Les cochers n’aimaient point les réverbères et pestaient contre eux ; en effet, les conducteurs de fiacre, les postillons de diligence et de malle-poste, y accrochaient leur fouet, et bien souvent n’emportaient qu’un manche, car la lanière entortillée autour de la corde y restait suspendue.
Pour certains enterrements d’apparat, lorsque le corbillard surmonté d’un catafalque atteignait une hauteur anormale, il fallait que la police fît enlever les réverbères et détacher les cordes. Deux fois, dans des circonstances analogues, pour des funérailles souveraines, on s’est trouvé fort empêché. Le 21 janvier 1815, lorsque l’on exhuma du cimetière de la Madeleine les restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette pour les transporter aux caveaux de Saint-Denis, on avait négligé de relever les réverbères ; le char funèbre s’accrocha dans les cordes, on eut quelque peine à le dégager. L’accident se renouvela successivement plusieurs fois ; le duc de Rovigo affirme dans ses Mémoires que la foule était très en gaîté, et que l’on ne se gêna pas pour crier en riant : A la lanterne !
Au mois de décembre 1840, lorsque l’on rapporta aux Invalides la dépouille de Napoléon Ier, toute précaution avait été prise, et l’immense cénotaphe, parti de Courbevoie, arriva sans encombre à la cour d’honneur où les vieux soldats l’attendaient ; mais, lorsqu’il fallut reconduire le char monumental aux magasins des pompes funèbres, on fut arrêté tout net par le premier réverbère que l’on rencontra ; personne n’avait pensé à faire dégager la route qui conduisait à la remise. On fut obligé de l’abandonner sur le boulevard des Invalides, où il passa la nuit.
Pendant les jours d’émeutes, et ils furent nombreux sous la restauration et le gouvernement de Louis-Philippe, les réverbères étaient le point de mire de tous ces incorrigibles gamins qu’on cherche à poétiser aujourd’hui, qui ne méritent que le fouet, et qui bourdonnent autour des émotions populaires comme des mouches autour d’un levain de fermentation. A coups de pierres, ils cassaient les verres des lanternes ; les plus lestes grimpaient sur les épaules de leurs camarades, coupaient la corde, et se sauvaient ensuite à toutes jambes pour éviter les patrouilles qui arrivaient au bruit de la lourde machine rebondissant et se brisant sur le pavé. Il suffisait parfois d’un quart d’heure à ces drôles pour mettre une rue dans l’obscurité. Si les archives de la préfecture de police n’avaient point été incendiées au mois de mai 1871, j’aurais pu dire quelle somme les gouvernements issus de 1815 et de la révolution de juillet ont eu à payer pour réparations de réverbères.
A la fin du règne de Louis-Philippe, Paris était éclairé par 2,608 réverbères fournissant 5,880 becs et par 8,600 lanternes à gaz. Une découverte scientifique exclusivement française avait donné à l’éclairage une puissance inconnue, tout en permettant de le multiplier dans des proportions que l’on croyait hyperboliques et dont nous jouissons à notre aise. Il était réservé au gaz d’apporter dans nos villes une clarté qui en fait l’ornement et la sécurité.
Maxime Du Camp, L’Éclairage à Paris, Revue des Deux Mondes, 1873