Mais j’ai peur d’avoir poussé trop loin cette digression, et il est plus que temps de passer aux monuments gothiques de Jérusalem.
Ceux-ci se réduisent à quelques tombeaux. Les monuments de Godefroy et Baudouin sont deux cercueils de pierre, portés sur quatre
petits piliers. Les épitaphes qu’on a lues dans la description de Deshayes sont écrites sur ces cercueils en lettres gothiques. Tout cela en soi-même est fort peu de chose ; cependant, je fus
très frappé par l’aspect de ces tombeaux, en entrant au Saint-Sépulcre ; leurs formes étrangères, sur un sol étranger, m’annoncèrent d’autres hommes, d’autres mœurs, d’autres pays ; je me crus
transporté dans un de nos vieux monastères : j’étais comme l’Otaïtien quand il reconnut en France un arbre de sa patrie. Je contemplai avec vénération ces mausolées gothiques qui renfermaient des
chevaliers français, des pèlerins devenus rois, des héros de La Jérusalem délivrée ; je me rappelai les paroles que le Tasse, met dans la bouche de Godefroy :
Chi sia di noi, ch’esser sepulto schivi,
Ove i membri di Dio fur già sepulti ?
Quant aux monuments turcs, derniers témoins qui attestent à Jérusalem les révolutions des empires, ils ne valent pas la peine qu’on
s’y arrête : j’en ai parlé seulement pour avertir qu’il ne faut pas du tout confondre les ouvrages des Tartares avec les travaux des Maures. Au fond, il est plus vrai de dire que les Turcs
ignorent absolument l’architecture ; ils n’ont fait qu’enlaidir les édifices grecs et les édifices arabes, en les couronnant de dômes massifs et de pavillons chinois. Quelques bazars et des
oratoires de santons sont tout ce que les nouveaux tyrans de Jérusalem ont ajouté à cette ville infortunée.
Le lecteur connaît maintenant les divers monuments de la cité sainte.
En revenant de visiter les sépulcres des rois qui ont donné lieu aux descriptions précédentes, je passai par la vallée de Josaphat.
Le soleil se couchait derrière Jérusalem ; il dorait de ses derniers rayons cet amas de ruines et les montagnes de la Judée. Je renvoyai mes compagnons par la porte Saint-Etienne, et je ne gardai
avec moi que le janissaire. Je m’assis au pied du tombeau de Josaphat ; le visage tourné vers le temple : je tirai de ma poche un volume de Racine et je relus Athalie.
A ces premiers vers :
Oui, je viens dans son temple adorer l’Eternel, etc.
il m’est impossible de dire ce que j’éprouvai. Je crus entendre les cantiques de Salomon et la voix des prophètes ; l’antique
Jérusalem se leva devant moi ; les ombres de Joad, d’Athalie, de Josabeth sortirent du tombeau ; il me sembla que je ne connaissais que depuis ce moment le génie de Racine. Quelle poésie, puisque
je la trouvais digne du lieu où j’étais ! On ne saurait s’imaginer ce qu’est Athalie lue sur le tombeau du saint roi Josaphat, au bord du torrent de Cédron et devant les ruines du Temple. Mais
qu’est-il devenu, ce temple orné partout de festons magnifiques ?
Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?
Quel est dans ce lieu saint ce pontife égorgé ?
Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide,
Des prophètes divins malheureuse homicide :
De son amour pour toi ton Dieu s’est dépouillé ;
Ton encens à ses yeux est un encens souillé.
Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?
Le Seigneur a détruit la reine des cités :
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés ;
Dieu ne veut plus qu’on vienne à ses solennités :
Temple, renverse-toi ; cèdres, jetez des flammes.
Jérusalem, objet de ma douleur,
Quelle main en un jour t’a ravi tous tes charmes ?
Qui changera mes yeux en deux sources de larmes
Pour pleurer ton malheur ?
Azarias.
Ô saint temple !
Josabeth.
Ô David !
Le chœur.
Dieu de Sion, rappelle,
Rappelle en sa faveur tes antiques bontés.
La plume tombe des mains : on est honteux de barbouiller encore du papier après qu’un homme a écrit de pareils vers.
Je passai une partie de la journée du 9 au couvent, pour m’occuper des détails de la vie privée à Jérusalem ; je n’avais plus rien
d’essentiel à voir, soit au dedans, soit au dehors de la ville, si ce n’est le puits de Néhémie, où l’on cacha le feu sacré au temps de la captivité, les sépulcres des juges et quelques autres
lieux ; je les visitai le soir du 9. Comme ils n’ont rien de remarquable, excepté les noms qu’ils portent, ce n’est pas la peine d’en entretenir le lecteur.
Je viens donc à ces petits détails qui piquent la curiosité, en raison de la grandeur des lieux dont on parle.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Quatrième partie : Voyage de Jérusalem
La vallée de Josaphat
" Le soleil se couchait derrière Jérusalem ; il dorait de ses derniers rayons cet amas de ruines et les montagnes de la Judée. "