Faire de son devoir son mérite par rapport à Dieu, son plaisir par rapport à soi-même, et son honneur par rapport au monde : voilà en quoi consiste la vraie vertu de l'homme, et la solide dévotion du chrétien.
Son plaisir par rapport à soi-même. Je n'ignore pas que l'Evangile nous engage à une mortification continuelle ; mais je sais aussi qu'il y a un certain repos de l'âme, un certain goût intérieur que la vraie dévotion ne nous défend pas ; ou pour mieux dire, qu'elle nous donne elle-même, et qu'elle nous fait trouver dans la pratique de nos devoirs. Car quoi qu'en pense le libertinage, il y a toujours un avantage infini à faire son devoir. De quelque manière alors que les choses tournent, il est toujours vrai qu'on a fait son devoir, et d'avoir fait son devoir, j'ose avancer que dans toutes les vicissitudes où nous exposent les différentes occasions et les accidents de la vie, cela seul est pour une âme pieuse et droite la ressource la plus assurée et le plus ferme soutien. Si l’on ne réussit pas, c'est au moins dans sa disgrâce une consolation, et une consolation très solide, de pouvoir se dire à soi-même : J'ai fait mon devoir. On s'élève contre moi, et je me suis attiré tels et tels ennemis ; mais j'ai fait mon devoir. On condamne ma conduite, et quelques gens s'en tiennent offensés ; mais j'ai fait mon devoir. Je suis devenu pour d'autres un sujet de raillerie, ils triomphent du mauvais tour qu'a pris cette affaire que j'avais entamée, et ils s'en réjouissent; mais en l'entreprenant j'ai fait mon devoir.
Cette pensée suffit à l'homme de bien pour l'affermir contre tous les discours et toutes les traverses. Quoi qu'il lui arrive de fâcheux, il en revient toujours à cette grande vue, qui ne s'efface jamais de son souvenir, et qui lui donne une force et une constance inébranlables : J'ai fait mon devoir. D'ailleurs, si l'on réussit, on goûte dans son succès un plaisir d'autant plus pur et plus sensible, qu'on se rend témoignage de n'y être parvenu qu'en faisant son devoir, et que par la bonne voie. Témoignage plus doux que le succès même. Un homme rend gloire à Dieu de tout le bien qu'il en reçoit ; il en bénit le Seigneur, il reconnaît avec action de grâces que c'est un don du ciel ; mais quoiqu'il ne s'attribue rien à lui-même comme étant de lui-même, il sait du reste qu'il ne lui est pas défendu de ressentir une secrète joie d'avoir toujours marché droit dans la route qu'il a tenue, de ne s'être pas écarté un moment des règles les plus exactes de la probité et de la justice, et de n'être redevable de son élévation et de sa fortune, ni à la fraude ni à l’intrigue.
Au lieu qu'il en est tout autrement d'une âme basse et servile, qui trahit son devoir pour satisfaire sa passion. Si cet homme prospère dans ses entreprises, au milieu de sa prospérité, et jusque dans le plus agréable sentiment de ce bonheur humain dont il jouit, il y a toujours un ver de la conscience qui le ronge malgré lui, et un secret remords qui lui reproche sa mauvaise foi et ses honteuses menées. Mais c'est encore bien pis si ses desseins échouent, puisqu'il a tout à la fois le désespoir, et de se voir privé du fruit de ses fourberies, et d'en porter le crime dans le cœur, et d'en être responsable à la justice du ciel, quand même il peut échapper à la justice des hommes.
BOURDALOUE, DE LA DÉVOTION : RÈGLE FONDAMENTALE ET ESSENTIELLE DE LA VRAIE DÉVOTION, ŒUVRES COMPLETES
Anne de France présentée par Saint Jean l'Evangéliste, Le Maître de Moulins, Musée du Louvre