Car voici, mes chers auditeurs, le désordre de notre siècle, que nous ne pouvons assez déplorer. Tout l'univers est aujourd'hui rempli de l'esprit du monde, et on peut dire que l'esprit du monde est comme l'esprit dominant qui conduit tout. En effet, c'est l'esprit du monde que l'on consulte dans les affaires, c'est l'esprit du monde qui règne dans les conversations, c'est l'esprit du monde qui fait les liaisons et les sociétés, c'est l'esprit du monde qui règle les usages et les coutumes. On juge selon l'esprit du monde, on parle selon l'esprit du monde, on agit et on se gouverne selon l'esprit du monde ; le dirai-je ? on voudrait même servir Dieu selon l'esprit du monde, et accommoder sa religion à l'esprit du monde.
BOURDALOUE
Mais encore quels hommes pensez-vous qu'étaient les apôtres avant que le Saint-Esprit vint leur enseigner ces vérités ? Ah ! Chrétiens, quelle merveille ! des hommes remplis de défauts ; des hommes, selon le reproche de Jésus-Christ, insensés et lents à croire : Stulti et tardi corde ad credendum (Luc, XXIV, 25.) ; des hommes charnels, et ne voulant juger des choses de Dieu que par les sens : Nisi videro, non credam (Joan., X, 25.) ; des hommes intéressés, qui ne reconnaissaient pour vérité que ce qui était conforme à leurs désirs ; des hommes que le Sauveur lui-même avait eu peine à supporter, et à qui, dans le mouvement de son indignation, il avait dit : O generatio incredula, quandiu vos patiar (Marc, IX, 18.)
Car c'est ainsi que l'Evangile nous les dépeint, et telle était, même après la résurrection du Fils de Dieu, la disposition où ils se trouvaient encore, puisque Jésus-Christ, en se séparant d'eux et montant au ciel, leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leurs cœurs. Sont-ce là des sujets capables de profiter à l'école du Saint-Esprit, et d'y être admis ? Oui, répond saint Chrysostome, ce sont là les sujets que le Saint-Esprit choisit pour en faire ses disciples : s'ils étaient mieux disposés, ils ne lui seraient pas si propres ; s'ils étaient plus spirituels et plus raisonnables, il ne tirerait pas de leur conversion toute la gloire qu'il en veut tirer : il lui en faut de ce caractère, pour montrer ce qu'il est et ce qu'il peut. Jésus-Christ vient de les quitter, en leur reprochant le déplorable état où il les laissait. Voilà justement le fonds que cherchait l'Esprit de vérité, pour faire éclater sa puissance. De ces incrédules, il fait les appuis de la foi, et de ces ignorants, les docteurs de toutes les nations, afin qu'il n'y ait personne sur la terre qui ne puisse prétendre à la qualité de disciple du Saint-Esprit, et dont le Saint-Esprit ne puisse être le maître : car s'il l'a été des apôtres, de qui ne le sera-t-il pas ?
Vous me demandez jusqu'à quel point il les persuade ? Jusqu'à les résoudre à mourir pour la confession des vérités qu'il leur enseigne, jusqu'à les préparer au martyre, et à leur en inspirer des désirs ardents. Car c'est pour cela que ces disciples de la vérité reçurent la plénitude de l'Esprit. Or, en matière de persuasion, l'Esprit même de Dieu ne peut aller plus loin. Si Platon, dit saint Chrysostome, eût eu la présomption d'exiger de ses sectateurs ce témoignage de la créance qu'ils avaient en lui ; s'il avait voulu qu'ils soutinssent sa doctrine jusqu'à, l'effusion de leur sang, bien loin de s'attacher à lui, ils en auraient conçu du mépris : pourquoi ? parce qu'il ne les persuadait qu'en homme, et qu'en effet la persuasion qui vient de l'homme ne va pas à beaucoup près jusque-là. Tirez donc de là cette conséquence, et raisonnez de la sorte : Le Saint-Esprit, révélant aux disciples du Sauveur les vérités évangéliques, leur révèle en même temps que la foi de ces vérités sera pour eux un engagement au martyre ; que, pour croire et pour soutenir ces vérités, il leur en coûtera d'être maltraités, accablés, sacrifiés comme des victimes : et il les persuade à cette condition ; marque visible et incontestable que c'est l'Esprit de Dieu.
Au reste, Chrétiens, ne pensez pas que tout ceci ne se soit accompli qu'une fois, ou ne l'ait été que dans la personne de ces premiers disciples. Car saint Luc, en termes exprès, nous assure que le miracle dont je parle se renouvelait tous les jours dans l'Eglise naissante ; que le Saint-Esprit descendait sur les fidèles, tantôt quand on leur conférait le saint baptême, tantôt quand on leur imposait les mains, tantôt quand on leur annonçait la parole du salut ; et que par là on voyait grossir de jour en jour le nombre des croyants, c'est-à-dire le nombre de ceux qui étaient persuadés comme l'avaient été les apôtres : Augebatur credentium in Domino multitudo (Act., V, 14.).
Or, ce qui arrivait alors avec ces signes éclatants que saint Luc rapporte, c'est, malgré la perversité du siècle, ce qui arrive encore aujourd'hui, quoique d'une manière plus simple, c'est ce que nous avons vu nous-mêmes plus d'une fois : et ce que nous avons admiré, lorsque des esprits libertins et obstinés dans leur libertinage, que des mondains, des impies, des incrédules qui vivaient au milieu de nous, touchés de cet Esprit de vérité, ont renoncé à leur impiété, se sont soumis au joug de la religion, ont commencé à connaître Dieu et à le glorifier.
Car ainsi le monde est-il devenu chrétien ; ainsi des ténèbres de l'infidélité s'est-il converti à la lumière pure de la foi ; et ainsi l'Esprit de Dieu, selon la parole de Dieu même, a-t-il rempli tout l'univers : Spiritus Domini replevit orbem terrarum (Sap., 1, 7.).
Mais qu'a fait le démon, ce prince des ténèbres, ennemi des œuvres de Dieu et jaloux de sa gloire ? Pour combattre ce miracle, il s'est efforcé, et il a même trouvé le moyen de pervertir l'univers par un esprit tout contraire à l'Esprit de vérité ; je veux dire par l'esprit du monde, qui, se communiquant et se répandant a défiguré toute la face de la terre, que l'Esprit de Dieu avait saintement et heureusement renouvelée : je m'explique. Car voici, mes chers auditeurs, le désordre de notre siècle, que nous ne pouvons assez déplorer. Tout l'univers est aujourd'hui rempli de l'esprit du monde, et on peut dire que l'esprit du monde est comme l'esprit dominant qui conduit tout. En effet, c'est l'esprit du monde que l'on consulte dans les affaires, c'est l'esprit du monde qui règne dans les conversations, c'est l'esprit du monde qui fait les liaisons et les sociétés, c'est l'esprit du monde qui règle les usages et les coutumes. On juge selon l'esprit du monde, on parle selon l'esprit du monde, on agit et on se gouverne selon l'esprit du monde ; le dirai-je ? on voudrait même servir Dieu selon l'esprit du monde, et accommoder sa religion à l'esprit du monde. Et parce que cet esprit du monde est un esprit de mensonge, un esprit d'erreur, un esprit d'imposture et d'hypocrisie ; par une conséquence nécessaire, et que l'expérience même ne nous fait que trop sentir, de là vient qu'il n'y a rien dans le monde que de faux et d'apparent. Faux plaisirs, faux honneurs, fausses joies, fausses prospérités, fausses promesses, fausses louanges : voilà pour les biens extérieurs ; fausses vertus , fausse prudence, fausse modération, fausse justice, fausse générosité, fausse probité : voilà pour les biens de l'esprit ; mais ce qui est bien plus indigne, fausses conversions, fausses dévotions, fausses humilités, fausses pénitences, faux zèles pour Dieu, et fausses charités pour le prochain : voilà pour ce qui regarde le salut.
De la vient que les hommes du monde, pleins de cet esprit, semblent n'avoir point d'autre étude que d'imposer aux autres et de se tromper eux-mêmes, que de cacher ce qu'ils sont et de montrer ce qu'ils ne sont pas : de là vient que, selon l'Apôtre, le monde est une scène où tout se passe en figure, où il n'y a rien de solide ni de réel, où la flatterie est en crédit, où la sincérité est odieuse, où la passion, soutenue de la ruse et de l'artifice, parle hardiment, où la vérité simple et modeste est captive et dans le silence. Pernicieux esprit, qui, à mesure qu'il s'empare du monde, y fait éclipser les plus vives lumières, non seulement du christianisme et de la religion, mais de la droite raison. Cependant, je le répète, c'est cet esprit du monde qui s'insinue et qui s'introduit partout. On ne se contente pas de l'avoir pour soi ; on le communique, on travaille à le répandre. Un père l'inspire à ses enfants, il leur en fait des leçons, il leur en donne des règles, il les élève selon cet esprit, il les avance selon cet esprit, et, en les conduisant selon cet esprit, il se damne avec eux selon cet esprit.
Ce n'est pas seulement dans les palais des grands que cet esprit du monde exerce un souverain empire, c'est dans les conditions particulières, c'est parmi le peuple : le dirai-je ? c'est jusque dans les plus saints états, jusque dans l'Eglise et dans le clergé. Car je vois, par exemple, dit saint Bernard, et je le vois avec douleur, que tout l'empressement et tout le zèle des ministres de l'Eglise consiste à faire valoir leurs droits, à s'enfler de leur dignité, à jouir de leurs revenus et à en abuser. Ainsi parlait-il de son temps. Or on sait bien, ajoutait-il, que ce n'est pas l'Esprit de Dieu, mais l'esprit du monde, qui leur inspire ce zèle ambitieux et intéressé.
Voilà donc l'esprit du monde placé jusque dans le sanctuaire. Vous me direz que les religieux mêmes n'en sont pas exempts, et que, dans la profession qu'ils font de renoncer au monde, ils ne laissent pas souvent d'en conserver encore l'esprit : je le sais, et c'est ce qui me fait trembler, quand je viens à rentrer dans moi-même. Mais si j'en dois trembler pour moi, quelle sûreté peut-il y avoir pour vous ? et si ce malheureux esprit du monde peut aveugler et séduire un homme séparé du monde, que ne doivent pas craindre ceux qui, par la nécessité de leur état, se trouvent exposés à tous les dangers et à toutes les tentations du monde ?
BOURDALOUE SERMON POUR LA FÊTE DE LA PENTECÔTE