INSTITUTIONS LITURGIQUES : Innocent XI écrira à François de Harlay et à ses collègues de l'Assemblée
Mais on ne s'était pas arrêté là.
On pouvait se demander si les rédacteurs du Bréviaire de Paris, du Bréviaire de Notre-Dame, n'avaient pas visé à diminuer la croyance à la vérité de la glorieuse Assomption de Marie. Car pourquoi avoir retranché ces belles paroles de saint Jean Damascène, dans la sixième leçon de la fête de ce grand mystère : Hanc autem vere beatam quce Dei Verbo aures prœstitit, et Spiritus Sancti operatione repleta est, atque ad archangeli spiritalem salutationem, sine voluptate et virili consortio, Dei Filiumconcepit et sine dolore aliquo peperit ac totam se Deoconsecrapit, quonam modo mors devoraret ? Quomodo inferi susciperent ? Quomodo corruptio invaderet corpus illud, in quo vita suscepta est ? Pourquoi, le quatrième jour dans l'octave, avoir retranché les trois leçons dans lesquelles le même saint Jean Damascène raconte la grande scène de la mort et de l'assomption corporelle de la Mère du Sauveur ?
Non content d'avoir supprimé en masse le bel office de la Visitation de la sainte Vierge, qui était commun à l'Église de Paris et à plusieurs autres des plus illustres du royaume, le Bréviaire de Harlay portait ses coups sur une des plus grandes gloires de la Reine du ciel. Dans la plupart des Églises de l'Occident comme de l'Orient, la solennité du 25 mars, fondement de l'année liturgique, était appelée l’Annonciation de la sainte Vierge ; par quoi l'Église voulait témoigner de sa foi et de son amour envers Celle qui prêta son consentement pour le grand mystère de l'Incarnation du Verbe. La commission osa s'opposer à cette manifestation de la foi et de la reconnaissance. Elle craignit sans doute les dévots indiscrets, et décréta que cette fête serait désormais exclusivement une fête de Notre-Seigneur, sous ce titre : Annuntiatio Dominica. Nous verrons bientôt le progrès de cette entreprise : en attendant, que ceux-là se glorifient qui ont fait perdre à l'Église de France presque tout entière une des principales solennités de la Mère de Dieu.
3° Nous passons maintenant à ce qui regarde l'autorité du pontife romain. D'abord, François de Harlay décréta que la fête de saint Pierre serait descendue au rang des fêtes solennelles mineures ; en quoi il ne tarda pas à être imité dans plus de soixante diocèses. Les légendes qui racontaient les actes d'autorité des pontifes romains dans l'antiquité furent modifiées d'une manière captieuse, sous couleur de conserver les paroles mêmes des Pères. Nous n'en citerons qu'un exemple entre vingt ; c'est dans l'office de saint Basile. Il y est dit de ce saint : Egit apud sanctum Athanasium et ajios Orientis episcopos ut auxilium ipsi ab occidentalibus episcopis postularent. Les rédacteurs de cette légende savaient bien que par les évêques d'Occident, il faut entendre le Siège apostolique, sans lequel l'Occident n'aurait point eu ainsi le droit de recevoir l'appel des évêques de l'Orient, berceau du christianisme. On aime mieux profiter d'une expression vague qui n'exprime point clairement le dogme, que de la traduire dans le style précis, mais surtout catholique, d'une légende. Le lecteur peut voir encore celles de saint Athanase, de saint Etienne, pape et martyr, etc.
L'esprit qui animait l'archevêque de Harlay parut surtout dans la suppression de deux pièces anciennes et vénérables, mais qui offensaient à juste titre sa susceptibilité gallicane. La première est le fameux répons de saint Pierre : Tu es pastor opium, princeps Apostolorum ; tibi tradidit Deus omnia régna mundi : Et ideo tibi traditœ sunt claves regni cœlorum. Néanmoins ce répons se trouve déjà dans les plus anciens manuscrits du Responsorial de saint Grégoire, publiés soit par D. Denys de Sainte-Marthe, soit par le B. Tommasi. Mais le favori de Louis XIV, celui qui était à la veille de proclamer, dans une solennelle déclaration, la complète indépendance de la puissance temporelle à l'égard de la puissance spirituelle, pouvait-il (quelle que soit d'ailleurs la portée des paroles du répons) souffrir que l'on continuât à chanter dans les églises de la capitale du grand Roi, que Dieu a livré à saint Pierre tous les royaumes du monde, en vertu du pouvoir des clefs ? En pareil cas, un sujet fidèle doit tout sacrifier, jusqu'à l'antiquité qu'il prônera en toute autre occasion.
La seconde pièce est une antienne que l'Église chante aux secondes vêpres de l'office des saints papes. On les loue de n'avoir pas craint les puissances de la terre, pendant qu'ils exerçaient leur souverain pontificat, en sorte qu'ils sont montés, pleins de gloire, au royaume céleste. Dum esset summus Pontifex, terrena non metuit, sed ad cœlestia regna gloriosus migravit. Jamais plus beau résumé ne pouvait être fait de la vie de ces grands pontifes qui, à l'exemple de saint Pierre, n'ont point humilié devant César la royauté sacerdotale, et en ont été loués et récompensés du divin pasteur qui expose et donne sa vie pour ses brebis. Mais pour François de Harlay, tel que Fénelon et, mieux encore, l'histoire nous le font connaître, c'était là une maxime importune, et quelque peu séditieuse.
Au reste, à cette même époque, la Chaire de saint Pierre était occupée par un pape plein du sentiment de la liberté ecclésiastique, et qui se préparait à faire voir à son tour qu'il ne craignait pas les puissances terrestres. Encore deux ans, et Innocent XI écrira à François de Harlay et à ses collègues de l'Assemblée de 1682 :
" Vous avez craint là où il n'y avait pas sujet de craindre. Une seule chose était à craindre pour vous ; c'était qu'on pût avec raison vous accuser devant Dieu et devant les hommes, d'avoir manqué à votre rang, à votre honneur, à la dette de votre devoir pastoral. Il fallait avoir en mémoire les exemples de constance et de force épiscopales que ces anciens et très saints évêques, imités par beaucoup d'autres, en chaque siècle, ont, en semblable circonstance, donnés pour votre instruction... Qui d'entre vous a osé plaider devant le Roi une cause si grave, si juste et si sacrée ? Cependant vos prédécesseurs, dans un péril semblable, la défendirent plus d'une fois, cette cause, avec liberté, auprès des anciens Rois de France, et même auprès de celui-ci, et ils se retirèrent victorieux de la présence du Roi, rapportant de la part de ce prince très-équitable la récompense du devoir pastoral vigoureusement accompli. Qui d'entre vous est descendu dans l'arène pour s'opposer comme un mur en faveur de la maison d'Israël ? Qui a seulement prononcé un mot qui rappelât le souvenir de l'antique liberté ? Cependant, ils ont crié, eux, les gens du Roi, et dans une mauvaise cause, pour le droit royal ; tandis que vous, quand il s'est agi de la meilleure des causes, de l'honneur du Christ, vous avez gardé le silence !"
(Brev. Innocenta XI, 11 April. 1682. Ad Archiepiscopos, Episcopos et alios Ecclesiasticos viros in Comitiis genera-libus cleri Gallicani Parisiis congregatos.)
L'antienne dont nous parlons devait donc être sacrifiée par un prélat capable de mériter d'aussi sanglants reproches et que Dieu frappa de mort subite, sans qu'il pût offrir satisfaction convenable au Siège apostolique.
Le Bréviaire de Harlay renferme encore un grand nombre de choses étranges ; mais nous avons hâte d'en finir. Nous ne pouvons toutefois nous dispenser de mentionner ici deux changements graves dont les motifs nous paraissent au moins inexplicables. Dans le temps où ils eurent lieu, la satire s'en occupa. Nous ne ferons pas de réflexions. Le public se demanda donc par quel motif François de Harlay avait retranché, dans l'hymne du dimanche à matines, qui est de saint Ambroise et commence par ce vers : Primo dierum omnium, les strophes suivantes, qui sont pourtant le centre de cette prière ; le reste de de l'hymne n'étant que le prélude :
Jam nunc, Patenta daritas,
Te postulamus affatim,
Absit libido sordidans,
Et omnis actus noxius.
Ne fœda sit, vel lubrica
Compago nostri corporis,
Per quam averni ignibus,
Ipsi crememus acrius.
Ob hoc Redemptor, quœsumus
Ut probra nostra diluas,
Vitœ perennis commoda
Nobis benigne conferas.
Enfin, on se demanda pourquoi on avait ôté de la légende de saint Louis les belles paroles de la reine Blanche, sa mère : Fili, mallem te vita et regno privatum quam lethalis peccati reum agnoscere. Le cardinal de Noailles, dans les diverses éditions qu'il donna du Bréviaire de Harlay, s'empressa de réparer cette omission, en restituant la mémoire de cette parole si célèbre et si populaire, que la reine Blanche proféra dans une occasion d'ailleurs fort délicate.
Nous venons de donner au lecteur une idée des choses superstitieuses, fausses, incertaines, superflues, contraires à la dignité de l'Église, ou aux règles établies par elle, que François de Harlay, dans sa lettre pastorale, se proposait de faire disparaître du bréviaire. Ce début, dans la réforme liturgique, promettait beaucoup, comme l'on voit, et bientôt il ne serait plus au pouvoir des archevêques de Paris de sauver les débris des livres grégoriens, menacés dans leur intégrité par l'audace de la secte.
En attendant, le nouveau Bréviaire de Paris portait en tête l'injonction expresse et jusqu'alors inouïe, à toutes les églises, monastères, collèges, communautés, ordres; à tous les clercs tenus à la récitation de l'Office divin, de se servir de ce bréviaire, avec défense expresse et solennelle d'en réciter un autre, quel qu'il soit, tant en public qu'en particulier. Cette défense était, comme l'on voit, bien nouvelle à Paris, lorsqu'on se rappelle les termes des lettres pastorales des prédécesseurs de François de Harlay, qui laissaient l'option entre le Bréviaire romain et celui de Paris.
C'était aussi la première fois qu'on ne faisait pas de réserve en faveur des corps religieux approuvés, dont aucun n'a le droit de réciter un bréviaire diocésain. On n'avait point intention, pourtant, de déroger au privilège des réguliers, et la brochure que nous avons citée plus haut, qui fut publiée sous les inspirations de l'archevêché (on l'attribue à l'abbé Chastelain, l'un des commissaires du bréviaire.) le dit expressément ; mais on avait pensé que l'absence de toute restriction dans la formule de promulgation du nouveau bréviaire rendrait cette formule bien autrement solennelle. Elle devait frapper d'autant plus les esprits, et éblouir ou effrayer ceux qui auraient pu être tentés de résister. Il paraît cependant, comme nous le verrons ailleurs, qu'un grand nombre d'ecclésiastiques continuèrent, malgré tout, l'usage du bréviaire romain ; mais les chapitres, les paroisses, les communautés séculières, comme Saint-Sulpice, durent subir la loi. Les prêtres de la Mission, quoiqu'ils ne fussent pas un ordre régulier proprement dit, gardèrent le bréviaire romain ; mais déjà ce corps s'était étendu bien au-delà des limites du diocèse de Paris, et même des frontières du royaume.
Après avoir publié son bréviaire, en 1680, François de Harlay eut occasion de développer ses sentiments sur la liberté ecclésiastique et sur l'autorité du Pontife romain, dans l'assemblée du clergé de 1681 à 1682. Sa conduite dans cette circonstance à jamais déplorable pour l'Église gallicane, ne contribua pas à attirer les lumières de l'Esprit-Saint sur son administration. Aussitôt après l'assemblée, il se mit en devoir d'exécuter sur le missel le même travail de réforme qu'il avait entrepris sur le bréviaire. La commission dont nous avons parlé continua ses travaux, et dès le mois de novembre 1684, l'archevêque fut en mesure d'annoncer à son diocèse, par une lettre pastorale, le don qu'il lui faisait d'un nouveau missel digne de l'Église de Paris.
Nous répéterons d'abord ici, en peu de mots, ce que nous avons dit au sujet de la réforme du bréviaire. Nous conviendrons donc, avec franchise, que l'archevêque de Paris avait le droit de faire les réformes convenables aux livres de son diocèse, pourvu qu'il les fît dans l'esprit de la tradition, qui est l'élément principal de la Liturgie ; pourvu que dans ses améliorations la partie romaine de ces livres fût respectée, et que les réformes fussent autant d'applications des principes suivis dans toute l'antiquité en matière de Liturgie.
Nous n'attaquerons même pas François de Harlay dans les changements qu'il fit aux rubriques, pour les rendre plus conformes aux anciens usages parisiens, bien que ces changements ne pussent avoir lieu qu'aux dépens des rubriques romaines que ses derniers prédécesseurs avaient fait presque exclusivement prévaloir. Il y avait là du moins une possession, bien qu'interrompue durant quelque temps, et les prédécesseurs de Harlay, malgré le désir qu'ils en avaient nourri, n'avaient pu parvenir à inaugurer, sans retour, les livres purement romains dans leur église.
Mais nous ne saurions nous empêcher de protester énergiquement contre la maxime protestante qu'on n'avait pas osé avouer tout entière dans la préface du bréviaire, et qui se trouvait enfin énoncée dans celle du missel. François de Harlay disait : "Les choses qui doivent être chantées, nous les avons tirées des seules Écritures saintes, persuadés que rien ne saurait être ou plus convenable, ou plus en rapport avec la majesté d'un si auguste sacrement, que de traiter l'acte divin dans lequel le Verbe de Dieu est à la fois prêtre et hostie, au moyen de la parole à l'aide de laquelle il s'est lui-même exprimé dans les saintes Écritures."
C'était aussi le principe de Luther dans sa réforme liturgique, quand il disait : "Nous ne blâmons pas ceux qui voudront retenir les introït des apôtres, de la Vierge et des autres saints, lorsque ces trois introït sont tirés des Psaumes et d'autres endroits de l'Écriture". Depuis Luther, tous les sectaires français et flamands avaient répété à satiété leurs banalités sur l'usage de l'Écriture sainte, qui devait suffire partout, suivant eux ; et il fallait, certes, être bien aveugle, sinon sourdement complice, pour croire avoir, tout fait en signant le Formulaire contre les cinq propositions, quand on ouvrait en même temps, sur l'Église et sa doctrine, cette porte par laquelle tous les hérétiques de tous les temps sont entrés.
Quoi qu'il en soit, François de Harlay entreprit cette œuvre et la consomma ; il expulsa de l'antiphonaire grégorien, qui forme, comme on sait, la partie chantée du missel ; il en expulsa, disons-nous, toutes ces formules solennelles, touchantes, poétiques, mystérieuses, dogmatiques, dans lesquelles l'Église prête sa voix traditionnelle aux fidèles, pour exalter la majesté de Dieu et la sainteté de ses mystères. Ainsi tombèrent d'abord ces introït qui avaient, il est vrai, déjà été interdits par Martin Luther, tels que celui de la sainte Vierge : Salve, sancta Parens, enixa puerpera Regem, etc.; et cet autre qui retentit avec tant d'éclat et de majesté dans les solennités de l'Assomption, de la Toussaint, etc. : Gaudeamus omnes in Domino, diem festum celebrantes, etc. Ainsi, le verset alléluiatique des fêtes de la Sainte-Croix : Dulce lignum, dulces clavos, etc. ; celui de saint Laurent : Levita Laurentius ; ceux de saint Michel : Sancte Michael archangele, etc., et Concussum est mare et contremuit terra, ubi archangelus Michael, etc. ; celui de saint François : Franciscus, pauper et humilis, cœlum dives ingreditur, etc. ; de saint Martin : Beatus vir sanctus Martinus, urbis Turonis Episcopus requievit, etc., etc.
Dans les messes de la sainte Vierge, tant celles du samedi que celles des solennités proprement dites, le Missel de 1684 sacrifiait impitoyablement le beau et mélodieux graduel : Benedicta et venerabilis es, Virgo Maria, etc.; les versets alléluiatiques : Virga Jesse floruit, etc. ; Felix es, sacra Virgo Maria, etc. ; Senex puerum portabat, etc.; Assumpta est Maria in cœlum ; le trait : Gaude, Maria Virgo ; l'offertoire : Beata es, Virgo Maria ; la communion : Beata viscera Mariœ Virginis. Croirait-on que le zèle de l'Écriture sainte animait François de Harlay jusqu'au point de lui faire sacrifier la belle communion de saint Ignace d'Antioche, composée de ces immortelles paroles : Frumentum Christi sum; dentibus bestiarum molar, ut panis mundus inveniar. Il est vrai qu'il avait poussé la haine des prières traditionnelles jusqu'à détruire même les messes propres des saints de Paris, entre lesquelles on doit surtout regretter celle si gracieuse que la capitale du noble royaume de France avait composée, dans les âges de foi et de chevalerie, à la louange de sa benoîte et douce patronne.
Le Missel de Harlay, aussi bien que le Bréviaire, attaquait les traditions de l'Église de Paris sur saint Denys ; on peut même dire qu'il les renversait pour jamais, en déshonorant par des changements et des interpolations la populaire et harmonieuse séquence qu'Adam de Saint-Victor, au XIIe siècle, avait consacrée à la mémoire du glorieux apôtre de Lutèce.
Nous ne nous imposerons certes pas l'ennuyeuse tâche de signaler en détail toutes les mutilations auxquelles cette pièce admirable fut en proie sous les coups de la commission du missel. Nous nous bornerons à faire remarquer la barbarie avec laquelle fut sacrifié le début de cette séquence et la maladresse qui suppléa l'omission. Adam de Saint-Victor avait dit, et toutes les églises de France répétèrent :
Gaude prole, Graecia,
Glorietur Gallia
Patre Dionysio.
Ainsi la gloire d’Athènes, qui députe vers nos contrées son immortel Aréopagite, et la gloire des Gaules qui l'accueillent avec tant d'amour, sont confondues dans un même chant de triomphe. Mais maintenant que François de Harlay ne veut plus que la Grèce ait donné le jour à son saint prédécesseur, où a-t-il pris le droit de dire :
Exultet Ecclesia,
Dum triumphat Gallia
Patre Dionysio ?
Sans doute la France, et la ville de Paris en particulier, sont quelque chose de très grand dans le monde ; mais n'y a-t-il pas quelque prétention, quand on a, d'un trait de plume, refusé à la Grèce le droit de prendre une part spéciale à la fête de saint Denys qu'elle honore pourtant encore aujourd'hui, comme évêque d'Athènes, et de Paris ; de s'en aller substituer, disons-nous, à la Grèce, d'un trait de plume aussi, l'Église universelle, comme obligée de venir s'associer expressément aux gloires de notre patrie ? Exultet Ecclesia, dum triumphat Gallia. Que si l'on disait que la gloire de tous les saints appartient à l'Église entière qui triomphe en chacun d'eux, nous n'aurions garde de le contester ; mais nous demanderions si l'on est bien sûr de l'assentiment de l'Église universelle à tous ces changements, quand on sait que non seulement le Bréviaire romain, mais même les livres d'office de l'Église grecque, protestent chaque année en faveur de la qualité d'aréopagite donnée à saint Denys de Paris. Voilà bien des millions de témoignages en faveur d'une prescription auguste, et l'Église de Paris qui met tant de zèle, depuis François de Harlay, à faire prévaloir les droits de la critique aux dépens de sa propre gloire, fait ici un triste personnage. Il ne manque plus qu'une chose : c'est qu'il se rencontre quelque protestant qui vienne encore, de par la vraie science historique, nous faire la leçon, à nous autres gallicans, ainsi qu'il nous est déjà arrivé au sujet du grand saint Grégoire VII que nous avons chassé du bréviaire, comme il sera raconté en son lieu. On dit que certains écrivains catholiques voudraient pourtant, sur saint Denys, disputer l'initiative à ces huguenots.
Encore un trait sur la fameuse séquence ; ce sera le dernier. On y retrancha ce verset fameux :
Se cadaver mox erexit.
Truncus truncum caput vexit,
Quo ferentem hoc direxit
Angelorum legio.
On conçoit encore une controverse sur une question chronologique. Le sentiment des antiaréopagites s'appuie du moins sur des données historiques plus ou moins plausibles : mais si quelqu'un s'avise de contester le miracle du saint martyr portant sa tête dans ses mains, où prendra-t-il ses moyens .d'attaque ? où est l'impossibilité de ce miracle ? où sont les monuments qui le nient, ou l'infirment en quoi que ce soit ? C'était donc tout simplement un sacrifice fait à l'esprit frondeur que certains écrivains ecclésiastiques avaient fait prévaloir dans la classe lettrée des fidèles. Était-il, pourtant, si nécessaire d'avertir le peuple que le moment était venu de suspendre son respect pour les anciennes croyances ?
On avait trouvé aussi le moyen d'en finir avec les traditions de l'Église sur l'identité de sainte Marie-Madeleine avec la pécheresse de l'Évangile (tradition déjà ébranlée dans le bréviaire, ainsi que nous l'avons dit), en changeant totalement la messe romaine, dont l'introït : Me expectaverunt, l'évangile Rogabat Jesum quidam de Pharisœis, et la communion Feci judicium, étaient si gravement significatifs. Le croirait-on, si on n'en voyait encore aujourd'hui les effets ? on avait poursuivi cette tradition jusque dans la prose de la messe des morts ; on y avait changé ces mots : Qui Mariam absolvisti, en ceux-ci : Peccatricem absolvisti.
Puisque nous parlons de la messe des morts, nous dirons aussi que François de Harlay, tout en laissant subsister encore l'introït Requiem œternam, l'offertoire Domine Jesu Christe, et la communion Lux aeterna, qui sont au nombre des plus magnifiques pièces de l'antiphonaire grégorien, avait donné une messe toute nouvelle pour la commémoration générale des défunts, au second jour de novembre, et que s'il consentait à garder l’antique messe pour les funérailles et anniversaires des fidèles, c'était après avoir arbitrairement effacé le graduel et le trait grégoriens, et supprimé, dans la communion, un verset et une réclame qui formaient l'unique débris des usages de l'antiquité sur l'antienne de la communion.
Nous ne devons pas omettre non plus de signaler l'insigne audace qui avait porté les correcteurs du Missel de Harlay à supprimer toutes les épîtres que l'Église romaine a empruntées des Livres sapientiaux, pour les messes de la sainte Vierge, tant celles des fêtes proprement dites que celles de l'office votif. Déjà un pareil scandale avait eu lieu pour le bréviaire ; mais il devenait bien plus éclatant dans le missel. Par là, nous le répétons, tous les blasphèmes des protestants étaient autorisés, et en même temps une des sources de l'intelligence mystique des Écritures fermée pour longtemps. Ceux de nos lecteurs qui ne sentiraient pas l'importance de notre remarque, seront plus à même de l'apprécier quand nous en serons venu à expliquer en détail les messes du Missel romain et les traditions qui les accompagnent ; toutes choses devenues étrangères au grand nombre, depuis l'innovation gallicane.
Dans cette revue générale du Missel de Harlay, nous sommes loin d'avoir signalé toutes les témérités qui paraissaient dans cette œuvre. Elle renfermait, en outre, les plus singulières contradictions. Suivant le plan de réforme tracé dans la lettre pastorale, toutes les parties chantées du missel devaient être tirées de l'Écriture sainte; cependant les proses ou séquences qui sont bien des parties destinées à être chantées avaient été conservées. Bien plus, on en avait composé de nouvelles, entre autres, celle de l'Ascension, Solemnis hœc festivitas, celle de l'Annonciation, Humani generis. On ne craignait donc pas tant la parole de l'homme, pourvu qu'on en fût le maître. Étrange nécessité que subira la révolte jusqu'à la fin, de se contredire d'autant plus grossièrement qu'elle se donne pour être plus conséquente à elle-même !
Quoi qu'il en soit de ces honteuses et criminelles mutilations que subit la Liturgie romaine dans les livres de Paris, comme il est certain que ces mutilations n'atteignaient pas la vingtième partie de l'antiphonaire grégorien, on put dire encore, sous l'épiscopat de François de Harlay, et sous celui du cardinal de Noailles, que la Liturgie de Paris était et demeurait la Liturgie romaine ; que l'unité établie par le concile de Trente et saint Pie V, si elle avait souffert, n'avait pas encore péri. Aussi voyons-nous le docteur Grancolas dans son Commentaire sur le Bréviaire romain, publié en 1727, consacrer un chapitre entier à démontrer en détail l'identité générale du Bréviaire de Paris avec le romain.
Mais les atteintes portées à l'intégrité de la Liturgie par François de Harlay, les damnables principes qui avaient prévalu dans sa réforme, tout cela devait être fécond pour un avenir prochain. On ne s'arrête pas dans une pareille voie : il faut avancer ou reculer. L'esprit d'innovation comprimé dans le Bréviaire de Paris par la nécessité de conserver la physionomie générale de la Liturgie romaine, se jeta d'un autre côté, et alla essayer sur un théâtre plus restreint l'application de ses théories, bien persuadé que la curiosité et la manie du changement si naturelles aux Français en procureraient, en temps convenable, l'avancement et le triomphe.
L'abbaye de Cluny et la petite congrégation qui en dépendait alors sous le nom d'Ordre de Cluny, furent choisies par les novateurs pour y faire l'essai d'une réforme liturgique complète et digne de la France.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XVII, DE LA LITURGIE DURANT LA SECONDE MOITIE DU XVIIe SIECLE. COMMENCEMENT DE LA DEVIATION LITURGIQUE EN FRANCE. — AFFAIRE DU PONTIFICAL ROMAIN. — TRADUCTION FRANÇAISE DU MISSEL. — RITUEL D'ALET. — BREVIAIRE PARISIEN DE HARLAY. — BRÉVIAIRE DE CLUNY. — HYMNES DE SANTEUIL. — CARACTÈRE DES CHANTS NOUVEAUX. — TRAVAUX DES PAPES SUR LES LIVRES ROMAINS. — AUTEURS LITURGIQUES DE CETTE ÉPOQUE.