L'heure de la lutte décisive n'était pas venue et, à vrai dire, le champion de la Liturgie romaine n'était pas encore prêt.
Onze années s'écoulèrent avant que l'abbé Guéranger reprît sa thèse, onze années d'études, de prières, de rudes souffrances, et par là même de préparation à l'œuvre que Dieu lui réservait. En 1833, le jeune prêtre se retirait à l'ancien prieuré de Solesmes ; et là, avec le concours de quelques hommes de foi, il entreprenait de rendre à la France l'ordre bénédictin, détruit chez nous par la Révolution.
Cette généreuse résolution le vouait pour toujours au service liturgique, œuvre principale et centre de la vie du moine bénédictin. Mais jusque dans l'ordre de Saint-Benoît, les traditions avaient été foulées aux pieds. La congrégation de Saint-Maur, rejetant les livres romains que son saint patron avait le premier apportés en France, s'était donnée, au XVIIIe siècle, une Liturgie dans le goût du temps, que l'on avait proclamée un chef-d'œuvre ; la réputation de cette compilation s'était étendue au-delà de la France ; on la vantait en Italie, et au moment où le prieuré de Solesmes se repeuplait, les bénédictins de Hongrie faisaient réimprimer le Bréviaire de Saint-Maur et le substituaient dans leurs monastères au Bréviaire romano-monastique.
Réagissant contre ces pernicieux exemples, Dom Guéranger établit à Solesmes la Liturgie romaine le 11 juillet 1833, jour de l'installation canonique de sa petite communauté. Il rentrait ainsi de plein droit dans la portion la plus sacrée du patrimoine bénédictin. De saint Grégoire le Grand à saint Grégoire VII et au delà, les pontifes qui ont façonné la Liturgie romaine ont été presque tous des fils de saint Benoît, et si le patriarche du Cassin a prescrit dans sa Règle une forme particulière de l'office divin, les seules différences essentielles entre les usages monastiques et les romains sont la distribution du Psautier et le nombre des leçons ; et les moines bénédictins n'ont jamais eu d'autres responsoriaux ni d'autres antiphonaires que ceux de l'Eglise romaine, accrus de nombreuses pièces de leur composition.
Rempli, dès le premier jour, avec surabondance de l'esprit de son état, le jeune prieur de Solesmes ne se contentait pas d'apporter à l'office divin une attention toujours éveillée et un saint enthousiasme ; mais, grâce à cette puissance de synthèse qui était un des caractères principaux de son génie, il savait ramener à la Liturgie comme à un point central les études qu'il poussait avec une infatigable ardeur dans toutes les directions de la science ecclésiastique. La théologie dogmatique et mystique, le droit canonique, l'histoire et la littérature, l'esthétique l'aidaient tour à tour à découvrir les mystères des rites sacrés, à saisir jusque dans les moindres détails le sens des formules, que le missel et le bréviaire faisaient passer sous ses yeux. Depuis les plus minutieuses questions de rubriques jusqu'aux arcanes de la théologie et de la symbolique du sacrifice de l'Agneau immaculé, la science liturgique dans son ensemble lui devint promptement familière, et nous osons dire qu'aucun moderne ne l'a possédée au même degré. D'autres ont eu peut-être autant et plus l'érudition sur des points de détail, mais personne n'a compris et expliqué comme lui le mystère toujours vivant, toujours opérant de la Liturgie.
La Liturgie, en effet, n'était pas pour Dom Guéranger le but de curieuses recherches, l'objet d'une science plus ou moins aride et humaine : c'était l'instrument de la prière incessante, de la profession de foi et de la louange de l'Église, l'organe principal de sa vie, la voie mystérieuse de communication entre le ciel et la terre, le moyen principal de la sanctification des âmes. L'année ecclésiastique se présentait à lui comme la manifestation de Jésus-Christ et le renouvellement périodique de ses mystères dans l'Église. Le rôle du liturgiste tel qu'il le comprenait, était de suivre avec attention ce mouvement sans cesse renaissant, d'en saisir toutes les formes extérieures, de les expliquer soigneusement afin d'aider les âmes à en recueillir la grâce. Les sacrements et les sacramentaux lui apparaissaient de même comme les canaux mystérieux par lesquels la vie divine arrivait du ciel sur la terre ; et le moindre détail de leur histoire ou de leur célébration prenait à ses yeux l'importance d'un fait surnaturel. Ainsi envisagées, les études liturgiques étaient avant tout, pour Dom Guéranger, une préparation à la prière et aux fonctions sacerdotales ; l'amour de Dieu et de l'Église, le zèle pour sa propre sanctification et le salut des âmes, devenaient les mobiles qui soutenaient son ardeur dans ses recherches incessantes et pénibles.
Tel était l'esprit qu'il s'efforçait d'inspirer à ses disciples, leur répétant sans cesse que le service liturgique étant leur première obligation, ils ne pouvaient être de véritables enfants de saint Benoît qu'à condition de le célébrer non seulement avec ferveur, mais avec une pleine intelligence de ses mystères. Il voulait qu'ils eussent comme lui une piété à l'antique, avide des aliments qu'offre directement la main de l'Église et n'acceptant les autres qu'avec réserve et par surcroît. Cette direction donna dès le premier jour à l'humble communauté qui se formait à Solesmes, au milieu de difficultés incessantes, un caractère à part, et fut le principe de cohésion et de vie auquel elle dut de subsister et de grandir malgré de rudes épreuves.
La conséquence nécessaire d'un pareil enseignement était de placer les études liturgiques au premier rang parmi les travaux des moines de Solesmes. Cette direction, donnée à la naissante famille bénédictine par son chef, reçut la sanction suprême de l'autorité apostolique par le bref Innumeras inter de Grégoire XVI, qui établit canoniquement la Congrégation de France, érigea Solesmes en abbaye et conféra la dignité abbatiale à Dom Guéranger, le 1er septembre 1837. Dans cet acte solennel, le Souverain Pontife, après avoir déclaré que la nouvelle Congrégation avait pour objet de restaurer la pratique de la Règle de Saint-Benoît en France et de secourir les âmes désireuses de la vie monastique, ajoutait qu'après ce but suprême, elle devait travailler à ranimer, dans la mesure de ses forcés, la science de l'antiquité ecclésiastique et spécialement les saines traditions de la Liturgie près de s'éteindre, Sanas sacrœ Liturgiœ traditiones labescentes confovere.
Dom Guéranger inscrivit ces paroles comme épigraphe en tête de ses Institutions liturgiques, et les rappela souvent, à bon droit, dans le cours de sa polémique, quand on lui reprocha de soulever sans mission des controverses inopportunes. Par l'acte apostolique du Ier septembre 1837, Grégoire XVI n'avait certainement pas eu le dessein de provoquer en France une révolution liturgique, que personne à Rome n'osait espérer ; mais il donnait réellement à la Congrégation bénédictine de France et à son chef le mandat de travailler à la propagation et à la défense des vrais principes de la science liturgique, et il accordait d'avance à leurs efforts cette bénédiction de saint Pierre dont l'efficacité dépasse toute prévision humaine, parce qu'elle est la bénédiction même de Jésus-Christ.
Dom Guéranger, de son côté, était un de ces serviteurs que Dieu aime à employer pour ses grands desseins. "C'était, pouvons-nous dire avec l'évêque de Poitiers, l'homme de la perfection évangélique, vivant de la vie de l'Eglise et tenant toutes les avenues de son âme ouvertes aux vouloirs divins. Dégagé des souillures du siècle, il était ce vase sanctifié et consacré dont le Seigneur use selon l'utilité et qui est prêt à toute bonne œuvre : erit vas sanctificatum, et utile Domino, ad omne opus bonum paratum". (Oraison funèbre du T. R. P. Dom Guéranger par Monseigneur Pie, évêque de Poitiers)
C'est là, c'est-à-dire dans l'ordre mystérieux de la grâce et de la toute-puissance divine, et non pas dans des vouloirs humains, qu'il faut chercher le principe de l'heureuse révolution, qui a renouvelé la face de nos églises de France.
DOM ALPHONSE GUÉPIN, M. B.
Abbaye de Solesmes, 1er novembre 1877.
Préface à la nouvelle édition de 1878 des INSTITUTIONS LITURGIQUES de DOM GUÉRANGER