Telle fut la situation fausse dans laquelle les novateurs placèrent la Liturgie en France, qu'on les entendit eux-mêmes rendre témoignage contre leur œuvre, et s'unir aux partisans de l'antiquité qui regrettaient la perte des livres grégoriens.
Nous plaçons ici un épisode liturgique du plus haut intérêt pour l'histoire que nous écrivons. L'affaire de la légende de saint Grégoire VII est tout aussi ignorée aujourd'hui que la plupart des faits qu'on a lus dans les précédents chapitres, et nous ne donnerions au lecteur qu'une connaissance imparfaite du siècle que nous avons à faire connaître sous le rapport liturgique, si nous passions sous silence un fait d'une si haute portée.
Cet épisode étant d'une dimension considérable, nous l'avons entièrement détaché du récit principal, qu'il eût entravé d'une manière gênante ; nous ne doutons pas cependant que la grande scène que nous allons dérouler n'intéresse ceux qui auront eu le courage de nous suivre jusqu'ici.
Un des noms les plus glorieux de l'histoire est sans contredit aujourd'hui le nom du grand pontife saint Grégoire VII. Une justice tardive, mais éclatante, a été rendue à ce héros de l'Église et de l'humanité, et l'on peut même dire que sa gloire croît encore tous les jours. Pour aider à mettre dans toute son évidence ce phénomène providentiel, nous avons voulu, dans le présent chapitre, raconter une faible partie des outrages que ce grand homme, que cet admirable saint a essuyés, non de la part des protestants et des philosophes du dernier siècle (ceci serait moins instructif), mais de la part de plusieurs qui, prétendant appartenir toujours à l'Église romaine, n'ont pas craint de récuser, comme intéressé, l'auguste jugement par lequel elle inscrivait au rang des saints et proposait à la vénération universelle, ce pontife véritablement apostolique.
Il est bon que certains faits caractéristiques d'une époque, et propres à montrer en action certains principes, soient impartialement enregistrés et publiés, dans la crainte que ces mêmes faits, venant à se perdre, les leçons importantes qu'on en peut tirer ne soient en même temps perdues. Que si quelque défaveur devait, de nos jours encore, poursuivre celui qui ose plaider une pareille cause nous l'acceptons d'office, tout indigne que nous en sommes, et nous nous levons sans crainte pour venger celui qui,avec son auguste prédécesseur saint Grégoire Ier, est et demeurera le plus grand des Papes que l'ordre bénédictin ait fourni à l'Église.
Nous oserons dire ici quelque chose des motifs personnels qui nous obligent à défendre et à honorer la mémoire de saint Grégoire VII. Si nos lecteurs se souviennent que ce grand Pontife, moine de Saint-Pierre-de-Cluny, est une des gloires de la France bénédictine, qu'avant de monter sur la Chaire de saint Pierre, il occupa le siège abbatial de l'insigne monastère de Saint-Paul extra mœnia Urbis, ils comprendront la nature des sentiments que nous dûmes éprouver lorsqu'en 1837, appelé, malgré notre indignité, par le souverain Pontife Grégoire XVI, successeur de Grégoire VII et enfant de saint Benoît, à recueillir la succession des abbés de Cluny, nous émettions notre profession solennelle entre les mains de l'abbé de Saint-Paul, successeur, lui aussi, de l'héroïque Hildebrand. Puisse le glorieux Pontife, devenu si particulièrement notre père, allumer dans notre faible cœur quelques étincelles de son ardent amour pour l'Église de Jésus-Christ, et nous donner quelque part à cette complète abnégation avec laquelle il la servit toujours !
Nous ne donnerons point ici l'histoire de saint Grégoire VII. Elle est écrite partout ; dans ses admirables lettres conservées en si grand nombre par les soins d'une Providence toute particulière ; dans ses œuvres généreuses qui ont sauvé l'Église, et sur lesquelles elle s'appuie encore aujourd'hui ; dans les récits pleins d'admiration et, certes, aussi de désintéressement que lui consacrent aujourd'hui tant d'écrivains non suspects. Tout le monde la sait aujourd'hui cette histoire. Nous nous proposons donc seulement ici de traiter la question liturgique de saint Grégoire VII, c'est-à-dire, le culte décerné par l'Église à cet illustre pontife, et les divers incidents qui se sont rencontrés dans son établissement et dans son progrès.
L'idée de la haute sainteté de Grégoire VII était déjà répandue en son vivant, et ne fit que s'accroître après sa mort. En vain les schismatiques fauteurs de l'empereur Henri IV, ayant à leur tête le fougueux Bennon, archi-prêtre cardinal de l'antipape Guibert, s'efforcèrent de flétrir sa mémoire : en vain, pour expliquer la supériorité de son génie, ils l'accusèrent d'avoir commerce avec Satan, au point, disaient-ils, que lorsqu'il agitait ses manches, des étincelles de feu tombaient avec abondance ; en vain, ils le traitèrent de faux prophète et l'accusèrent de n'avoir point assez ménagé l'empereur ; le silence qu'ils gardent sur ses mœurs n'en atteste que plus énergiquement, suivant la remarque de Fleury lui-même (Hist. ecclés., livre 63, XXIV.), l'intégrité morale du saint pape et la haute estime qu'on faisait de sa vertu.
Du reste, le témoignage des hommes pieux qui l'avaient connu ne manqua point à sa défense. Le courageux saint Anselme de Lucques, son ami fidèle, vengea sa mémoire dans le livre qu'il a dirigé contre l'anti pape Guibert. Saint Pierre Damien, qui l'avait connu durant de longues années, le qualifie un homme très pur et très saint dans ses conseils. Saint Alphane, archevêque de Salerne, dans une Ode remplie de la plus mâle poésie, le compare aux saints Apôtres. Le B. Victor III qui, après avoir professé comme lui la règle de saint Benoît, fut son successeur sur la Chaire de saint Pierre, atteste qu'il illustra l'Église du Christ autant par ses exemples que par ses vertus. Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry ; saint Gébehard, archevêque de Salzbourg, et un autre saint Gébehard, évêque de Constance, tous personnages contemporains, s'unissent à ceux que nous venons de nommer avec un accord admirable ; en sorte que l'on trouverait difficilement un saint dont la sainteté soit attestée par un si grand nombre de saints contemporains. Il semble que la sagesse divine, prévoyant les outrages dont il devait être l'objet, se soit plu à entourer son nom des plus augustes témoignages, préparant ainsi à l'avance la meilleure de toutes les réponses aux blasphèmes qui devaient plus tard être proférés.
Consultons maintenant les historiens contemporains de Grégoire VII, et recueillons les expressions par lesquelles ils terminent le récit de ses travaux et de ses tribulations. Le premier que nous citerons est Paul, chanoine de Bernried, qui écrivit, vers 1131, la vie du saint pape :
" Ainsi, dit-il, rempli de la grâce septiforme, l'esprit du septième Grégoire qui avait repris le monde et ses princes sur le péché, l'injustice et le jugement, fortifié de la nourriture divine qu'il venait de recevoir, s'élançant dans la voie céleste, et porté, comme Elie, sur le char de feu à cause de son zèle pour les intérêts divins, dans le jour même consacré à la mémoire d'Urbain, son prédécesseur, augmenta d'une manière excellente l'allégresse de ce saint pontife et celle de tous les Bienheureux qui, avec le Christ, se réjouissent dans la gloire du ciel ; en même temps qu'il laissait abîmée, dans une douleur profonde, l'Eglise qui poursuit sur la terre son pèlerinage."
« A la mort de Grégoire, dit Bertold, également contemporain, dans sa chronique, les fidèles des deux sexes furent dans le deuil, mais principalement les pauvres ; car il était le très-zélé docteur de la religion catholique, et le défenseur le plus intrépide de la liberté ecclésiastique. Il ne voulut pas que l'ordre du clergé restât avili aux mains des laïques, mais qu'il occupât, au contraire, le premier rang, par la sainteté des mœurs comme par sa dignité sacrée."
« Cependant, dit le poète Domnizone, témoin de l'événement, des cris de douleur se font entendre; ils sont causés par le trépas du pontife Grégoire, que le Seigneur Christ vient d'enlever aux cieux, sept jours avant la fin de mai. Les moines le pleurent, parce qu'il était moine lui-même ; les clercs sont dans les larmes, et plongés dans le deuil sont aussi les laïques dont la foi est pure de tout contact avec les schismatiques."
Hugues de Flavigny, dans sa précieuse Chronique, termine ainsi l'histoire de notre grand pontife, qui l'avait honoré de son amitié : "Ainsi, martyr et confesseur, l'an de l'Incarnation du Seigneur mil quatre-vingt-cinq, il rendit son âme au Créateur."
Tel apparaît le jugement des contemporains de Grégoire dans les diverses relations qu'ils nous ont laissées de sa vie et de ses actes. Il est clair, d'après cela, que la vénération publique ne devait pas tarder à se manifester envers lui, et à préparer les bases de ce culte immémorial que plus tard le Siège apostolique devait reconnaître et sanctionner.
Au reste, les prodiges qui, plus d'une fois pendant sa vie, avaient rehaussé la grandeur de ses actions, éclataient encore à son tombeau. Paul de Bernried les rapporte avec toute l'autorité et aussi la simplicité d'un témoin oculaire. Lambert de Schafnabourg, qui ne conduit sa chronique que jusqu'à la quatrième année de Grégoire, atteste l'existence de faits miraculeux qui servaient, dit-il, puissamment à confondre les ennemis du saint pontife. Orderic Vital, dans son Histoire ecclésiastique, parle, comme d'un fait avéré, de la guérison de plusieurs lépreux au moyen de l'eau qui avait touché le corps de Grégoire. Enfin, on peut voir sur cet article la discussion assez brève, mais lumineuse, de Benoît XIV, en son traité de la Canonisation des Saints.
Mais croirait-on que des écrivains catholiques aient pu se rencontrer, dans ce siècle même, qui ont tiré scandale des épreuves par lesquelles la divine justice purifia l'âme de son serviteur, et dont la foi vacillante n'a pas vu toute la portée de ces adversités précieuses qui, en sauvant la sainte cause de la liberté de l'Église, assuraient au pontife expirant la récompense et la mémoire des martyrs. J'ai aimé la justice et j'ai haï l'iniquité ; c'est pourquoi je meurs dans l'exil ! disait Grégoire sur son lit de mort. Mais le Sauveur lui-même, qui avait passé en faisant le bien, et guérissant toute langueur et toute infirmité, ne s'est-il pas senti abandonné de son Père, au point qu'il criait : Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous délaissé ? Cependant ses ennemis, témoins de son agonie, disaient en branlant la tête : S'il est le Fils de Dieu, qu'il descende de la Croix. Ils croyaient peut-être que le salut du monde pouvait s'opérer sans l'immolation de la Victime. Ceux dont nous parlons ne savaient pas non plus apparemment que la liberté ecclésiastique ne pouvait être sauvée sans qu'il en coûtât la vie et l'honneur de son défenseur. Grégoire devait succomber pour le salut de plusieurs ; son nom devait donc être maudit ; car le disciple n'est point au-dessus du maître (Matth., X, 24.).
Qu'on ne nous dise donc plus : "La cause de Grégoire VII n'était pas celle de Dieu car ses entreprises hardies ne reçurent point la consécration du succès". Nous, nous répondrons par ces paroles du grand Baronius, qui terminent le récit de la mort sublime de notre héros :
" Ainsi, c'est par des persécutions sans fin, des angoisses de tout genre, souvent même par le meurtre de ses prêtres, que l'Église reçoit une heureuse paix, que la liberté ecclésiastique s'acquiert et se consolide, que le salut des âmes est opéré. Ainsi, le Christ a instruit ses pontifes à combattre et à vaincre, lui dont les souffrances et les infirmités font la force et le courage des fidèles, lui dont la mort est leur vie. Je me trompe, ou l'expérience des siècles a démontré jusqu'au temps présent que c'est aux travaux de Grégoire qu'il faut rapporter et les investitures des églises arrachées aux mains des Princes, et la libre élection des pontifes romains restituée, et la discipline ecclésiastique relevée de ses ruines, et tant d'autres avantages innombrables assurés à l'Église."
Oui, certes, Grégoire a été vaincu suivant la chair ; comme le Fils de l'Homme, il s'est vu n'ayant pas où reposer sa tête ; il s'est éteint dans l'humiliation, tellement que les hommes l'ont réputé frappé de la main de Dieu ; mais pour lui aussi, la mort, d'abord victorieuse, est demeurée ensevelie dans son triomphe. Son nom, sa gloire, ses mérites ont inspiré, ont soutenu dans la défense laborieuse des libertés ecclésiastiques, non seulement l'incomparable Thomas de Cantorbéry, dans sa lutte contre un roi d'Angleterre, mais tant d'illustres papes qui ont su se poser comme un rempart pour la maison d'Israël ; Pascal II contre l'empereur Henri V ; Innocent IV contre Frédéric II ; Boniface VIII contre Philippe le Bel ; Grégoire XIII, Sixte-Quint, Grégoire XIV et Clément VIII, contre Henri de Bourbon ; Innocent XI contre LouisXIV ; Clément XIII contre les cours de Madrid, de Lisbonne, de Naples, de Parme ; Pie VII contre Napoléon ; Grégoire XVI contre Frédéric-Guillaume.
Nous venons d'entendre le témoignage des historiens contemporains, sur l'opinion de sainteté qui environnait Grégoire VII durant sa vie, et après sa mort ; suivons maintenant à travers les siècles les différentes manifestations de cette persuasion qui, plus tard, devaient motiver le jugement infaillible du Saint-Siège.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXI : SUITE DE L'HISTOIRE DE LA LITURGIE, DURANT LA PREMIERE MOITIÉ DU DIX-HUITIÈME SIECLE. — AFFAIRE DE LA LEGENDE DE SAINT GRÉGOIRE VII