Mais nous sommes loin d'avoir épuisé tous les faits qui nous peuvent faire connaître la situation liturgique de l'Allemagne.
Tandis qu'une partie du clergé catholique travaille à détruire l'antique foi, avec ses manifestations les plus essentielles, le protestantisme semble s'ébranler et rendre hommage aux théories catholiques sur la forme religieuse. Déjà, rendant hommage aux avantages de l'unité de communion, les réformés d'Allemagne ont tenté et réalisé, dès l'année 1817, dans la Prusse et le duché de Nassau, une réunion pompeuse du luthéranisme et du calvinisme ; le complément de cette grande mesure devait être une modification liturgique dans un sens toujours moins éloigné des usages catholiques. Le même roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, qui avait préparé la dramatique réunion des luthériens et des calvinistes, s'est donc chargé de pourvoir désormais l'Église réformée d'une Liturgie qui soit à la hauteur de ses destinées futures. Il est vrai de dire que Sa Majesté, loin de pouvoir faire agréer son œuvre par l'universalité de ce qu'elle appelle l'Eglise évangélico-protestante, n'a pas été sans éprouver quelques résistances partielles dans son propre royaume ; mais toujours est-il que cette Liturgie a pour caractère particulier de se rapprocher en plusieurs points des formes catholiques. Non seulement le prince a pris des mesures pour replacer des images dans les temples protestants, mais dans le service divin de la Cène, on trouve déjà une grande partie de notre Messe des Catéchumènes, la Préface, le Sanctus, le Memento des vivants, etc.
Ce sont là, sans doute, des faits bien éloquents en faveur de l'importance de l'élément liturgique ; l'aveu qui échappe au royal liturgiste dans la préface de son missel de 1822, ne l'est pas moins. Il en vient jusqu'à faire valoir les avantages de l'uniformité dans le service divin, en la manière qu'avaient osé le faire nos évêques constitutionnels, dans leur conciliabule de 1797. "L'Église évangélique,dit Sa Majesté, doit assurer la stabilité de la société chrétienne, par sa doctrine et sa discipline. Bien que tels ou tels usages religieux ne constituent pas l'essence du culte divin, il faut cependant que l'uniformité dans le culte produise une sorte de conviction générale, et même une tranquille sérénité de conscience, appuyée sur cette douce et consolante pensée que nous adressons Dieu les mêmes louanges, les mêmes actions de grâces les mêmes demandes, les mêmes vœux et les mêmes prières que nos ancêtres dans la foi lui ont adressés depuis plusieurs siècles" (Histoire générale de l’Église, par le Baron Henrion. Tome XIII. page 413.). Certes il faut que l'unité liturgique soit d'une nécessité bien évidente, pour que les schismatiques et les hérétiques eux-mêmes le proclament si haut, en dépit de leur état d’opposition à l’égard de la Mère Église. Nous avons constaté ailleurs le même fait chez les Grecs Melchites ; qui osera donc désormais parmi nous contester un principe auquel toute société religieuse semble se recommander, pour vivre et se perpétuer ?
Au milieu de ces phénomènes vraiment remarquables, la littérature protestante de l'Allemagne se montre gravement préoccupée de la science liturgique. Sans parler d'Augusti, auquel nous consacrons ci-après une notice, la matière des rites sacrés est exploitée avec plus ou moins d'érudition par Marheinike, Hildebrand, Schmid, Rechenberg, Rheinwald, Schone, Bohmer, etc., etc. Plût à Dieu que nous pussions compter en France un nombre pareil d'hommes sérieux, se livrant à ces belles études qui furent si florissantes chez nous avant l'innovation antiliturgiste ! Mais ce qui est plus admirable encore, c'est que l'Allemagne protestante ne renferme pas seulement des hommes auxquels la science liturgique est familière, sous le côté de l'archéologie ou de l'esthétique ; elle en possède aussi qui proclament la magnificence et l'onction de nos formules papistes, qui s'en vont recueillant avec amour nos vieilles hymnes, nos proses et nos antiennes séculaires, les publiant avec des commentaires dont, la plupart du temps, l'esprit et la forme sont entièrement catholiques ; bien différents assurément de nous autres Français, qui nous montrons si indifférents à toutes ces richesses de la piété de nos pères, engoués que nous sommes des pastiches de notre Santeul. Nous avons d'utiles leçons à prendre dans la lecture des précieux volumes publiés par Rambach, Daniel, et autres luthériens dont les travaux sont indiqués ci-après.
Mais si l'Allemagne protestante semble sous l'empire d'une réaction en faveur de la forme religieuse, il ne faut pas croire pourtant que tous les catholiques partagent les désastreuses théories que M. Keller et une partie notable du clergé cherchent à faire prévaloir. Grâce à Dieu, la plus belle et la plus solennelle protestation est. placée en face même de ces honteuses apostasies. Nulle contrée catholique aujourd'hui ne saurait montrer des hommes plus érudits et en même temps plus intelligents, que l'Allemagne elle-même. Nommer Mœhler, Klee, Gœrres, Windischman, etc. ; et spécialement pour la Liturgie, Binterim, F. X. Schmid, etc., c'est prédire le mouvement d'ascension que ne peuvent manquer de subir les doctrines catholiques dans le pays qui produit de tels hommes. Au.reste, nous ne tarderons pas à dérouler sous les yeux du lecteur la liste magnifique, quoique incomplète, des liturgistes allemands de ce siècle.
Disons maintenant un mot du triomphe de l'Eglise catholique dans la cause de Clément-Auguste Droste de Vischering, archevêque de Cologne. Quel cœur catholique n'est ému de reconnaissance et d'admiration pour ce nouvel Athanase, dont le courage indomptable sauve à jamais la foi et la discipline dans l'Église dAllemagne, contraint les puissances du siècle à reculer dans leurs perfides manœuvres, rend le sentiment de leur devoir à des prélats et à des prêtres dont la conscience pactisait avec la trahison, inonde le cœur des fidèles de cette joie et de cette espérance que le sentiment seul du catholicisme peut faire ressentir ? Or la source de cette victoire éclatante, dont les conséquences ne sauraient être comprimées, est la fidélité de Clément-Auguste aux principes de la Liturgie ; comme aussi l'espérance des ennemis de l'Église était dans le renversement de ces mêmes principes. Si donc les traîtreuses théories du congrès de Vienne sont refoulées, si la marche du système qui tendait à produire l'unité germanique au moyen du protestantisme est aujourd'hui en voie de rétrograder, c'est parce que Clément-Auguste, fidèle à la voix du Siège apostolique, ne veut pas qu'une formule de quelques lignes dans le Rituel romain, soit prononcée sur des époux indignes du nom de catholiques, tandis que le roi de Prusse voulait, au contraire, que cette formule sacrée fût prostituée jusqu'à servir d'égide à l'apostasie.
Donc, la doctrine, les mœurs, l'Église, tout s'est réfugié, concentré pour l'Allemagne, dans cette question liturgique ; c'est de là que l'hermésianisme est terrassé, parce que le glorieux confesseur dont il a éprouvé les indomptables poursuites est désormais proclamé le sauveur de la foi ; c'est de là que le fébronianisme est confondu, parce que la soumission au pontife romain ne saurait être prêchée plus éloquemment que par la captivité d'un archevêque, si docile au Siège apostolique ; c'est de là que le plus tonnant de tous les anathèmes éclate contre les mariages mixtes, dont la désastreuse multiplication allait à éteindre sous peu d'années la vraie foi dans de vastes provinces, et qui deviennent désormais odieux à tous ceux qui ont gardé dans leur cœur un reste de ce sentiment de nationalité catholique qui ne s'éteint que lentement dans le cœur des enfants de l'Église ; c'est de là enfin que sortira l'affranchissement religieux, non seulement de la Prusse et des provinces rhénanes, mais en général des diverses autres régions de l'Allemagne dans lesquelles les mariages mixtes allaient ruinant la foi de jour en jour, par l'indifférence et trop souvent la complicité des pasteurs.
Que maintenant donc les peuples catholiques environnent de leur amour ces livres de la Liturgie qui renferment ainsi le salut de la foi, et qu'on ne peut mépriser sans mettre en péril le dépôt tout entier de la révélation de Jésus-Christ. Dieu donne toujours en leur temps ces sortes de manifestations, et il se plaît souvent à confondre l'irréflexion des hommes de peu de foi, en montrant que, dans l'Eglise, ce qui paraît moindre importe néanmoins tellement à l'ensemble, que cet ensemble périt du moment qu'une main profane touche à ces parties qu'un œil superficiel a jugées secondaires. Ainsi, Martin Luther aura enlevé l'Allemagne au vrai christianisme, en prêchant contre les Indulgences ; Clément-Auguste la rattache à l'Église véritable, en maintenant, au prix de sa liberté et de son sang, s'il le faut, la sainte franchise du rituel aux mains de ses prêtres.
Tels sont les événements qui se pressent en notre siècle ; passons maintenant en Angleterre : un spectacle non moins merveilleux nous y attend.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIV : DE LA LITURGIE AU XIXe SIÈCLE.