Faire de son devoir son mérite par rapport à Dieu, son plaisir par rapport à soi-même, et son honneur par rapport au monde : voilà en quoi consiste la vraie vertu de l'homme, et la solide dévotion du chrétien.
Son honneur par rapport au monde. Car s'il est de l'humilité chrétienne de fuir l'éclat, et de ne rechercher jamais l'estime des hommes par un sentiment d'orgueil et par une vaine ostentation, le christianisme, après tout, ne condamne point un soin raisonnable de notre réputation, sur ce qui regarde l'intégrité et la droiture dans la conduite. Or ce qui nous fait cette bonne réputation qu'il nous est permis jusqu'à un certain point de ménager, c'est d'être régulier dans l'observation de nos devoirs.
Le monde est bien corrompu ; il est plein de gens sans foi, sans religion, sans raison, et pour m'exprimer en des termes plus exprès, je veux dire que le monde est rempli de fourbes, d'impies, de scélérats ; mais du reste, j'ose avancer qu'il n'y a personne dans le monde, ou presque personne, si dépourvu de sens ni si perdu de vie et de mœurs, qui n'estime au fond de l'âme et ne respecte un homme qu'il sait être fidèle à son devoir, inflexible à l'égard de son devoir, dirigé en tout et déterminé par son devoir. Ce caractère, malgré qu'on en ait, imprime de la vénération, et l'on ne peut se défendre de l'honorer.
Ce n'est pas néanmoins qu'on ne s'élève quelquefois contre cette régularité et cette exactitude, quand elle nous est contraire et qu'elle s'oppose à nos prétentions et à nos vues. Il y a des conjonctures où l'on voudrait que cet homme ne fût point si rigide observateur des règles qui lui sont prescrites, et qu'en notre faveur il relâchât quelque chose de ce devoir si austère dont il refuse de se départir. On se plaint, on murmure, on s'emporte, on raille, on traite de superstition ou d'obstination une telle sévérité ; mais on a beau parler et déclamer, tous les gens sages sont édifiés de cette résolution ferme et courageuse. On en est édifié soi-même après que le feu de la passion s'est ralenti, et que l'on est revenu du trouble et de l'émotion où l'on était. Voilà un honnête homme, dit-on ; voilà un plus homme de bien que moi. On prend confiance en lui, on compte sur sa vertu, et c'est là ce qui accrédite la piété, parce que c'est là ce qui en fait la vérité et la sainteté.
Au contraire, si c'était un homme capable de mollir quelquefois sur l'article du devoir, et qu'il fût susceptible de certains égards au préjudice d'une fidélité inviolable, pour peu qu'on vînt à s'en apercevoir, son crédit tomberait tout à coup, et l'on perdrait infiniment de l'estime qu'on avait conçue de lui. En vain dans ses paroles tiendrait-il les discours les plus édifiants, en vain dans la pratique s'emploierait-il aux exercices de la plus haute perfection, on n'écouterait rien de tous ses discours, et toutes ses vertus deviendraient suspectes. Il ferait des miracles, qu'on mépriserait également et ses miracles et sa personne ; car on reviendrait toujours à ce devoir dont il se serait écarté, et on jugerait par là de tout le reste.
Ce qu'il y a encore de plus remarquable, c'est qu'il ne faut souvent qu'une omission ou qu'une transgression assez légère en matière de devoir, pour décréditer ainsi un homme, quelque profession de vertu qu'il fasse et quelque témoignage qu'il en donne. Le monde est là-dessus d'une délicatesse extrême, et le monde même le plus libertin ; tant la persuasion est générale et le sentiment unanime, que la base sur quoi doit porter une vraie dévotion, c'est l'attachement à son devoir. Je ne veux pas dire que toute la piété consiste en cela, mais je dis qu'il ne peut y avoir de vraie piété sans cela, et que cela manquant, nous ne pouvons plus faire aucun fond sur notre prétendue dévotion.
Puissent bien comprendre cette maxime certaines âmes dévotes, ou réputées telles ! Elles sont si curieuses de pratiques et de méthodes extraordinaires ! Et je ne blâme ni leurs méthodes, ni leurs pratiques ; mais la plus grande pratique, la première et la grande méthode, est celle que je viens de leur tracer.
BOURDALOUE, DE LA DÉVOTION : RÈGLE FONDAMENTALE ET ESSENTIELLE DE LA VRAIE DÉVOTION, ŒUVRES COMPLETES
Anne de France présentée par Saint Jean l'Evangéliste, Le Maître de Moulins, Musée du Louvre