Saint Rémi baptisant Clovis par le Maître de Saint Gilles
Deux siècles ne s'étaient pas écoulés depuis le triomphe de la Croix sur l'idolâtrie romaine, que Satan se reprenait à chanter victoire.
Tandis que l'eutychianisme ceignait dans Byzance le diadème impérial avec Anastase le Silentiaire, Arius siégeait en Occident sur les trônes que les Barbares venaient d'élever parmi les ruines ;
dans tout l'ancien territoire de l'empire l'hérésie dominait, presque partout insolente et persécutrice ; l'Eglise n'avait pour fils que les vaincus.
« Mais ne crains pas, tressaille plutôt, s'écrie Baronius à cette date des annales du monde : c'est la Sagesse dont le jeu divin se poursuit. Les visées des mortels comptent peu devant celle qui
tient dans ses mains la lumière, pour l'y cacher s'il lui plaît, pour, quand elle le veut, la faire à nouveau resplendir. Les ténèbres où s'ensevelit l'univers lui marquent l'heure de luire au
cœur des Francs pour faire éclater la foi catholique en sa gloire.»
Manière d'écrire l'histoire peu habituelle en nos jours ; mais c'est ainsi que l'entendait celui qui fut le premier des historiens de la cité sainte, comme il en est demeuré le plus grand. Fils des Francs, dans une fête pareille, il nous est bon de n'avoir qu'à traduire en
l'abrégeant ce qu'il dit de nos pères.
« Comment, observe-t-il ailleurs, n'admirer pas cette providence qui ne fait jamais défaut à l'Eglise ? Du sein de tribus païennes encore, au lendemain de l'irrémédiable chute de l'empire, Dieu
se forme un peuple nouveau et se suscite un prince : contre eux doit se briser le flot montant des hérétiques et des Barbares. Telle, en effet, apparut au cours des siècles la mission divine des
rois francs.
« Mais quelle n'est pas la puissance de la foi pour conserver des royaumes, comme la fatalité de l'hérésie pour déraciner toute plante ne provenant pas du Père qui est aux cieux : c'est ce que
montrent, avec leurs principautés si totalement disparues, Goths, Vandales, Hérules, Alains, Suèves, Gépides ; tandis que les Francs voient la motte de terre de leurs origines, heureusement
fertilisée, s'assimiler au loin le sol qui l'entoure.
« Ce que peuvent les Francs, quand la Croix marche en tête de leurs bataillons, on le sut dès lors. Jusque-là obscurs, luttant pour la vie : maintenant que de victoires, que de trophées ! Il a
suffi qu'ils reconnussent le Christ, pour parvenir au plus haut faîte de la gloire, de l'honneur et de la renommée. Je ne dis là que ce qui est su de tout le monde. Si leur partage fut meilleur
que celui des autres nations, c'est que leur foi aussi fut suréminente, incomparable la piété qui les faisait se porter plus ardemment à la défense de l'Eglise qu'à la protection de leurs propres
frontières.
« Aussi, privilège unique et vraiment admirable : on ne vit jamais, comme il arrive ordinairement, les péchés des rois amener sur ce peuple la servitude d'un joug étranger. On dirait que la
promesse du Psaume a été renouvelée pour lui : Si ses fils ne marchent plus selon mes préceptes, je visiterai avec la verge leurs iniquités ; mais je ne retirerai point de lui ma
miséricorde.»
Honneur donc en ce jour au pieux Pontife qui mérita d'être pour les Francs l'instrument des faveurs du ciel ! On sait comment, selon l'expression du saint Pape Hormisdas, "Rémi convertit la
nation et baptisa Clovis au milieu de prodiges rappelant les temps du premier apostolat."
La prière de Clotilde, le labeur de Geneviève, les pénitences des moines peuplant les forêts gauloises, eurent sans nul doute leur très grande part dans une conversion qui devait à ce point
réjouir les Anges ; l'espace nous manque pour dire comment elle fut aussi préparée par tous ces grands évêques du Ve siècle, Germain d'Auxerre, Loup de Troyes, Aignan d'Orléans, Hilaire d'Arles,
Mamert et Avit de Vienne, Sidoine Apollinaire, tant d'autres qui, dans ce siècle de ténèbres, maintinrent l'Eglise en la lumière et forcèrent le respect des Barbares. Contemporain et survivant de
la plupart d'entre eux, leur émule en éloquence, en noblesse, en sainteté, Rémi sembla les personnifier tous en cette nuit de Noël qu'avaient appelée tant d'aspirations, de supplications, de
souffrances. Au baptistère de Sainte-Marie de Reims, naissait à Dieu notre nation ; comme autrefois au Jourdain la colombe était vue sur les eaux, honorant non plus le baptême du Fils unique du Père, mais celui de la fille aînée de son Eglise : largesse du ciel, elle apportait l'ampoule
sainte contenant le chrême dont l'onction devait faire de nos rois dans la suite des âges les plus dignes entre les rois de la terre.
Depuis, Reims, cité glorieuse, vit les hommages de la nation se partager, dans le culte de tels souvenirs, entre son incomparable Notre-Dame et la basilique vénérable où Remi, gardant à ses pieds
l'ampoule du sacre, était gardé lui-même par les douze Pairs entourant son splendide mausolée.
Eglise de Saint-Remi, caput Franciae, tête de la France, ainsi la nommaient nos aïeux ; jusqu'à ces jours d'octobre 1793 où, du haut de sa chaire profanée, fut proclamée la nouvelle que
les siècles d'obscurantisme avaient pris fin, tandis que l'on brisait la Sainte Ampoule et qu'on jetait dans une fosse commune les restes de l'Apôtre des Francs.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique