motif pressant qui me réveillera, qui m'excitera, qui m'encouragera à tout entreprendre pour vous, à tout endurer pour vous, à me sacrifier, s'il le faut, et à m'immoler pour vous : Et peccatum meum contra me est semper.
Cependant, Jésus-Christ mort sur la croix, où se retira Madeleine ? Autre effet de sa reconnaissance et de son amour : elle demeura, avec une invincible persévérance, auprès du tombeau de son aimable Maître. Là, quelles pensées l'occupèrent ? quels sentiments touchèrent son cœur ? quelles résolutions forma-t-elle de mourir en esprit, comme il était mort en effet ; de s'ensevelir elle-même dans une vie pénitente et obscure, comme il était enseveli dans les ténèbres et l'obscurité du sépulcre ? Combien de fois se fit-elle, pour sa propre instruction, ces divines leçons que l'Apôtre dans la suite devait faire aux premiers fidèles pour la sanctification de toute l'Eglise : Mortui estis, et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo ; Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu : Consepulti estis cum Christo ; Vous êtes ensevelis avec Jésus-Christ et en Jésus-Christ ? Contente de passer ses jours auprès de cet adorable Sauveur, elle y fût restée des siècles entiers sans ennui ; ou si quelquefois elle eût, malgré elle, ressenti les atteintes d'un ennui secret, elle eût bien su le soutenir et le surmonter ; car elle n'ignorait pas combien de temps le Fils de Dieu l'avait attendue elle-même ; combien d'années elle l'avait laissé appeler sans lui répondre, et frapper à la porte de son cœur sans lui ouvrir ; combien de rebuts elle lui avait fait essuyer par de longues et de continuelles résistances. Elle ne l'ignorait pas, et c'était assez pour la fortifier contre tous les dégoûts et toutes les horreurs que peut causer la vue d'un tombeau, et l'idée d'un mort qui y vient d'être inhumé, ou plutôt c'était assez pour la fortifier contre tous les dégoûts et toutes les horreurs de cette mort spirituelle à quoi elle s'était condamnée, et dont elle avait un modèle sensible dans le tombeau, et dans ce corps sans sentiment et sans action qui y était enfermé. Affreuse mort pour tant de femmes mondaines, qui voudraient vivre à Dieu, mais sans mourir au monde et à elles-mêmes ! Avoir un cœur, mais pour le tenir dans un dégagement parfait du monde ; avoir des yeux, mais pour les fermer à toutes les pompes du monde ; avoir des sens, mais pour se rendre insensible à tout ce que le monde a de plus flatteur et de plus doux ; être dans le monde et au milieu du monde, mais pour n'avoir plus de part à ses assemblées, à ses entretiens, à ses divertissements, mais pour y mener une vie retirée, une vie austère et mortifiée : voilà ce qui arrête tant de conversions ; ou, après de prétendues conversions, voilà ce qui fait reculer tant de faux pénitents, et ce qui les replonge dans leurs premières habitudes, malgré les plus belles espérances qu'ils avaient données et qu'on en avait conçues.
Il n'appartient qu'à l'amour de Dieu, à un amour reconnaissant, d'affermir une âme contre ces retours si ordinaires et si funestes. Mille réflexions la soutiennent, et lui font prendre le sentiment de l'Apôtre : Mihi vivere Christus est, et mori lucrum. Il est vrai, je serai dans le monde comme n'y étant plus, j'y vivrai comme n'y vivant plus : mais pour qui dois-je vivre, que pour Jésus-Christ mon Sauveur ? N'est-ce pas un gain pour moi que de mourir à tout pour lui ; et en me rendant la vie de la grâce, n'a-t-il pas bien mérité que je lui fisse un sacrifice des vaines douceurs de la vie du monde ? Mihi vivere Christus est, et mori lucrum. Il est vrai, je ne serai plus comptée pour rien dans le monde, parce que je ne serai plus de ses sociétés, de ses conversations, de ses jeux : mais ce que je dois compter par-dessus tout, et ce qui me doit tenir lieu de tout, c'est que, dégagée des liens du monde, j'en serai plus étroitement unie à mon Dieu, à ce Dieu qui m'a aimée lors même que j'étais son ennemie, à ce Dieu qui m'a recherchée lors même que je le fuyais, à ce Dieu qui, par choix et par préférence, m'a tirée de cette voie de perdition où le torrent du monde m'entraînait. Si je l'aime ce Dieu de paix, il me suffira ; et non seulement il me suffira, mais tout, hors de lui, me deviendra insipide, et mon plus grand plaisir sera de me priver pour lui de tous les plaisirs. Or, après l'insigne faveur dont je lui suis redevable, après qu'il a bien voulu se convertir à moi pour me convertir à lui, après qu'il m'a reçue entre ses bras et recueillie dans son sein, pourrais-je lui refuser mon cœur et ne lui pas rendre amour pour amour ? Mihi vivere Christus est, et mori lucrum.
Enfin Madeleine chercha Jésus-Christ ressuscité avec toute la ferveur de l'amour le plus généreux et le plus ardent. Si pour quelques heures elle avait quitté le tombeau, c'était pour préparer des parfums, et pour venir bientôt ensuite embaumer le corps de son Maître. Mais quelle surprise lorsqu'elle ne le trouva plus ! quels torrents de larmes coulèrent de ses yeux ! avec quel soin, quel empressement, quelle inquiétude, elle visita de toutes parts pour découvrir le lieu où il pouvait être ! Tulerunt Dominum meum, et nescio ubi posuerunt eum. Ah! s'écria-t-elle, on m'a enlevé mon Seigneur et mon Dieu, et je ne sais où on l'a mis. Avec quelle générosité elle s'offrit à l'enlever elle-même, si elle était assez heureuse pour le retrouver ! Et ego eum tollam. Mais y pensait-elle ? et comment eût-elle seule enlevé un corps qu'à peine plusieurs hommes ensemble auraient pu porter ? Comment ? je n'en sais rien, et peut-être n'en savait-elle rien elle-même : mais elle ne consulta point ses forces, elle n'écouta que son amour ; et l'amour se croit tout possible. Cependant, dès que Jésus-Christ qui lui parlait se fit connaître à elle, quel fut le ravissement de son âme ! avec quelle ardeur courut-elle à lui, et se jeta-t-elle à ses pieds pour les embrasser ! avec quelle promptitude alla-t-elle annoncer aux apôtres sa résurrection, devenue elle-même l'apôtre des apôtres, et ayant mérité par sa ferveur de voir avant eux le Fils de Dieu dans l'état de sa gloire !
Sainte ferveur que nous voyons encore dans les plus grands pécheurs, lorsque, de bonne foi revenus à Dieu, ils considèrent dans quel abîme ils s'étaient plongés, et par quelle miséricorde la grâce les a sauvés : grâce dont ils étaient indignes en la recevant, mais grâce qu'ils voudraient payer par mille vies après l'avoir reçue ; pourquoi ? parce qu'ils en comprennent beaucoup mieux l'excellence et le prix. Jamais saint Pierre aima-t-il plus tendrement Jésus-Christ qu'après qu'il cul été converti par ce regard favorable du Sauveur du monde qui le toucha, et qui lui fit pleurer si amèrement son péché ? Jamais saint Augustin fut-il transporté d'un amour de Dieu plus vif et plus agissant, qu'après qu'il eut entendu cette voix qui pénétra jusqu'à son cœur, et qui le dégagea de ses habitudes criminelles ? Non contents des pratiques ordinaires et des œuvres indispensables de la pénitence chrétienne, ils y ajoutent tout ce que la reconnaissance peut inspirer ; et que ne peut point inspirer un amour reconnaissant ? Le temps ne me permet pas de vous l'expliquer; car il faut finir : et d'ailleurs de ceux qui m'écoutent, les uns l'ont éprouvé, et ils le savent assez ; les autres n'en ont jamais fait l'épreuve, et peut-être ne m'entendraient-ils pas.
Quoi qu'il en soit, voilà, pécheurs, l'avantage que vous pouvez tirer de vos péchés mêmes. Ils vous ont séparés de Dieu ; mais du moment qu'ils vous sont pardonnés, ils peuvent servir à vous attacher à Dieu par un amour plus ardent, par une fidélité plus héroïque, par une piété plus fervente : Vides hanc mulierem ? Voyez-vous cette femme ? dit le Sauveur au pharisien. Quoique pécheresse publique, elle a fait pour moi beaucoup plus que vous : elle a répandu sur mes pieds les parfums les plus exquis, elle les a arrosés des ses larmes, elle les a essuyés de ses cheveux. Tout juste et tout irrépréhensible que vous êtes, ou que vous vous flattez d'être, vous n'avez rien fait de semblable. A voir le zèle de certains pécheurs convertis, les progrès qu'ils font auprès de Dieu, les communications qu'ils ont avec Dieu, il y aurait, ce semble, dit saint Augustin, de quoi piquer de jalousie les plus justes ; et, sans l'intérêt de Dieu qui leur est plus cher que leur propre intérêt, ils se plaindraient presque à Dieu même, comme le frère aîné de l'enfant prodigue se plaignait à son père. Admirable effet de la pénitence, qui peut en quelque sorte, non plus seulement l'égaler à l'innocence, mais l'élever encore au-dessus de l'innocence. C'est en ce sens et à la lettre que souvent les anges, selon l'expression de l’Évangile, se réjouissent plus de la conversion d'un pécheur que de la persévérance de quatre-vingt-dix-neuf justes. C'est ainsi que des femmes perdues, suivant la parole de Jésus-Christ, mais par un retour parfait heureusement rentrées dans la voie du salut, en précéderont, au royaume des cieux, bien d'autres dont la vie, d'abord plus innocente, aura été dans la suite beaucoup moins sainte.
Comprenons cette vérité, mes chers auditeurs.
Justes, comprenez-la pour vous humilier, mais au même temps pour vous animer. Pécheurs, comprenez-la pour vous consoler et pour vous encourager. Travaillons tous de concert, ou plutôt travaillons tous à l'envi : ce ne sera pas en vain, puisque nous pouvons tous emporter la couronne de gloire, que je vous souhaite.
BOURDALOUE, SUR LA CONVERSION DE MADELEINE
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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