Et lui poussa le cri qui retentira toujours, éternellement toujours, le cri qui ne s’éteindra éternellement jamais.
Dans aucune nuit. Dans aucune nuit du temps et de l’éternité.
Car le larron de gauche et le larron de droite
Ne sentaient que les clous dans le creux de la main.
Que lui faisait l’effort de la lance romaine ;
Que lui faisait l’effort des clous et le marteau ;
Le percement des clous, le percement de lance ;
Que lui faisaient les clous dans le creux de la main ;
Le percement des clous au creux de ses deux mains ;
Sa gorge qui lui faisait mal.
Qui lui cuisait.
Qui lui brûlait.
Qui lui déchirait.
Sa gorge sèche et qui avait soif.
Son gosier sec.
Son gosier qui avait soif.
Sa main gauche qui lui brûlait.
Et sa main droite.
Son pied gauche qui lui brûlait.
Et son pied droit.
Parce que sa main gauche était percée.
Et sa main droite.
Et son pied gauche était percé.
Et son pied droit.
Tous ses quatre membres.
Ses quatre pauvres membres.
Et son flanc qui lui brûlait.
Son flanc percé.
Son coeur percé.
Et son coeur qui lui brûlait.
Son coeur consumé d’amour.
Son coeur dévoré d’amour.
Le reniement de Pierre et la lance romaine ;
Les crachats, les affronts, la couronne d’épines ;
Le roseau flagellant, le sceptre de roseau ;
Les clameurs de la foule et les bourreaux romains.
Le soufflet. Car ce fut la première fois qu’il fut souffleté.
Il n’avait pas crié sous la lance romaine ;
Il n’avait pas crié sous le baiser parjure ;
Il n’avait pas crié sous l’ouragan d’injure ;
Il n’avait pas crié sous les bourreaux romains.
Il n’avait pas crié sous l’amertume et l’ingratitude.
Le goût de l’amertume dans la gorge.
Dans le gosier.
La gorge sèche et amère d’amertume.
Sèche de ravaler l’amertume.
Sèche, amère de ravaler l’ingratitude.
Des hommes.
Amère, suffoquée de ravaler.
Suffoquée des flots d’ingratitude.
Étranglée de ravaler.
Et il ne parlerait plus par (des) similitudes.
Il n’avait pas crié sous la face parjure ;
Il n’avait pas crié sous les faces d’injure ;
Il n’avait pas crié sous les faces des bourreaux romains.
Alors pourquoi cria-t-il ; devant quoi cria-t-il.
Tristis, tristis usque ad mortem ;
Triste jusqu’à la mort ; mais jusqu’à quelle mort ;
Jusqu’à faire une mort ; ou jusqu’à cette date
De la mort.
Il revoyait l’humble berceau de son enfance,
La crèche,
Où son corps fut couché pour la première fois ;
Il prévoyait le grand tombeau de son corps mort,
Le dernier berceau de tout homme,
Où il faut que tout homme se couche.
Pour dormir.
Censément.
Apparemment.
Pour enfin reposer.
Pour pourrir.
Son corps.
Entre quatre planches.
En attendant la résurrection des corps.
Jusqu’à la résurrection des corps.
Heureux quand les âmes ne pourrissent point.
Et il était homme ;
Il devait subir le sort commun ;
S’y coucher comme tout le monde ;
Il devait y passer comme tout le monde ;
Il y passerait.
Comme les autres.
Comme tout le monde.
Comme tant d’autres.
Après tant d’autres.
Son corps serait couché pour la dernière fois.
Mais il n’y resterait que deux jours, trois jours ; à cause de la résurrection.
Car il ressusciterait le troisième jour.
À cause de sa résurrection particulière et de son ascension.
À lui.
Qu’il fit avec son propre corps, avec le même corps.
Le linge de son ensevelissement ;
Blanc comme le mouchoir de cette nommée Véronique ;
Le linge blanc comme un lange.
Et que l’on entoure tout à fait comme un lange.
Mais plus grand, beaucoup plus grand.
Parce que lui-même il avait grandi.
Il était devenu un homme.
C’était un enfant qui avait beaucoup grandi.
Il serait enseveli par ces femmes.
Pieusement par les mains de ces femmes.
Comme un homme qui est mort dans un village.
Tranquillement dans sa maison dans son village.
Accompagné des derniers sacrements.
Pieusement enseveli et tranquillement par ces femmes.
Sans que personne les dérange.
Par les mains pieuses de ces femmes.
Par les doigts pieux de ces femmes.
C’est ce qu’on nommerait la descente de croix.
Parce que les Romains n’étaient pas méchants.
Tous ces Romains.
Au fond ils n’étaient pas méchants.
Ils ne cherchaient pas querelle à son corps pendu.
Et dépendu.
Ils ne feraient point des misères à sa dépouille.
Mortelle.
Ils ne chercheraient pas des disputes à ces pauvres femmes.
Aux saintes femmes.
Ni à ce vieux Joseph d’Arimathée.
Ce bon vieux.
Ce sage bon vieux.
Qui lui prêterait son sépulcre.
On peut se prêter beaucoup de choses dans l’existence.
Entre soi.
Dans son ménage.
On peut se prêter son âne pour aller au marché.
On peut se prêter son baquet pour faire la lessive.
Et son battoir.
On peut se prêter sa casserole.
Et son chaudron.
Et sa marmite pour faire bouillir la soupe.
Pour les enfants.
Pour toute la maisonnée.
Mais se prêter un sépulcre.
Ce n’est pas ordinaire.
Se prêter son sépulcre.
Son propre tombeau.
Ce vieux lui prêterait donc son sépulcre.
Ce sage vieux.
Ce vieux avisé.
Cet homme riche.
Ce vieil avisé ;
Cet homme à la barbe blanche.
Aux cheveux tout blancs.
Ce vieux sage.
Cet homme tout blanc.
Le sépulcre qu’il avait fait faire.
Qu’il s’était fait faire pour lui-même.
Puisque Dieu le père en avait décidé ainsi.
Que les jeunes mouraient souvent avant les vieux.
Et qu’il y avait tant de vieillards qui ne mouraient point.
Et que lui mourait dans la jeunesse maigre de ses trente et trois ans.
Or comme il s’était fait le soir.
Vint un certain homme riche d’Arimathée.
Nommé Joseph.
Qui lui-même était disciple de Jésus.
Celui-ci alla trouver Pilate.
Car il faut toujours demander un jour quelque chose aux puissances.
Quand on est vivant on les brave.
Le héros, le saint, le martyr les brave.
Mais quand on est mort.
Les autres ne les bravent pas pour vous dans les questions d’enterrement.
Cela prouve que ce Joseph d’Arimathée n’avait pas peur d’aller trouver les puissances.
De causer aux puissances.
Il savait parler. Il savait causer.
Évidemment c’était un homme qui savait causer.
Il n’avait pas peur de causer.
Il savait quoi dire.
Il n’avait pas peur.
Même à Pilate.
Il savait se présenter.
Celui-ci alla trouver Pilate.
Et demanda le corps de Jésus.
Alors Pilate ordonna de rendre le corps.
Ce n’était pas plus difficile que ça.
Décidément ce Pilate n’était pas un mauvais homme.
C’était un fonctionnaire.
Un préfet.
Romain.
Il n’en voulait pas particulièrement à Jésus.
Il n’en voulait pas au corps de Jésus.
Le lendemain il n’y pensait même plus.
Il n’en voulait pas personnellement à Jésus.
Il n’en voulait pas au corps de Jésus.
Il avait bien autre chose à penser.
Le lendemain il n’y pensait même plus.
Et toute l’humanité y pense éternellement.
Et ayant reçu le corps.
Joseph l’enveloppa dans un blanc linceul.
Dans un linceul propre.
In sindone munda.
Dans un linceul blanc.
Et il le plaça dans son monument neuf.
Dans son sépulcre neuf.
Posuit illud. Il le posa.
Qu’il avait fait tailler dans la pierre.
Dans le roc.
Et il roula une grande pierre.
Il fit rouler un grand rocher.
À la porte du monument.
À l’entrée du sépulcre.
Et s’en alla.
On aime à penser qu’ensuite il chercha pour son propre corps un autre monument.
Le grand tombeau de son ensevelissement.
Le saint sépulcre.
Le sépulcre de sa grande sépulture.
Il avait dit à Jean : Jean, voici votre mère.
Et voici votre fils.
Il ne pleurait point Jean, Marie et Madeleine ;
Il ne les quittait plus que de quelques années ;
Un jour ils remonteraient au séjour de son père ;
La séparation n’avait qu’un temps humain.
Charles Péguy
Le mystère de la charité de Jeanne
d’Arc
Deposition by Rogier van der
Weyden