Je suis parti aux États-Unis en 1947, après avoir fait l’École des Chartes à Paris. J'avais un poste d'assistant de français et je travaillais à un doctorat d'histoire, rapidement on m'a confié des cours de littérature et je me suis trouvé confronté à des œuvres que j'avais lues, certaines d'entre elles une seule fois, certaines pas du tout. Par conséquent mon problème était : que dire aux étudiants ? J'ai l'impression qu'à cette époque-là mes classes m'apparaissaient très longues, elles devaient paraître plus longues encore à mes étudiants. Ne connaissant pas la mode littéraire de l'époque qui était la recherche de la singularité absolue de l’œuvre (on ne s'intéressait déjà qu'à ce qui distingue les œuvres les unes des autres), je suis parti d'un principe différent.
Ce qui me frappait dès le départ c'est ce qui fait que dans des langues différentes certaines œuvres se ressemblent et en particulier que ces contacts avaient trait au désir. Ce qui me frappait c'était le rapport entre ce que Proust appelle snobisme, ce que nous appelons tous snobisme, et ce que Stendhal appelle vanité.
Et je me souviens : ce qui a déclenché mon idée du désir mimétique, (ce désir imité qui n'est jamais vraiment spontané) c'est lorsque j'ai compris que chez Cervantès et chez Dostoïevski, au fond, il y avait la même chose que chez Proust et Stendhal, et parfois sous des formes plus outrées, sous des formes qui avaient un caractère psycho-pathologique.
(...)
Je pense que les cultures locales, les cultures nationales même ont perdu une bonne partie de leur fécondité.
Alors évidemment on parle de l'industrialisation comme cause, etc., et c'est peut-être vrai. Certainement ce qui se passe aujourd'hui dans le domaine de la culture a quelque chose d'inquiétant, dans la mesure où certaines formes de cultures que nous sommes habitués à considérer comme la haute culture, certaines formes littéraires par exemple, donnent l'impression de disparaître. Mais aussi, peut-être sont-elles usées ces formes ?...
Je crois que nous avons vécu sur un certain humanisme qui héritait de valeurs religieuses qui restaient vivantes et en même temps de valeurs anti-religieuses, et il y avait un certain équilibre entre les deux, ou plutôt une espèce de trêve, de moratoire. Mais, en ce moment, la culture traditionnelle, l'humanisme qui domine l'Occident depuis le 18ème siècle est en train de s'effriter vraiment, n'est-ce pas, et par conséquent, désormais, des problèmes considérables vont se poser à nous.
Moi, personnellement, je suis religieux, je pense que nous allons voir apparaître des formes renouvelées de christianisme qui resteront traditionnelles, beaucoup plus traditionnelles que les gens ne le pensent aujourd'hui, n'est-ce pas, mais qui aborderont les problèmes anthropologiques. Elles incarneront cette dimension anthropologique dont je parle, c'est-à-dire que nous en deviendrons de plus en plus conscients. Nous sommes de plus en plus conscients de certaines formes de violences culturelles, que nous refusons.
- extraits des propos recueillis par Marie-Louise Martinez le 31 Mai 1994 au CIEP à Sèvres
- en ligne sur le site Violence et Sacré : http://home.nordnet.fr/~jpkornobis/frontiere1.htm