Si nous en venons à l'Eucharistie, considérée comme nourriture du chrétien, nous la voyons poursuivie sous ce rapport avec le même acharnement par les antiliturgistes.
Ici, comme toujours, les théories viennent de France ; l'application brutale et audacieuse aura lieu dans d'autres pays. Le livre de la Fréquente Communion, d'Antoine Arnauld, le Rituel d'Alet, ces deux productions du parti qui ont exercé et exercent encore sourdement une si grande influence sur la pratique des sacrements en France, donnent, comme l'on sait, pour maxime fondamentale, que la communion est la récompense d'une piété avancée et non d'une vertu commençante. Qui oserait calculer jusqu'à quel degré cette maxime toute seule a produit la désertion de la table sainte ! Les novateurs d'Italie, toutefois, ne s'arrêteront pas là ; ils s'appliqueront à fatiguer la piété des fidèles, en décrétant qu'on ne devra plus communier les fidèles qu'avec des hosties consacrées à la messe même à laquelle ils auront assisté, ou du moins qu'on ne devra plus administrer la communion hors le temps de la messe ; double ruse qui, étant bien conduite, suffira pour priver de la communion un grand nombre de personnes, à raison des embarras et des prétextes qu'il est facile d'alléguer dans une grande église. C'était dans le même but que le Missel de Troyes supprimait les prières qui, dans le rite actuel de l'Église, accompagnent l'administration de l'Eucharistie. Le docteur Petitpied et ses pareils prétendaient par là faire considérer la communion des fidèles comme une partie inséparable de la messe ; d'où il serait facile de conclure, avec Luther, que les messes où personne ne communie sont contraires à l'institution de l'Eucharistie, tandis que, d'autre part, étant certain que les fidèles ne doivent communier que quand ils en sont dignes, ce qui n'arrive guère, le sacrement divin, mémorial de la Passion du Sauveur, centre de la religion et nourriture de l'Église, se trouve à peu près réduit à l'état d'abstraction. Et voilà les œuvres de la secte qui, comme un chancre, s'était glissée parmi nous. Nous le demandons, n'avait-elle pas pris, sous l'inspiration de Satan, tous les moyens de faire périr dans ses racines l'arbre qu'elle désespérait d'abattre ?
Telle fut la rage des novateurs sur ce dernier point, qu'il devint nécessaire que Benoît XIV publiât une constitution adressée aux évêques de toute l'Italie, pour décider solennellement que, quelque louable que soit l'intention de participer, par la communion, au sacrifice même auquel on assiste, il n'y a pour les prêtres aucune sorte d'obligation de distribuer, infra ipsam actionem, la communion à tous ceux qui la demandent. Cette constitution est du 13 novembre 1742. La question avait été violemment agitée, d'abord dans le diocèse de Crêma, par Joseph Guerrieri, chanoine de la cathédrale, qui enseigna publiquement qu'on devait improuver la coutume de communier les fidèles avec des particules consacrées à une messe précédente. Il fut bientôt suivi par Michel-Marie Nannaroni, dominicain, qui enseigna la même doctrine dans un catéchisme spécial sur la communion, qu'il fit paraître à Naples en 1770. Nannaroni ne tarda pas d'être réfuté dans une Dissertation théologico-critique, publiée à Naples en 1774, par Joseph-Marie Elefante, aussi dominicain, et abjura bientôt son sentiment. Enfin, on vit paraître, à Pavie, en 1779, une Dissertation de incruenti novœ legis sacrificii communione, dont l'auteur était un servite, nommé Charles-Marie Traversari. Elle était dans le sens des novateurs, et ne tarda pas d'être mise à l'Index, ainsi que le livre de Nannaroni. On peut lire, sur cette controverse, l'ouvrage de Benoît Vulpi, sous ce titre : Storia della celebre controversia di Crema sopra il pubblico divin diratto alla communione Eucaristica nella Messa, con una dissertazione sullo stesso argumento. Venise, 1790.
Mais la bénignité et l'humanité de notre Dieu et Sauveur ont apparu, et nous avons été préservés. Ces hommes, qui voulaient nous faire oublier que Dieu a tant aimé le monde, ont été confondus, et aujourd'hui, comme Caïn, ils sont marqués au front, ceux qui voulaient substituer dans le cœur des fidèles la terreur à la charité. Arrière donc ces doctrines fatales qui, réduisant tout le christianisme au dogme de la prédestination interprété par une raison sauvage, ne se pouvaient compléter que par le rigorisme d'une morale impraticable, ni s'exprimer au dehors que par les formes sèches et prosaïques d'une Liturgie dont la Synagogue elle-même eût détesté la froideur. De même qu'à l'apparition de ces erreurs manichéennes et rationalistes en même temps, qui niaient la chair et pour qui la divine Eucharistie était une chose impure ou une idolâtrie, le Sauveur ordonna à son Église de proclamer avec une pompe nouvelle le mystère de son Corps, par la fête, la procession et l'exposition du saint Sacrement ; ainsi, quand l'audace pharisaïque des antiliturgistes, n'osant s'attaquer à la réalité de ce Corps divin, s'appliquait avec une infernale opiniâtreté à montrer dans le Fils de Dieu celui qui juge le monde et non celui qui le sauve, à écarter de ses autels les chrétiens effrayés au bruit de cette affreuse maxime, que le sang de la Rédemption n'a point été répandu pour tous, le Sauveur des hommes daigne calmer ces terreurs en invitant les fidèles à se reposer sur son Cœur, c'est-à-dire sur son amour, en permettant qu'ils honorent d'un culte spécial le divin organe de la charité dans la personne de l'Homme-Dieu. Il ne fallait pas moins pour rassurer les chrétiens épouvantés de la dureté des préceptes, de la difficulté du salut, de la rigueur des décrets dont on leur disait qu'ils étaient l'objet. Le culte du Sacré-Cœur de Jésus fut donc la forme que devait prendre et que prit, en en effet, l'espérance chrétienne échappée au naufrage. Elle se jeta dans le Cœur de Celui qui a dit lui-même être venu pour les pécheurs et non pour les justes, et qui n'abandonne Jérusalem que parce qu'elle n'a pas voulu connaître le temps de sa visite.
Grande fut la colère du jansénisme, à la nouvelle que toutes ses tentatives allaient échouer contre la confiance que les peuples mettraient dans le Cœur de leur Sauveur. Ces sectaires qui, pour perfectionner l'homme, voulaient commencer par lui arracher le cœur, voyant que le Cœur de l'Homme-Dieu, à la fois symbole et organe de son amour, recevait les adorations de la chrétienté, se prirent à nier le cœur dans l'homme, pour le nier ensuite dans le Christ lui-même.
Donnant un brutal démenti à l'humanité tout entière, qui plaça toujours dans le cœur le siège des affections, ils ne craignirent point de poursuivre ce noble organe jusque dans la poitrine de l'Homme-Dieu. Nous avons vu comment Ricci appela le Cœur de Jésus-Christ un petit morceau de chair (un pezzetto di carne) ; Grégoire n'y reconnut qu'un muscle ; un de ses amis, digne de lui, Veiluva, chanoine d'Asti, ne voit dans un tableau du Sacré-Cœur qu'un grand foie tout rayonnant. Mais à ces blasphèmes ignobles et furibonds, il était facile de voir que la secte se sentait atteinte dans le principe même de son existence. L'amour chasse dehors la crainte, a dit le disciple bien-aimé, celui qui, dans la Cène, se reposa sur le Cœur du Sauveur ; le culte du Sacré-Cœur de Jésus chasse dehors l'affreux destin, idole implacable, que la secte avait substitué à la douce image de Celui qui aime toutes les œuvres de ses mains, et veut que tous les hommes soient sauvés.
Nous aurons ailleurs l'occasion de parler de la fête du Sacré-Cœur de Jésus ; toutefois, les nécessités de notre récit nous obligent à toucher ici quelque chose des circonstances de son institution.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIII : DE LA LITURGIE DURANT LA SECONDE MOITIE DU XVIIIe SIECLE.