Qu'on s'imagine l'effet que dut produire l'apparition d'un pareil ouvrage dans les premières années du siècle rationaliste.
Il en fut tiré plusieurs éditions, et bien qu'il ne fût lui-même que le résultat des doctrines de l'école française du XVIIe siècle, il influa comme cause sur l'époque qui le vit paraître au jour. Désormais, on ne pouvait plus faire attention au symbolisme de la Liturgie, sans courir le risque de passer pour vide de science ou pour un homme attaché aux imaginations mystiques des bas siècles.
Les livres liturgiques, refaits de toutes parts d'après un type conçu par ces hommes sans tradition ni symbolisme, n'avaient plus en effet de mystères à garder ; les cérémonies, devenues de simples usages tout humains, n'avaient bientôt plus d'autre importance dans l'Eglise qu'elles n'en ont dans les cours et les assemblées séculières ; l'Église catholique, se vidant peu à peu de ses mystères, tendait à ne plus devenir qu'un temple où, comme nous allons voir tout à l'heure, on n'entendrait plus une langue sacrée. En voilà plus qu'il n'en faut pour expliquer comment il advint que la France, pays où la science liturgique avait été cultivée encore avec tant d'éclat dans la seconde moitié du XVIIe siècle, vit cette science pâlir et s'éteindre dans le siècle suivant.
Si quelques écrivains doivent encore se montrer à nous comme les dignes anneaux de la grande chaîne que nous avons déroulée jusqu'ici avec tant de complaisance, nous aurons le bonheur de pouvoir signaler en eux le zèle de la maison de Dieu, et une généreuse opposition aux scandales de leur temps. Parmi eux, nous désignerons tout d'abord comme adversaires de D. Claude de Vert et du naturalisme dont il fut l'apôtre, l'illustre prélat Joseph Languet, et le P. Pierre Le Brun, de l'Oratoire, dans son excellente Explication de la messe.
Languet n'était point encore monté sur le siège de Sens, du haut duquel nous l'avons vu foudroyer, avec tant de zèle et de doctrine, les innovations du Missel de Troyes, lorsqu'il dénonça aux catholiques les honteuses et sacrilèges tendances du système de dom de Vert. Ce fut en 1715, au moment même où il allait être appelé par Louis XIV au siège de Soissons, qu'il déposa ses réclamations en faveur des traditions liturgiques, dans un ouvrage assez court, mais substantiel, intitulé : Du véritable esprit de l'Église dans l'usage de ses cérémonies, ou Réfutation du Traité de dom de Vert. Ce livre est écrit avec chaleur, comme il convenait au sujet et aux périls que courait la doctrine. C'était bien là le cas de répéter ce que Bossuet avait dit avec raison dans une autre circonstance, qu'il ne s'agissait de rien moins que de la Religion tout entière.
" C'était une de ces occasions, dit Languet, dans sa préface, où le lévite doit s'armer, sans égard, pour défendre le sanctuaire du Seigneur qu'on a entrepris de dépouiller de sa beauté, en défigurant ses mystères ! On ne pouvait se borner à une réfutation froide et à des preuves languissantes, en écrivant contre un homme qui impose par son air décisif, par les applaudissements qu'il donne à ses frivoles conjectures, et par le ridicule qu'il semble vouloir répandre sur ce que nos cérémonies ont de plus respectable. Le monde, d'ailleurs, est plein d'esprits forts qui, ennemis du mystère, autant que du prodige, et de tout ce qui peut en quelque manière captiver la raison, reçoivent avec avidité les maximes qui paraissent favoriser leur incrédulité. Le mépris des allusions pieuses des rubricaires réjouit ces incrédules. Ils s'en autorisent dans les railleries qu'ils en font, et c'est avec joie qu'ils croient trouver de quoi justifier à eux-mêmes le peu de cas qu'ils ont coutume de faire de tout ce qu'on appelle mystique, ou symbole, qui ne sert qu'à nourrir la piété. Il faut les détromper, ou les confondre. Il faut arracher les armes à celui qui leur en a fourni, et faire sentir tout le ridicule de ses principes. Comment le peut-on faire sans employer cette vivacité de style qu'une juste indignation inspire, et qui ne sert qu'à donner plus de jour et de grâce à la vérité ? Si l'auteur te qu'on attaque est mort, son livre ne meurt point. Il vit entre les mains du public. Les hommes avides de la nouveauté en ont déjà épuisé deux éditions. Non seulement les incrédules s'en autorisent, mais les hérétiques même et croient y trouver de quoi s'armer contre nous, et de quoi insulter à nos théologiens et à nos mystiques. Ce n'est pas avec une réfutation languissante qu'on vient à bout de détruire les préventions, de confondre les esprits forts, de désarmer les hérétiques, et de réveiller le zèle de ceux qui aiment la religion."
La discussion de Languet est lumineuse et concluante ; mais l'espace nous manque pour analyser son travail. Nous nous bornerons donc à relater ici quatre points principaux auxquels il ramène toute la question, et qu'il se propose, dans sa préface, comme l'objet de toute sa démonstration, savoir :
" Premièrement, que de tout temps l'esprit de toutes les religions du monde et en particulier celui de l'Église de Jésus-Christ, a été d'instituer des cérémonies par des raisons de culte et de symbole, et que c'est par cette vue que l'Église a institué la plupart des siennes.
" 2° Que si, dans l'administration des sacrements, ou dans la solennité des offices de l'Église, il y a quelques cérémonies qui ne doivent leur origine qu'à la nécessité, ou à la bienséance, il y en a du moins autant, et même encore plus, qui n'ont d'autres raisons d'institution que cet esprit allégorique et symbolique, que M. de Vert ne peut souffrir.
" 3° Que lorsque l'Église a retenu des cérémonies qui doivent leur première origine à la nécessité, elle ne l'a pas fait par hasard, ou par pure habitude, mais parce qu'elle a vu que les fidèles pourraient tirer du fruit des sens figurés et instructifs qu'elle y avait attachés.
" 4° Que plusieurs de ces sens allégoriques, ou symboliques, ne doivent point être regardés comme des idées pieuses de quelques mystiques ; mais qu'ils sont adoptés par l'Église entière, par la tradition la plus ancienne, et confirmés par le langage de tous les auteurs ecclésiastiques."
Telle est la synthèse de Languet sur le symbolisme ; on peut l'étendre sans doute à de plus vastes proportions ; mais telle qu'elle est, il eût été grandement à désirer que les Français, au XVIIIe siècle, s'y fussent tenus. Ce n'est pas une médiocre gloire à Languet d'avoir élevé la voix dans cette circonstance, en faveur des antiques traditions de notre culte, qu'il devait bientôt défendre sur un autre terrain. Ce grand prélat vit d'un coup d'œil tous les plans de la secte janséniste, et ne se lassa jamais de dénoncer au peuple fidèle les manœuvres diverses qu'elle essaya ; que sa mémoire demeure donc à jamais en vénération à tous les vrais catholiques !
Pendant que les jansénistes de France tendaient des pièges honteux à la simplicité des fidèles et inoculaient sourdement le génie du calvinisme par des changements dans l'antique Liturgie, par le mépris déversé sur l'élément mystique des cérémonies, par la récitation du canon à haute voix, en Hollande, ils tiraient plus hardiment les conséquences de leurs principes. On doit savoir que, trahissant les intérêts de la foi et du Saint-Siège, de Néercassel, évêque de Castorie et vicaire apostolique dans les Provinces-Unies, avait semé des doctrines hétérodoxes au milieu du troupeau qui lui était confié, et jeté ainsi les premiers fondements de cette société janséniste qui est devenue depuis la petite église d'Utrecht. Étant mort en 1686, Codde, oratorien comme lui, fut choisi pour lui succéder, sous le titre d'archevêque de Sébaste, et parut tout aussitôt vouloir continuer le système de son prédécesseur. Il suffira de dire que ce prélat fut déposé par Clément XI, qui défendit aux catholiques de Hollande de prier pour lui après sa mort, arrivée en 1710. Entre autres innovations qui eurent lieu sous son gouvernement, l'une des principales fut l'emploi de la langue vulgaire dans l'administration des sacrements. Plusieurs prêtres hollandais se permirent cet énorme attentat, et toute la mission des Provinces-Unies retentit du scandale qu'il causa. Mais ce grand fait, qui est le couronnement des efforts de la secte, comprimé d'abord, prit bientôt de l'importance, et nous allons en marquer la suite dans cette histoire. De ce moment où nous l'enregistrons accompli, que le lecteur veuille bien le considérer comme le centre de toute l'innovation liturgique, centre désiré, cherché, rarement atteint; il aura la clef de notre histoire.
Pendant que les jansénistes de Hollande levaient ainsi le masque, en abdiquant la langue sacrée, la langue de Rome ; moins libres qu'eux, mais non moins zélés pour l'avancement du calvinisme, des prêtres français, aux portes de Paris, prostituaient la Liturgie aux plus énormes innovations, sous les yeux du cardinal de Noailles, qui se gardait bien de fermer la bouche à ces prophètes d'un nouveau genre.
Le docteur Nicolas Petitpied, celui même qui devait plus tard prêter le secours de son savoir liturgique à Bossuet, évêque de Troyes, étant de retour de Hollande, où son opiniâtreté dans l'affaire du Cas de conscience l'avait fait exiler, vint établir son domicile dans le village d'Asnières, aux portes de Paris. Jacques Jubé, curé de cette paroisse, zélé janséniste, l'accueillit avec joie, et ils concertèrent ensemble le plan d'une nouvelle Liturgie qui, tout en conservant les avantages des livres de l'édition de Harlay, quant à l'isolement à l'égard de Rome, offrît un modèle vivant de la transformation qu'on projetait. Le Missel de Troyes que Petitpied rédigea depuis, n'était, comme on va le voir, qu'une initiation, pour ce diocèse, aux mystères de la Liturgie plus parfaite que l'église d'Asnières avait vu célébrer.
Un seul autel s'élevait dans cette église, décoré du nom d'autel dominical, parce qu'on n'y devait célébrer que les dimanches et fêtes. Hors le temps de la messe, cet autel était tout aussitôt dépouillé, comme ils le sont tous, dans l'Eglise latine, le jeudi saint, après l'office du matin. Au moment d'y célébrer les saints mystères, on le couvrait d'une nappe, et alors même il n'y avait ni cierges ni croix. Seulement, en marchant à l'autel, le prêtre était précédé d'une grande croix, la même qu'on portait aux processions et la seule qui fût dans l'église. Arrivé au pied de l'autel, il disait les prières d'ouverture auxquelles le peuple répondait à voix haute. Puis il allait s'asseoir dans un fauteuil, du côté de l'épître, et là il entonnait le Gloria in excelsis et le Credo, sans les réciter ni l'un ni l'autre, pas plus que l'épître ni l'évangile. Il disait seulement la collecte; mais, en général, il ne proférait aucune des formules que chantait le chœur. Le pain, le vin et l'eau étaient offerts au célébrant, en cérémonie ; en quoi il n'y avait rien de répréhensible, cet usage s'étant conservé jusqu'à cette époque, dans plusieurs églises de France ; mais, à cette offrande de la matière du sacrifice, on joignait celle des fruits de la saison, qu'on plaçait sur l'autel, malgré l'inconvenance de cette pratique.
Après l'offrande, on apportait de la sacristie le calice sans voile. Le diacre le tenait élevé conjointement avec le prêtre, et disait avec lui les paroles de l'offrande, suivant l'usage de Rome et de Paris ; mais ils prononçaient l'un et l'autre la formule à haute voix, pour marquer qu'ils offraient au nom du peuple. Le canon tout entier était pareillement récité à haute voix, comme on doit bien s'y attendre ; le célébrant laissait au chœur le soin de dire le Sanctus et l’Agnus Dei. Les bénédictions qui accompagnent ces paroles : Per qnem hœc omnia, Domine, semper bona creas, sanctificas, etc., se faisaient sur les fruits et légumes placés sur l'autel, et non plus sur les dons sacrés. La communion du peuple n'était précédée d'aucune des prières ordonnées par la discipline actuelle. Le sous-diacre, bien que revêtu de la tunique, communiait avec les laïques. Toutefois, l'église d'Asnières n'avait pas jugé à propos d'inaugurer encore la langue vulgaire dans la Liturgie. Seulement, avant les vêpres, une espèce de diaconesse lisait publiquement l'évangile du jour en français.
Telle était la singulière parade que jouèrent les jansénistes, au milieu de la France, grâce à la tolérance d'un archevêque prévaricateur. Ainsi trahissaient-ils, aux yeux les plus pacifiques, le but de ces innovations liturgiques qui avaient commencé d'après leurs suggestions, et qui n'étaient pourtant pas encore arrivées à leur dernier développement.
Quant au curé d'Asnières, il quitta sa paroisse en 1717, pour s'en aller en Russie remplir la mission qu'il avait reçue des docteurs appelants, pour la réunion de l'Eglise moscovite ; car ces intrépides réformateurs avaient de grands projets. Dans le même temps, leur confrère Ellies Dupin était en pourparlers avec plusieurs docteurs anglicans, pour opérer le retour de l'Angleterre à la communion, non de l'Église romaine, mais de la Sorbonne représentée par les nombreux adeptes du jansénisme qu'elle comptait dans son sein. Dans les mémoires présentés par ces hommes sans mission comme sans probité, on se faisait un grand mérite d'avoir aplani les difficultés principales, au moyen des maximes françaises en général, et des modifications liturgiques en particulier. Ces tentatives pour rétablir l'unité, opérées par des hommes qui étaient eux-mêmes hors de l'unité, ne pouvaient avoir et n'eurent, en effet, aucun succès. Pour la Russie en particulier, Pierre le Grand, qui n'avait jamais attaché grande importance au projet des docteurs, ne jugea pas à propos de le traiter longtemps comme une idée sérieuse. Jubé fut donc bientôt obligé de s'en revenir, sans avoir rien fait ; il ne rentra pas néanmoins à Asnières. Le cardinal de Noailles n'existait plus, et son successeur n'eût pas souffert la reprise des scandales dont cette église avait été trop longtemps le théâtre.
Mais arrêtons-nous ici, pour résumer les principes que la secte antiliturgique a appliqués dans les diverses entreprises racontées dans ce chapitre.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XVIII : DE LA LITURGIE DURANT LA PREMIERE MOITIÉ DU XVIIIe SIECLE. AUDACE DE L’HÉRÉSIE JANSENISTE. SON CARACTERE ANTI-LITURGISTE PRONONCÉ DE PLUS EN PLUS. — QUESNEL. — SILENCE DU CANON DE LA MESSE ATTAQUÉ. — MISSEL DE MEAUX. — MISSEL DE TROYES. — LANGUET, SA DOCTRINE ORTHODOXE. — DOM CLAUDE DE VERT, NATURALISME DANS LES CÉRÉMONIES. — LANGUET. — LITURGIE EN LANGUE VULGAIRE. — JUBÉ, CURÉ d'ASNIÈRES.
Vanitas, par Simon Renard de Saint-André, Musée des Beaux-Arts, Lyon