Quand serai-je à vous, Seigneur, comme j'y puis être, comme j'y dois être, comme il m'importe souverainement d'y être, puisque c'est de là que dépend mon vrai bonheur en ce monde, et sur cela que sont fondées toutes mes espérances dans l'éternité ?
Il est vrai, mon Dieu, par votre miséricorde, que je tâche à me conserver dans votre grâce. J'ai horreur de certains vices qui perdent tant d'âmes , et qui pourraient m'éloigner de vous. Je respecte votre loi, et j'en observe, à ce qu'il me semble, les points essentiels, ou je les veux observer. Que toute la gloire vous en soit rendue, car c'est à vous seul qu'elle appartient ; et si je ne vis pas dans les mêmes dérèglements et les mêmes désordres qu'une infinité d'autres, c'est ce que je dois compter parmi vos bienfaits, sans me l'attribuer à moi-même.
Mais, mon Dieu, d'en demeurer là, de borner là toute ma fidélité, de m'abstenir précisément de ces œuvres criminelles dont la seule raison et le seul sentiment de la nature me font connaître la difformité et la honte ; de n'avoir devant vous d'autre mérite que de ne me point élever contre vous, que de ne point commettre d'offense capable de me séparer de vous, que de ne vous point refuser un culte indispensablement requis, ni une obéissance absolument nécessaire, est-ce là tout ce que vous attendez de moi ? Est-ce là, dis-je, souverain auteur de mon être, tout ce que vous avez droit d'attendre d'une âme uniquement créée pour vous aimer, pour vous servir et vous glorifier ? Cet amour qui vous est dû par tant de titres , cet amour de tout le cœur, de tout l'esprit, de toutes les forces ; ce service, cette gloire, se réduisent-ils à si peu de chose ? Qu'ai-je donc à faire, Seigneur ? Hélas ! je le vois assez ; vous me le donnez assez à entendre dans le fond de mon cœur ; je me le dis assez à moi-même, et je me reproche assez là-dessus à certains temps mon peu de résolution et ma faiblesse : car ce ne sont pas les connaissances qui me manquent, ni même les bons désirs, mais le courage et l'exécution.
Quoi qu'il en soit, ce qu'il y aurait à faire pour moi, ce serait de me détacher pleinement du monde, et de m'attacher désormais à vous uniquement et inviolablement ; ce serait de me conformer à ces âmes ferventes qu'une sainte ardeur porte à toutes les pratiques de piété que vous leur inspirez, et qui peuvent dans leur état leur convenir ; ce serait, en renonçant aux vains amusements du monde, de m'adonner, selon ma condition et la disposition de mes affaires, à de bonnes œuvres, à la prière, à la considération de vos vérités éternelles, à la visite de vos autels, au fréquent usage de vos sacrements, au soin de vos pauvres, à tout ce qui s'appelle vie dévote et parfaite ; ce serait de vaincre sur cela ma lâcheté et mes répugnances, de prendre une fois sur cela mon parti, de me déterminer enfin sur cela à suivre l'attrait de votre divin esprit, qui depuis si longtemps me sollicite, mais à qui j'oppose toujours de nouvelles difficultés et de nouveaux retardements.
Hé quoi ! Seigneur, faut-il tant de délibérations pour se ranger au nombre de vos serviteurs les plus fidèles, et, si je l'ose dire, au nombre de vos amis ? Tout ne m'y engage-t-il pas ? N'êtes-vous pas mon Dieu, c'est-à-dire n'êtes-vous pas le principe, le soutien, la fin de mon être ? ne m'êtes-vous pas tout en toutes choses ? Que d'idées je me retrace en ce peu de paroles ! plus je veux les pénétrer, et plus j'y découvre de sujets d'un dévouement entier et sans réserve. Dieu créateur et scrutateur des cœurs, voilà ce que je reconnais intérieurement et en votre présence ; mais pourquoi ne m'en déclarerais-je pas pareillement et en la présence des hommes? pourquoi n'en ferais-je pas devant eux profession ouverte ? qu'ai-je à craindre de leur part ? en voyant mon assiduité et ma ferveur dans votre service, après avoir été témoins de mes dissipations et de mes mondanités, ils seront surpris de mon changement. On parlera de ma dévotion ; on en rira, on la censurera ; mais cette censure, ou tombera sur des défauts réels, et je les corrigerai, ou tombera sur des défauts imaginaires, et je la mépriserai. Du reste, j'avancerai dans vos voies, je m'y affermirai ; et quoi qu'en pensent les hommes, j'estimerai comme le plus grand de tous les biens d'y persévérer , d'y vivre et d'y mourir.
Oui, Seigneur, c'est mon bien et mon plus grand bien, mon bien par rapport à l'avenir, et mon bien même pour cette vie présente et mortelle. Que ne l'ai-je mieux connu jusqu'à présent, ce bien si précieux, ce vrai bien ! que n'ai-je su plus tôt l'apercevoir à travers les charmes trompeurs et les frivoles enchantements qui me fascinaient les yeux ! tant que ce sera cet esprit de religion et de piété qui me conduira, quels avantages n'en dois-je pas attendre ? il amortira le feu de mes passions, il arrêtera mes vivacités et mes précipitations, il purifiera mes vues et mes intentions, il réglera mes humeurs, il redressera mes caprices, il fixera mes inconstances : car une vraie dévotion s'étend à tout cela, et de cette sorte elle me préservera même de mille mauvaises démarches, et de mille écueils dans le commerce du monde. Et en effet, dans toutes mes résolutions et toutes mes actions, cet esprit religieux et pieux me servira de guide, de conseil ; il me fera toujours résoudre, toujours agir avec maturité, avec modération et retenue, avec droiture de cœur, avec réflexion et avec sagesse. Mais surtout dans mes afflictions, dans toutes nies traverses et tous les chagrins inséparables de la misère humaine, c'est ce même esprit qui sera ma ressource, mon appui, ma consolation. Il me fortifiera, il réveillera ma confiance, il me tiendra dans une humble soumission à vos ordres; et ces sentiments calmeront toutes mes inquiétudes, et adouciront toutes mes peines.
C'est ainsi, mon Dieu, que se vérifie l'oracle de votre apôtre ; c'est ainsi que la piété est utile à tout. Mais que fais-je ? en me dévouant à vous, Seigneur, ce n'est point moi que je dois envisager ; mais je ne dois avoir en vue que vous-même. Il me suffit de vous obéir et de vous plaire ; il me suffit de glorifier autant que je le puis votre saint nom, de rendre hommage à votre suprême pouvoir, d'user de retour envers vous et de reconnaître vos bontés infinies, de vous témoigner de ma dépendance, mon zèle, mon amour. Voilà les motifs qui doivent me toucher, et que je dois me proposer. De tout le reste, je m'en remets aux soins paternels de votre providence, car elle ne me manquera pas : et m'a-t-elle manqué jusques à ce jour ? m'a-t-elle manqué dans le cours même d'une vie tiède, négligente, d'une vie sans fruit et sans mérite, où vous n'avez point cessé de m'appeler et de me représenter mes devoirs ? Or il est temps de vous répondre, et ce serait une obstination bien indigne de résister encore à de si favorables poursuites. Je me rends, Seigneur, je viens à vous, je me confie en votre secours tout-puissant ; et comme c'est par vous que je commence ou que je veux commencer l'ouvrage de ma sanctification, c'est par vous que je la consommerai.
Ah ! Seigneur, si ce n'était par vous, par quel autre le pourrais-je ? Serait-ce par moi-même, lorsque dans moi je ne trouve que des obstacles ? Toute la nature en est alarmée, et y forme des oppositions au-dessus de mes forces, à moins qu'il ne vous plaise de me seconder. Une vie plus réglée, plus retirée, plus appliquée aux exercices intérieurs, et toute contraire à mes anciennes habitudes, trouble mes passions, étonne mon amour-propre, ébranle mon courage, et me remplit d'idées tristes et déplaisantes. Grand Dieu ! levez-vous ; prenez ma défense : prenez-la contre moi-même, quoique pour moi-même. C'est contre moi-même que vous la prendrez, en me défendant de ces ennemis domestiques qui sont nés avec moi et dans moi, et qui conspirent à me détourner de la sainte résolution que j'ai formée ; mais ce sera en même temps pour moi-même, puisque ce sera pour le progrès de mon âme et pour mon salut.
BOURDALOUE, DE LA DÉVOTION : SAINTS DÉSIRS D'UNE ÂME QUI ASPIRE A UNE VIE PLUS PARFAITE, ET QUI VEUT S'AVANCER DANS LES VOIES DE LA PIÉTÉ, ŒUVRES COMPLETES