A quoi bon tant de pratiques de dévotions et tant de menues observances ? La piété ne consiste point en tout cela, mais dans le cœur. Ainsi parlent un homme et une femme du monde qu'on voudrait engager à une vie plus religieuse, et à certains exercices qu'on sait leur être très convenables et très salutaires.
Le principe qu'ils avancent est incontestable, savoir, que la piété consiste dans le cœur ; mais sur ce principe, dont nous convenons également de part et d'autre, nous raisonnons du reste bien différemment. Car, disent-ils, pourquoi ne pas s'en tenir là, et qu'est-il nécessaire de s'assujettir à tous ces exercices et à toutes ces règles qu'on veut nous prescrire ? Voilà ce qu'ils concluent; et moi, par un raisonnement tout opposé, voici ce que je leur réponds et ce que je leur dis : Il est vrai, c'est dans le cœur que la piété consiste; mais dès qu'elle est vraiment dans le cœur, elle porte, par une suite naturelle, à tout ce que je vous prescris ; et dès qu'elle ne porte pas à tout ce que je vous prescris, c'est une marque évidente qu'elle n'est pas vraiment dans le cœur.
En effet, du moment qu'elle est dans le cœur, elle veut s'y conserver ; or, c'est par toutes ces pratiques qu'elle s'y maintient. Du moment qu'elle est dans le cœur, elle y veut croître et augmenter; or, c'est par tous ces exercices qu'elle y fait sans cesse de nouveaux progrès. Du moment qu'elle est dans le cœur, elle veut se produire au dehors et passer aux œuvres, et c'est selon toutes ces règles qu'elle doit agir. Du moment qu'elle est dans le cœur, elle veut glorifier Dieu, édifier le prochain, faire honneur à la religion, et c'est dans toutes ces observances qu'elle trouve la gloire de Dieu, l'honneur de la religion, l'édification du prochain. Enfin, du moment qu'elle est dans le cœur, elle veut acquérir des mérites et s'enrichir pour l'éternité ; et tout ce qu'une sainte ferveur nous inspire, ce sont autant de fonds qui doivent profiter au centuple, cl autant de gages d'une éternelle béatitude. Aussi l'Eglise, éclairée et conduite par l'esprit de Dieu, outre ce culte intérieur qu'elle nous recommande, et qu'elle suppose comme le principe et la base de toute vraie piété, a-t-elle cru devoir encore établir un culte extérieur, où la dévotion des fidèles pût s'exercer et se nourrir. Voilà pourquoi elle a institué ses fêtes, ses cérémonies, ses assemblées, ses offices, ses prières publiques, ses abstinences, ses jeunes : pratiques dont elle a tellement compris l'utilité et même la nécessité, que de plusieurs elle nous a fait des commandements exprès, en nous exhortant à ne pas négliger les autres, quoiqu'elle ait bien voulu ne les pas ordonner avec la même rigueur. Rien donc n'est plus conforme à l'esprit de l'Eglise, ni par conséquent au divin Esprit qui la guide en tout, qu'une dévotion agissante, et appliquée sans relâche à de pieuses observances, ou qu'une longue tradition autorise, ou que le zèle suggère selon les temps et les conjonctures.
Le monde est merveilleux dans ses idées, et prend bien plaisir à se tromper ; je dis même le monde le moins profane et en apparence le plus chrétien. On veut une dévotion solide, et en cela l'on a raison ; mais cette dévotion solide, on voudrait la renfermer toute dans le cœur ; pourquoi ? parce qu'on voudrait être dévot, et ne se contraindre en rien, ni se faire aucune violence ; parce qu'on voudrait être dévot, et consumer inutilement les journées dans une molle oisiveté et dans une indolence paresseuse ; parce qu'on voudrait être dévot et vivre en toutes choses selon son gré, et dans une entière liberté. Car ces exercices propres d'une vie spirituelle et dévote ont leurs difficultés et leur sujétion ; il y en a qui mortifient la chair, et qui soumettent les sens à des œuvres de pénitence dont ils ont un éloignement naturel ; il y en a qui attachent l'esprit, qui l'appliquent à d'utiles réflexions, et l'empêchent de se distraire en de vaines pensées où il aime à se dissiper ; d'autres captivent la volonté, répriment ses désirs trop vifs et trop précipités, et, tout indocile qu'elle est, la tiennent sous le joug et dans la dépendance ; d'autres règlent les actions de chaque jour, les fixent à des temps précis, et leur donnent un arrangement aussi invariable qu'il le peut être dans la situation présente. Chacun porte avec soi sa gêne, sa peine, son dégoût. Or, voilà ce qui rebute, et à quoi l'on répugne.
Mais, dans le fond, qu'est-ce que toutes ces méthodes, que toutes ces pratiques ? ne sont-ce pas des minuties ? Des minuties ! mais ces prétendues minuties plaisent a Dieu , et entretiennent dans une sainte union avec Dieu. Des minuties ! mais ces prétendues minuties, les plus habiles maîtres et les plus grands saints les ont regardées comme les remparts et les appuis delà piété. Des minuties ! mais ce sont ces prétendues minuties qui font le bon ordre d'une vie et la bonne conduite d'une âme. Des minuties ! mais c'est dans ces prétendues minuties que toutes les vertus, par des actes réitérés et réglés, s'accroissent et se perfectionnent. Des minuties ! mais c'est à ces prétendues minuties que Dieu a promis son royaume, puisqu'il l'a promis pour un verre d'eau donné en son nom.
En vérité, les mondains ont bonne grâce de rejeter avec tant de mépris ce qu'ils appellent, en matière de dévotion,minuties et petitesses, lorsqu'on les voit eux-mêmes dans l'usage du monde descendre à tant d'autres petits soins et d'autres minuties, pour se rendre agréables à un prince, à un grand, à toutes les personnes qu'ils veulent gagner. Ils ont bonne grâce de traiter de bagatelles ce qui concerne le service de Dieu, lorsque les moindres choses leur paraissent importantes à l'égard d'un souverain, d'un roi de la terre, dont ils recherchent la faveur, et à qui ils font si assidûment leur cour. Qu'ils en jugent comme il leur plaira : dès qu'il sera question du Dieu que j'adore et des hommages que je lui dois, je ne tiendrai rien au-dessous de moi ; mais tout me deviendra respectable et vénérable.
Ils riront de ma faiblesse, et j'aurai pitié de leur aveuglement.
BOURDALOUE, DE LA DÉVOTION : INJUSTICE DU MONDE, DANS LE MÉPRIS QU'IL FAIT DES PRATIQUES DE DÉVOTION, ŒUVRES COMPLETES
Portrait de Ludovico Portinari, Le Maître de la Légende de Sainte Ursule