C'est cette réaction historique et artistique qui nous restitue déjà nos traditions sur l'architecture sacrée, sur l'ameublement du sanctuaire, sur les types hiératiques de la statuaire et de la peinture catholiques ; or de là il n'y a plus qu'un pas à faire pour rentrer dans nos antiques cérémonies, dans nos chants séculaires, dans nos formules grégoriennes.
Plusieurs personnes ont observé avec raison que le progrès du catholicisme en France n'était pas évidemment constaté, par cela seul que nos artistes exploitaient le moyen âge, et s'employaient avec zèle à la restauration intelligente des sanctuaires matériels de notre foi. La question n'est pas là. Il est vrai qu'on devrait savoir quelque gré à des hommes distingués, de retirer l'appui de leurs talents aux arts sensualistes et païens, pour l'offrir aux autels du Dieu que nous servons; mais déjà il ne s'agit plus de contester la portée de cette révolution favorable à l'art catholique, en la considérant simplement dans ses rapports avec le monde profane ; désormais elle est un fait, et un fait à jamais accompli dans l'intérieur de l'Église elle-même. Non seulement le clergé souffre volontiers que les églises qu'il dessert soient restaurées d'après les mystiques théories de l'art de nos aïeux, que des conseils, une direction lui soient donnés du dehors pour accomplir les devoirs que lui impose sa charge de gardien des traditions de l'esthétique sacrée ; mais nos archevêques et évêques rendent des ordonnances, publient des lettres pastorales, établissent des cours spéciaux dans leurs séminaires, pour ranimer de toutes parts et par tous les moyens possibles la connaissance et l'amour de ces anciennes règles de la forme catholique dont l'oubli, depuis deux siècles, avait entraîné chez nous la destruction d'un si grand nombre de monuments de la foi de nos pères, et formé entre eux et nous, sous le rapport des usages extérieurs du culte, comme un abîme qui allait se creusant de plus en plus.
Oui, nous le répétons avec confiance, dans nos églises restaurées d'après les conditions de leur inspiration première, ou construites de nouveau suivant les règles statuées aux siècles de foi, mystiquement éclairées par des verrières sur lesquelles étincelleront les gestes et les symboles des saints protecteurs, assorties d'un ameublement plein d'harmonie avec l'ensemble, il faudra bien que nos costumes sacrés participent à cette régénération, et perdent enfin les formes déplaisantes et grotesques que le XIXe siècle, enchérissant encore sur les coupes étriquées et rabougries du XVIIIe, a trouvé moyen de faire prévaloir. Nous verrons infailliblement disparaître, par degrés, ces chasubles qu'un inflexible bougran a rendues, dans leur partie antérieure, semblables à des étuis de violon, pour nous servir de l'expression trop vraie de l'illustre artiste anglais, Welby Pugin ; ces chapes non moins étranges qui, garanties contre toute prétention aux effets de draperies par les enduits gommés qui leur servent de charpente, s'arrondissent en cône autour du clerc condamné à habiter momentanément dans leur enceinte ; ces surplis, aux épaules desquels on a suspendu deux plaques de batiste décorées du nom d'ailes, en dépit de leur terminaison horizontale à l'endroit où elles s'évasent le plus ; ce qui leur ôte toute ombre de ressemblance avec l'objet qu'elles prétendent imiter.
Ce serait ici le lieu de réclamer encore contre le bonnet pointu qui a remplacé la barrette de nos pères ; mais sa suppression récente dans plusieurs diocèses vient par avance confirmer nos prévisions. Le zèle des prélats pour la dignité du service divin l'a déjà fait disparaître dans les diocèses de Marseille, du Puy, d'Orléans, de Séez, etc. L'Église de Paris elle-même a récemment repris la barrette par l'ordre de son premier pasteur ; et il est permis de prévoir que d'ici peu d'années le bonnet pointu n'existera plus que dans l'histoire des costumes nationaux de la France, où il excitera peut-être un jour le sourire de nos neveux, en la manière que nous nous sentons égayés nous-mêmes, lorsque quelque description ou quelque dessin nous met sous les yeux la bizarre chaussure qui fit fureur il y a cinq siècles, sous le nom de souliers à la poulaine.
Mais la révolution liturgique ne s'arrêtera pas aux costumes. Une autre nécessité la précipitera plus rapidement encore. Quand on aura rétabli nos édifices sacrés dans leurs convenances architectoniques, rendu nos costumes à la dignité et à la gravité qu'ils n'auraient jamais dû perdre, on n'aura rien fait encore, si le chant qui est l'âme d'une église catholique n'est aussi restitué à ses traditions antiques. Franchement, des mélodies, si on peut sérieusement leur donner ce nom, des mélodies fabriquées en plein XVIIIe siècle, fût-ce par l'abbé Lebeuf, ne sauraient plus retentir dans un chœur auquel sera rendue la sainte et légendaire obscurité de ces vitraux qu'on défonçait avec tant de zèle pour inaugurer, au grand jour, les livres de Vigier et Mésenguy. De l'archéologie qui s'exerce sur les pierres et sur la coupe des vêtements sacrés, il faudra, bon gré, mal gré, en venir à celle qui recueille les mélodies séculaires, les airs historiques, les motifs antiques de ce chant romain, dans lequel saint Grégoire a initié les nations modernes aux secrets de la musique des Grecs.
Mais sur ce point encore nous n'en sommes plus déjà aux conjectures et aux prévisions : la révolution n'y est pas moins sensible que sur tous les autres. Quand nous n'en aurions d'autre preuve que la publication de ces nouveaux Livres chorals, donnés par Choron et autres musiciens récents, dans le but avoué de dégrossir la note de l'abbé Lebeuf, moins d'un siècle après l'inauguration de ses lourds graduel et antiphonaire, ceci suffirait déjà pour constater l'extrême lassitude du public. Ces Livres chorals, en effet, se débitent et sont même déjà en usage, non simplement en quelques paroisses, mais jusque dans des cathédrales. Nous nous garderons bien, assurément, de témoigner la plus légère admiration pour ce remaniement d'un fonds déjà jugé ; nous dirons même que dans ces nouveaux livres on a altéré souvent le caractère du chant ecclésiastique, surtout dans les traits ; aussi ne relevons-nous cette particularité que comme un fait à l'appui de nos prévisions.
Déjà même on ne se borne plus à remanier l'œuvre de l'abbé Lebeuf ; on a commencé à substituer dans de nouvelles éditions des livres liturgiques, plusieurs mélodies romaines à celles que renfermaient les éditions précédentes. C'est ainsi que le Missel de Paris, donné par l'archevêque de Quélen, en 1830, présente, à l'office du Samedi saint le chant de l’Exultet conforme à celui du Missel romain, en place du chant, beaucoup moins mélodieux, qu'on remarquait dans tous les Missels de Paris, antérieurs même à l'édition de Vintimille. C'est ainsi qu'au Mans, tout en laissant encore subsister dans l'antiphonaire, l'office des Morts composé en 1750 par Lebeuf, on a déjà rétabli, pour l'absoute, le Libera de l’antiphonaire romain. Nous ne citons ces faits que comme échantillons de ce qui s'est déjà opéré et de ce qui se prépare ; mais en voici un autre dans lequel la progression que nous croyons pouvoir prédire se montre plus visible encore.
Tout le monde sait que le gouvernement a établi, il y a quelques années, sous le nom de Comités historiques, plusieurs commissions dans lesquelles ont pris place les hommes les plus versés dans nos origines nationales et dans la science archéologique. L'un de ces comités a reçu le département des arts et monuments. Or, tandis que la commission préposée à la recherche des chartes et des chroniques est conduite à désirer le rétablissement des anciennes appellations dominicales tirées des introït du Missel romain et qui sont la clef de l'histoire, le comité des arts et monuments arrive par un autre chemin à la même conclusion. Le désir de voir restituer l'antique musique religieuse dans les églises de Paris, comme un complément de leur restauration, l'a porté à émettre le vœu du rétablissement du graduel et de l’antiphonaire de saint Grégoire, au préjudice de ceux de l'abbé Lebeuf.
Des démarches officielles ont été faites à ce sujet auprès de monseigneur l'archevêque de Paris, qui les a accueillies avec bienveillance ; mais on sent que les conclusions définitives d'une semblable motion sont de nature à se faire longtemps attendre. L'esprit de l'homme peut prévoir les révolutions, les indiquer, en assigner la durée ; le temps seul, aidé des circonstances, les réalise. Pour faire droit aux comités historiques, ou si l'on veut aux réclamations de plus en plus nombreuses qui s'élèvent et s'élèveront à l'avenir de la part de toutes les personnes ecclésiastiques et séculières, en faveur d'un retour aux mélodies grégoriennes, il ne faudra rien moins que revoir les actes du grand procès que le XVIIIe siècle intenta à la Liturgie romaine, casser l'arrêt déjà centenaire qui fut porté contre elle, détrôner l'œuvre favorite du XVIIIe siècle, et pour cela enlever de redoutables obstacles d'autant plus embarrassants qu'ils sont plus matériels. Nous avons néanmoins la confiance que tôt ou tard cette grande justice se fera ; mais le Comité des arts et monuments a eu raison de compter sur d'extrêmes difficultés liturgiques contre lesquelles les laïques seuls viendraient inévitablement se heurter.
En attendant, les vrais amis de la science des rites sacrés se réjouiront en lisant ces belles paroles, dans lesquelles monseigneur l'archevêque de Paris, dans sa lettre pastorale sur les Études ecclésiastiques, énonce en particulier la nécessité de raviver une science, dont trop longtemps on sembla, parmi nous, avoir anéanti jusqu'au nom.
Quelle si magnifique notion en pourrait-on donner qui ne soit renfermée dans cette imposante définition fournie par le prélat :
" La Liturgie, dit-il, contient des symboles, merveilleux abrégés de notre croyance, double objet de foi et d'amour, qui, à l'aide d'un chant à la fois pieux et harmonieux, se gravent dans la mémoire et dans le cœur. Leur antiquité, si bien démontrée, leur universalité, les rendent d'irrécusables témoins de l'apostolicité et de la catholicité de notre foi.
" La Liturgie renferme des prières qui supposent ou expriment en détail chacun de nos dogmes, de nos mystères, de nos sacrements. Elles n'ont pas, comme les symboles, l'unité d'expression ; mais la variété même de leurs formes, jointe à l'unité de doctrine, fournissent une nouvelle démonstration de l'immutabilité de l'enseignement catholique. Elles justifient cet axiome : La loi de la prière est la loi de la croyance.
" La Liturgie se compose de rites, nouvelle expression du dogme et de la morale. Ils forment, avec les symboles et les prières, le culte extérieur : culte nécessaire à un être qui, bien que créé à l'image de Dieu, est soumis à l'empire des sens. Sans eux périrait infailliblement le culte intérieur. Nos sentiments ne sont excités et ne persévèrent, qu'autant qu'ils sont soutenus par des actes et des images sensibles. Dieu lui-même, source essentielle et éternelle d'intelligence et d'amour, est compris (c'est saint Paul qui nous l'assure) à l'aide des choses visibles : Invisibilia ipsius,per ea quœfacta sunt, intellecta conspiciuntur, sempiterna quoque ejus virtus et divinitas. La Liturgie nous donne donc la science pratique de la partie la plus élevée de la morale chrétienne; c'est par elle que nous accomplissons nos devoirs envers Dieu. Nos devoirs envers nos semblables a et envers nous-mêmes, qui n'y sont pas directement retracés, y sont rappelés toutes les fois que nous demandons la grâce d'y être fidèles, ou que, gémissant de les avoir violés, nous implorons une miséricorde infinie : double lumière qui fait briller la loi du Seigneur aux yeux de notre âme. Posséder cet ineffable trésor de sentiments pieux, qui nous font descendre dans les profondeurs de notre misère, pour nous élever ensuite jusqu'à la miséricorde infinie qui doit la guérir, est bien préférable, sans doute, à la science la plus étendue de notre Liturgie ; mais cependant, combien cette science elle-même est propre à éclairer et à ranimer notre foi !
" Nous ne parlerons point ici de l'influence exercée sur les arts par la Liturgie catholique, des sublimes inspirations qu'elle a prêtées à la musique, à la peinture, à la poésie, ni des immortels monuments que lui doivent la sculpture et l'architecture. L'histoire de chacun de ces arts, considérés dans leurs seuls rapports avec nos rites, fournirait une ample matière à la plus vaste érudition."
( Lettre Pastorale de Monseigneur l'Archevêque de Paris sur les études ecclésiastiques, à l'occasion du rétablissement des Conférences et de la Faculté de Théologie , par Denis Auguste Affre, Paris, 1841)
Saluons donc avec effusion l'aurore des jours meilleurs qui sont promis à l'Église de France, et ne doutons pas que, dans un temps plus ou moins rapproché, la Liturgie de saint Grégoire, de Charlemagne, de saint Grégoire VII, de saint Pie V, la Liturgie de nos conciles du XVIe siècle, et de nos Assemblées du Clergé de 1605 et de 1612, en un mot la Liturgie des âges de foi ne triomphe encore dans nos églises.
Mais d'ici là de grands obstacles restent encore à vaincre, de ces obstacles qui céderont d'autant moins aisément qu'ils sont d'une nature plus matérielle.
DOM GUÉRANGER INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE XXIV : DE LA LITURGIE AU XIXe SIÈCLE.