Faire de son devoir son mérite par rapport à Dieu, son plaisir par rapport à soi-même, et son honneur par rapport au monde : voilà en quoi consiste la vraie vertu de l'homme, et la solide dévotion du chrétien.
Son mérite par rapport à Dieu : car ce que Dieu demande singulièrement de nous et pardessus toute autre chose, c'est l'accomplissement de nos devoirs. Dès là que ce sont des devoirs, ils sont ordonnés de Dieu, ils sont de la volonté de Dieu, mais d'une volonté absolue, d'une volonté spéciale. Par conséquent c'est en les remplissant et en les observant que nous plaisons spécialement à Dieu ; et plus notre fidélité en cela est parfaite, plus nous devenons parfaits devant Dieu, et agréables aux yeux de Dieu.
Aussi est-ce par là que nous nous conformons aux desseins de sa sagesse dans le gouvernement du monde, et que nous secondons les vues de sa providence. Qu'est-ce qui fait subsister la société humaine, si ce n'est le bon ordre qui y règne ? et qu'est-ce qui établit ce bon ordre et qui le conserve, si ce n'est lorsque chacun, selon son rang, sa profession, s'acquitte exactement de l'emploi où il est destiné, et des fonctions qui lui sont marquées ? Et comme il y a autant de différence entre ces fonctions et ces emplois qu'il y en a entre les rangs et les professions, il s'ensuit que les devoirs ne sont pas partout les mêmes, et que n'étant pas les mêmes partout, il y a une égale diversité dans la dévotion : tellement que la dévotion d'un roi n'est pas la dévotion d'un sujet, ni la dévotion d'un séculier la dévotion d'un religieux, ni la dévotion d'un laïque la dévotion d'un ecclésiastique : ainsi des autres.
Pour bien entendre ceci, il faut distinguer l'esprit de la dévotion et la pratique de la dévotion : ou la dévotion dans l'esprit et le sentiment, et la dévotion dans l'exercice et la pratique. Dans le sentiment et dans l'esprit, c'est partout et ce doit être la même dévotion, parce que c'est partout et que ce doit être le même désir d'honorer Dieu, d'obéir à Dieu, de vivre selon le gré et le bon plaisir de Dieu. Mais dans la pratique et l'exercice, la dévotion est aussi différente que les obligations et les ministères sont différents ; ce qui est donc dévotion dans l'un ne l'est pas dans l'autre : car ce qui est du devoir et du ministère de l'un n'est pas du devoir et du ministère de l'autre.
Règle excellente ! juger de sa dévotion par son devoir, mesurer sa dévotion sur son devoir, établir sa dévotion dans son devoir. Règle sûre, règle générale et de toutes les conditions ; mais règle dont il n'est que trop ordinaire de s'écarter. Où voit-on en effet ce que j'appelle dévotion de devoir ? Cette idée de devoir nous blesse, nous gêne , nous rebute, nous paraît trop commune, et n'a rien qui nous flatte et qui nous pique. C'est néanmoins la véritable idée de la dévotion. Toute autre dévotion sans celle-là n'est qu'une dévotion imaginaire ; et celle-là seule, indépendamment de toutes les autres, peut nous faire acquérir les plus grands mérites et parvenir à la plus haute sainteté. Car on ne doit point croire que d'observer religieusement ses devoirs, et de s'y tenir inviolablement attaché dans sa condition, ce soit en soi peu de chose, et qu'on n'ait besoin pour cela que d'une vertu médiocre. Parcourons tous les états de la vie, et considérons-en bien toutes les obligations, je prétends que nous n'en trouverons aucun qui, selon les événements et les conjonctures, ne nous fournisse mille sujets de pratiquer ce qu'il y a de plus excellent dans la perfection évangélique.
Que faut-il, par exemple, ou que ne faut-il pas à un juge qui veut dispenser fidèlement la justice, et satisfaire à tout ce qu'il sait être de sa charge ? Quelle assiduité au travail ; et, dans ce long et pénible travail où le devoir l'assujettit, que de victoires à remporter sur soi-même, que d'ennuis à essuyer et de dégoûts à dévorer ? Quel dégagement de cœur, quelle équité inflexible et quelle droiture ! quelle fermeté contre les sollicitations, contre les promesses, contre les menaces, contre le crédit et la puissance, contre les intérêts de fortune, d'amitié, de parenté, contre toutes les considérations de la chair et du sang ! Supposons la dévotion la plus fervente : porte-t-elle a de plus grands sacrifices, et demande-t-elle des efforts plus héroïques ?
Que faut-il à un homme d'affaires, ou que ne lui faut-il pas, pour vaquer dignement et en chrétien , soit au service du prince, dont il est le ministre, soit au service du public, dont il a les intérêts à ménager ? Quelle étendue de soins, et quelle contention d'esprit ? A combien de gens est-il obligé de répondre, et en combien de rencontres a-t-il besoin d'une modération et d'une patience inaltérable ? Toujours dans le mouvement et toujours dans des occupations, ou qui le fatiguent, ou qui l'importunent, à peine est-il maître de quelques moments dans toute une journée, et à peine peut-il jouir de quelque repos.
Imaginons la dévotion la plus austère : dans ses exercices les plus mortifiants exige-t-elle une abnégation plus entière de soi-même, et un renoncement plus parfait à ses volontés, à ses inclinations naturelles, aux douceurs et à la tranquillité de la vie ? Que faut-il à un père et à une mère, ou que ne leur faut-il pas pour veiller sur une famille, et pour la régler ? Que n'en coûte-t-il point à l'un et à l'autre pour élever des enfants, pour corriger leurs défauts, pour supporter leurs faiblesses, pour les éloigner du vice et les dresser à la vertu, pour fléchir leur indocilité, pour pardonner leurs ingratitudes et leurs écarts, pour les remettre dans le bon chemin et les y maintenir, pour les former selon le monde, et plus encore pour les former selon Dieu ?
Concevons la dévotion la plus vigilante, et tout ensemble la plus agissante : a-t-elle plus d'attention à donner, plus de réflexions à faire, plus de précautions à prendre, plus d'empire à acquérir et à exercer sur les divers sentiments que les contrariétés et les chagrins excitent dans le cœur ? Tel chargé du détail d'un ménage et de la conduite d'une maison , n'éprouve que trop tous les jours combien ce fardeau est pesant, et combien c'est une rude croix. Or tout cela, ce sont de simples devoirs ; mais dira-t-on que l'accomplissement de ces devoirs devant Dieu n'ait pas son mérite, et un mérite très-relevé ?
Je sais que le Sauveur du monde nous ordonne alors de nous regarder comme des serviteurs inutiles, parce que nous ne faisons que ce que nous devons ; mais tout inutiles que nous sommes à l'égard de Dieu, qui n'a que faire de nos services, il est certain d'ailleurs que notre fidélité est d'un très grand prix auprès de Dieu même, qui juge des choses, non par le fruit qu'il en retire, mais par l'obéissance et la soumission que nous lui témoignons.
BOURDALOUE, DE LA DÉVOTION : RÈGLE FONDAMENTALE ET ESSENTIELLE DE LA VRAIE DÉVOTION, ŒUVRES COMPLETES
Anne de France présentée par Saint Jean l'Evangéliste, Le Maître de Moulins, Musée du Louvre