J'entends une bonne âme qui me parle de Dieu, et qui m'expose les sentiments que Dieu lui donne à la communion, à l'oraison, dans son travail et ses occupations ordinaires.
Je suis surpris, en l'écoutant, de la manière dont elle s'explique : quel feu anime ses paroles ! quelle onction les accompagne ! elle s'énonce avec une facilité que rien n'arrête ; elle s'exprime en des termes qui, sans être étudiés ni affectés, me font concevoir les plus hautes idées de l'Etre divin, des grandeurs de Dieu, des mystères de Dieu, de ses miséricordes, de ses jugements, des voies de sa providence, de sa conduite à l'égard des élus, de ses communications intérieures. J'admire tout cela, et je l'admire d'autant plus que la personne qui me tient ce langage si relevé et si sublime n'est quelquefois qu'une simple fille, qu'une domestique , qu'une villageoise. A quelle école s'est-elle fait instruire ? quels maîtres a-t-elle consultés ? quels livres a-t-elle lus ? Et ne pourrais-je pas, avec toute la proportion convenable, lui appliquer ce qu'on disait de Jésus-Christ : Où cet homme a-t-il pris tout ce qu'il nous dit ? n'est-ce pas le fils d'un artisan ? (Matth., XIII, 55.)
Ah ! mon Dieu, il n'y a point eu pour cette âme d'autre maître que vous-même et que votre esprit ; il n'y a point eu pour elle d'autre école que la prière, où elle vous a ouvert son cœur avec simplicité et avec humilité ; il ne lui a point fallu d'autres livres ni d'autres leçons qu'une vue amoureuse du crucifix, qu'une continuelle attention à votre présence, qu'une dévote fréquentation de vos sacrés mystères, qu'une pratique fidèle de ses devoirs, qu'une pleine conformité à toutes vos volontés, et qu'un désir sincère de les accomplir. Voilà par où elle s'est formée ; ou plutôt, voilà, mon Dieu par où elle a mérité, autant qu'il est possible à la faiblesse humaine, que votre grâce la formât, l'éclairât, l'élevât.
Aussi est-ce à ces âmes simples comme la colombe et humbles comme les enfants, à ces âmes pures, droites et ingénues, que Dieu communique avec plus d'abondance ses lumières. C'est avec elles qu'il aime à converser. Il leur parle au cœur et cette science du cœur, cette science de sentiment, cette science d'épreuve et d'expérience qu'il leur fait acquérir, est infiniment au-dessus de tout ce que peuvent nous découvrir toutes nos spéculations et toute notre théologie.
Que je m'adresse à quelqu'un de nos savants et que je le fasse raisonner sur ce que nous appelons vie spirituelle, vie de l'âme, vie cachée en Jésus-Christ et en Dieu : que me dira-t-il ? peut-être avec toute son habileté le verrai-je tarir au bout de quelques paroles, et sera-t-il obligé de confesser que là-dessus il n'en sait pas davantage ; ou, s'il veut s'étendre sur cette matière, il m'étalera de beaux principes et de belles maximes, mais dont je m'apercevrai bientôt qu'il n'a qu'une connaissance vague et superficielle. Dans ses raisonnements je pourrai remarquer beaucoup de doctrine, beaucoup d’esprit ; et cependant j'en serai peu touché, parce que le cœur n'y aura point de part. Deux ou trois mots qui partiraient du cœur m'en feraient plus comprendre et plus sentir que tous ses discours. Je concilierai donc avec le saint roi David : Heureux ceux à qui vous enseignez vous-même vos voies, ô mon Dieu ( Psal., XCIII, 12.) ! Tout dépourvus qu'ils peuvent être d'ailleurs des talents et des dons de la nature, vous rendez leurs langues disertes et éloquentes (Sap., X, 21.). A quoi j'ajouterai comme saint Augustin : Hélas ! les ignorants s'avancent, se sanctifient, emportent le ciel ; et nous, avec toute notre étude et tout notre savoir, nous restons aux derniers rangs du royaume de Dieu, et souvent même nous nous mettons en danger de tomber dans l'abîme éternel.
Mais n'y a-t-il pas eu des saints et de très grands saints parmi les savants ? Je sais qu'il y en a eu , et c'est saint Paul lui-même qui nous apprend que Dieu a établi dans son Eglise, non seulement des apôtres et des prophètes, mais des docteurs qui l'ont éclairée, et qui, en l’éclairant, sont parvenus à la plus haute sainteté. Donnons à leur vaste et profonde érudition toute la louange qui lui est due ; mais du reste, gardons-nous de croire que ce fut là ce qui les entretenait dans une union si intime avec Dieu. Quand il s'agissait de traiter avec ce souverain maître et d'aller à lui, ils déposaient, pour ainsi dire, toute leur science, et bien loin de l'appeler à leur secours, ils en éloignaient toute idée, et craignaient que, par un souvenir même involontaire, elle ne troublât les divines opérations de la grâce. Tout ce qu'ils savaient alors, c'était d'adorer avec tremblement, de s'abaisser sous la main toute-puissante du Seigneur, de s'anéantir en présence de cette redoutable majesté, de contempler, d'admirer, de s'affectionner, d'aimer. Ils n'avaient besoin pour cela ni d'un génie sublime, ni d'un travail assidu, ni de curieuses recherches, ni de pensées ingénieuses et subtiles ; mais il ne leur fallait qu'une simple considération, qu'une foi vive, qu'un cœur droit. Ainsi, tout savants qu'ils étaient, ils conservaient devant Dieu et dans les choses de Dieu toute la simplicité évangélique. Quoique savants, ils n'étaient point de ces prudents et de ces sages à qui le Père céleste, suivant la parole du Fils de Dieu, a caché ses adorables mystères ; mais ils étaient du nombre de ces petits à qui Jésus-Christ donnait un accès si facile auprès de sa personne, et qu'il a spécialement déclarés héritiers du royaume de Dieu.
Voilà comment ils approchaient de Dieu, remplis du même sentiment que le prophète Jérémie lorsqu'il s'écriait : De quoi suis-je capable, Seigneur, et que puis-je ? Je ne suis qu’un enfant, et à peine sais-je prononcer une syllabe (Jerem., I, 6.) ! Mais il me semble que Dieu leur répondrait intérieurement à chacun, comme à son prophète : Non, ne dites point que vous ne savez rien, et que vous n'êtes qu'un enfant. Parce que vous ne vous regardez point autrement devant moi, c'est pour cela que je vous comblerai de mes dons célestes, que je vous attacherai à moi, et que je m'attacherai à vous ; que je vous admettrai à mes entretiens les plus familiers, que je vous révélerai les secrets de ma sagesse, et que je vous mettrai dans la bouche de dignes expressions pour les annoncer ; car c'est aux petits, et aux plus petits, que ces faveurs sont réservées.
Soyons de ce nombre favori, et consolons-nous si nous sommes privés de certains mérites personnels et de certaines qualités qui brillent aux yeux des hommes. La science sans la charité peut être plus nuisible qu'utile à un savant, parce qu'elle enfle ; mais la charité sans la science peut seule nous suffire pour notre propre sanctification, parce que de son fonds et par elle-même, elle édifie. Or, cette charité si sainte et si sanctifiante, nous pouvons l'avoir sans être pourvus de grands talents naturels, ni de grandes connaissances. Nous pouvons même, dans l'état de cette enfance spirituelle, l'avoir plus aisément et la conserver plus sûrement, puisque nous sommes moins exposés à la présomption de l'orgueil, et moins sujets à nous évanouir dans nos pensées : Voyez, mes Frères, disait l'Apôtre aux Corinthiens, quelle est votre vocation : il n'y en a pas eu beaucoup parmi vous qui fussent sages selon la chair, ou puissants, ou nobles ; mais ce qui passe pour insensé devant le monde, Dieu l'a choisi pour confondre les sages ; et ce qui est faible et méprisable devant le monde, Dieu l'a choisi pour confondre ce qu'il y a de plus fort et de plus grand, afin, conclut le docteur des Gentils, que nul homme n'eût de quoi se glorifier (1 Cor., I, 29.), s'attribuant à soi-même ce qui ne vient que de Dieu, et qui n'appartient qu'à Dieu.
Un homme versé dans les sciences ou divines ou humaines a plus lieu de craindre qu'une secrète complaisance ne lui fasse dérober à Dieu la gloire de certaines lumières, de certaines vues, de certaines dispositions de l'âme, dont la grâce est l'unique principe. Quoi qu'il en soit, suivons l'avis du Sage : Cherchons Dieu dans la simplicité de notre cœur. (Sap., I, 1.)
Apprenons à l'aimer, à lui obéir, à le servir, à nous sauver : voilà ce qu'il nous importe souverainement de savoir ; voilà tout l’homme, selon le terme de l'Ecriture, et par conséquent voilà la grande science de l'homme, et où toute autre science doit se réduire.
BOURDALOUE, DE LA DÉVOTION : SIMPLICITÉ ÉVANGÉLIQUE, PRÉFÉRABLE DANS LA DÉVOTION A TOUTES LES CONNAISSANCES HUMAINES, ŒUVRES COMPLETES
Portrait de Nera Corsi Sassetti, Ghirlandaio, Santa Trinità, Florence