Deux astres jumeaux se lèvent au ciel de la sainte Eglise, illuminant des feux de leur apostolat d'immenses contrées. Partis de Byzance, on croirait tout d'abord que leur évolution va s'accomplir indépendante des lois que l'ancienne Rome a puissance de dicter aux mouvements des cieux, dont il est dit qu'ils racontent la gloire de Dieu et les œuvres de ses mains. Mais saint Clément Ier, dont les reliques sont tirées par eux d'une obscurité de huit siècles, incline leur marche vers la cité maîtresse ; et bientôt on les voit graviter avec un éclat incomparable dans l'orbite de Pierre, manifestant une fois de plus au monde que toute vraie lumière, dans l'ordre du salut, rayonne uniquement du Vicaire de l'Homme-Dieu. Alors aussi, une fois de plus, se réalise magnifiquement la parole du Psaume, que tout idiome et toute langue entendra la voix des messagers de la lumière.
Au subit et splendide épanouissement de la Bonne Nouvelle qui marqua le premier siècle de notre ère, avait succédé le labeur du second apostolat, chargé par l'Esprit-Saint d'amener au Fils de Dieu les races nouvelles appelées par la divine Sagesse à remplacer l'ancien monde. Déjà, sous l'influence mystérieuse de la Ville éternelle s'assimilant par un triomphe nouveau ceux qui l'avaient vaincue, une autre race latine s'était formée des barbares mêmes dont l'invasion, comme un déluge, semblait avoir pour jamais submergé l'Empire. L'accession des Francs au baptême, la conversion des Goths ariens et de leurs nombreux frères d'armes achevaient à peine cette transformation merveilleuse, que les Anglo-Saxons, puis les Germains, suivis bientôt des Scandinaves, venaient, sous la conduite des moines Augustin, Boniface et Anschaire, frapper eux-mêmes aux portes de l'Eglise. A la voix créatrice des apôtres nouveaux, l'Europe apparaissait, sortant des eaux de la fontaine sacrée.
Cependant, le mouvement continu de la grande émigration des peuples avait amené sur les rives du Danube une famille dont le nom commençait, au IXe siècle, à fixer l'attention du monde. Entre l'Orient et l'Occident, les Slaves, mettant à profit la faiblesse des descendants de Charlemagne et les révolutions de la cour de Byzance, tendaient à ériger leurs tribus en principautés indépendantes de l'un et l'autre empire. C'était l'heure que la Providence avait choisie, pour conquérir au christianisme et à la civilisation une race jusque-là sans histoire. L'Esprit de la Pentecôte se reposait sur les deux saints frères que nous fêtons en ce jour. Préparés par la vie monastique à tous les dévouements, à toutes les souffrances, ils apportaient à ces peuples qui cherchaient à sortir de leur obscurité passée, les premiers éléments des lettres et la connaissance des nobles destinées auxquelles le Dieu Sauveur conviait les hommes et les nations. Ainsi la race Slave devenait digne de compléter la grande famille européenne, et Dieu, dans cette Europe objet des éternelles prédilections, lui concédait l'espace plus largement qu'il ne l'avait fait pour ses devancières.
Il est temps de lire le récit très complet que l'Eglise romaine consacre aujourd'hui aux deux illustres et très saints frères Cyrille et Méthodius :
Cyrille et Méthodius étaient frères germains ; ils naquirent à Thessalonique de très nobles parents. De bonne heure ils se rendirent à Constantinople, pour se former aux arts libéraux dans cette capitale de l'Orient. Leurs progrès furent en peu de temps considérables. Cyrille surtout acquit une telle réputation de science, que pour le distinguer par honneur on l'appelait le philosophe. Méthodius avait embrassé la vie monastique. Pour Cyrille, à l'inspiration du Patriarche Ignace, il fut jugé digne par l'impératrice Théodora d'aller instruire dans la foi chrétienne les Khazares habitant au delà de la Chersonèse ; ses enseignements les amenèrent par l'aide de Dieu à Jésus-Christ et mirent fin à leurs nombreuses superstitions. Ayant organisé au mieux la nouvelle communauté chrétienne, il revint plein de joie à Constantinople, et rejoignit lui-même Methodius au monastère de Polychrone.
Cependant la renommée des succès obtenus au delà de la Chersonèse étant parvenue à Ratislas prince de Moravie, porta ce dernier à revenir jusqu'à trois fois à la charge près de l'empereur Michel pour obtenir de Constantinople quelques ouvriers évangéliques. Cyrille et Methodius étant donc désignés pour cette expédition, furent reçus en Moravie avec grande allégresse ; ils mirent tant de force, tant de soins et d'habileté à infuser dans les esprits la doctrine chrétienne, qu'il ne fallut pas longtemps pour que cette nation donnât de grand cœur son nom à Jésus-Christ. Ce dénouement ne fut pas peu favorisé par la connaissance de la langue slavonne que Cyrille avait acquise auparavant ; ne fut point non plus de peu de poids la traduction qu'il fit, dans l'idiome propre à ces peuples, de l'Ecriture sainte des deux Testaments. Cyrille et Methodius, en effet, furent les premiers à donner l'alphabet dont se servent les Slaves, et pour cette cause, non sans raison, ils sont regardés comme les pères de cette langue.
Le bruit public porta jusqu'à Rome la gloire de si grandes actions, et le Pape saint Nicolas Ier envoya l'ordre de s'y rendre aux illustres frères. Ils se mettent en route, apportant avec eux les reliques du Pape saint Clément Ier, que Cyrille avait découvertes à Cherson. A cette nouvelle, Adrien II, qui avait succédé à Nicolas, se porte en grand honneur à leur rencontre, accompagné des clercs et du peuple. Cyrille et Methodius rendent ensuite compte au Souverain Pontife entouré du clergé romain, des saints labeurs de leur charge apostolique. Comme des envieux basaient contre eux une accusation, sur ce fait qu'ils s'étaient permis d'user de la langue slavonne dans l'accomplissement des rites sacrés, ils appuyèrent leur cause de raisons si claires et si sûres, qu'ils reçurent du Pontife et de l'assistance approbation et louange. Tous deux s'étant alors engagés sous serment à persévérer dans la foi du bienheureux Pierre et des Pontifes Romains, furent consacrés évêques par Adrien.
Mais il était arrêté dans les décrets divins que Cyrille, plus mûr par la vertu que par l'âge, terminerait à Rome le cours de sa vie. Le corps du défunt fut l'objet de solennelles funérailles, et placé dans le tombeau même qu'Adrien s'était fait préparer ; on le conduisit ensuite à l'église de saint Clément, pour y reposer près des cendres du saint Pape. Ces marches par la Ville au milieu du chant festif des psaumes, cette pompe moins funèbre que triomphale, sembla de la part du peuple romain comme l'inauguration des honneurs célestes pour un si saint personnage. Methodius retourna en Moravie ; il mit toute son âme à s'y montrer le modèle du troupeau, se dépensant toujours plus ardemment au service des intérêts catholiques. On le vit même, indépendamment des Moraves, confirmer dans la foi du nom chrétien Pannoniens, Bulgares, Dalmates, et s'employer grandement à amener les Carinthiens au culte du seul Dieu véritable.
Cependant Jean VIII avait succédé à Adrien. L'apôtre, accusé de nouveau comme suspect dans la foi et violateur des règles des anciens, fut mandé à Rome. En présence de Jean, de plusieurs évêques et du clergé de la Ville, il vengea sans peine la pureté de la croyance qu'il avait gardée pour lui fidèlement et enseignée aux autres avec zèle ; pour l'usage du Slavon dans la sainte Liturgie, il montra qu'il avait agi légitimement, avec la permission du Pape Adrien et pour de bons motifs qui n'allaient point contre les saintes Lettres. C'est pourquoi, quant au présent, le Pontife, embrassant la cause de Methodius, donna ordre qu'on reconnût son pouvoir archiépiscopal et la légitimité de son expédition chez les Slaves, publiant même des lettres à cet effet. De retour donc en Moravie, Methodius continua de remplir avec un soin toujours plus vigilant la charge qui lui était assignée, et souffrit même pour elle l'exil de bon cœur.
Il amena à la foi le prince des Bohémiens et son épouse, et répandit au loin dans cette nation le nom chrétien. Il porta la lumière de l'Evangile en Pologne, et, au rapport de quelques historiens, ayant établi à Léopol un siège épiscopal, il pénétra dans la Moscovie proprement dite où il fonda le trône pontifical de Kiew. Enfin, revenu en Moravie chez les siens, et sentant que le terme de ses pérégrinations ici-bas était proche, il se désigna lui-même un successeur, encouragea par de suprêmes recommandations le clergé et le peuple à la vertu, et termina en grande paix cette vie qui avait été pour lui le chemin du ciel.
Avec le Pontife suprême, nous osons chanter vos louanges, et vous recommander l'immense portion de l'héritage du Christ où vos sueurs firent germer, à la place des ronces, les fleurs de la sainteté.
Préparés dans la solitude à toute œuvre bonne et utile au Seigneur, vous ne craignîtes point d'aborder les premiers ces régions inconnues, l'effroi du vieux monde, ces terres de l'aquilon où les Prophètes avaient signalé le trône de Satan, la source intarissable des maux ravageant l'univers. L'appel de l'Esprit-Saint vous faisait apôtres, et les Apôtres ayant reçu ordre d'enseigner toutes les nations vous alliez, dans la simplicité de votre obéissance, à celles qui n'étaient pas encore évangélisées. Cette obéissance, Rome, c'était son devoir, voulut l'éprouver, et reconnut qu'elle était sans alliage. Satan aussi le reconnut, à sa défaite ; car l'Ecriture avait dit : "L'homme obéissant racontera ses victoires".
Autre puissance qui fut la vôtre, et que nous révèle encore l'Ecriture, disant : "Le frère aidé par le frère est comme une ville forte, et leurs conseils sont comme les barres des portes des villes". Chassé par plus fort que lui, le fort armé vit donc avec rage passer au Christ le domaine qu'il croyait posséder la paix, et ses dernières dépouilles, les peuples de l'aquilon, devenir comme ceux du midi l'ornement de l'Epouse.
Louez le Seigneur, toutes les nations ; louez-le, tous les peuples : toute langue confesse le Seigneur Jésus-Christ ! Comme monument de la victoire, le septénaire des langues sacrées se complète en ce jour, Latine, Grecque, Syriaque, Copte, Ethiopienne, Arménienne et Slavonne.
DOM GUÉRANGER
L'Année
Liturgique
Saints Cyrille et Méthode
par Zahari Zograf, peintre d'Icônes, Bulgarie (1810–1853)