La lettre qu'on va lire fut écrite par un Français, Pierre de Blois, Archidiacre de Bath, et adressée aux
Chanoines de Beauvoir, peu de jours après le martyre du Saint, quand son sang était encore chaud sur le pavé de l'Eglise Primatiale de l'Angleterre. Cette lettre est un cri de victoire ; mais
combien la victoire de l'Eglise, dans laquelle elle ne verse d'autre sang que le sien, est pure et paisible !
« Il est décédé, le Pasteur de nos âmes, lui dont je voulais pleurer le trépas ; mais que dis-je? il s'est retiré plutôt qu'il n'est décédé ; il s'en
est allé, il n'est pas mort. En effet, la mort par laquelle le Seigneur a glorifié son Saint n'est pas une mort, mais un sommeil. C'est un port, c'est la porte de la vie,
l'entrée dans les délices de la patrie céleste, dans les puissances du Seigneur, dans l'abîme de l'éternelle clarté.
« Prêt à partir pour un voyage lointain, il a pris a avec lui les subsides de la route, pour revenir à la pleine lune. Son âme, qui s'est retirée de son
corps riche de mérites, rentrera, opulente, dans cette ancienne demeure, au jour de la résurrection générale. La mort envieuse et pleine de ruse a voulu voir si, dans ce trésor, il se
trouvait quelque chose qui appartînt à son domaine. Lui, en homme prudent et circonspect, n'avait pas voulu risquer sa vraie vie. Dès longtemps il désirait la dissolution de son
corps pour être avec Jésus-Christ ; dès longtemps il aspirait à sortir de ce corps de mort. Il a donc jeté un peu de poussière à la face de cette vieille ennemie, comme un
tribut. C'est de là qu'est sortie cette rumeur populaire et fausse qu'une bête féroce avait dévoré Joseph. La tunique dont on l'a dépouillé n'était donc qu'une fausse
messagère de sa mort ; car Joseph est vivant, et il domine sur toute la terre d'Egypte. Sa bienheureuse âme, débarrassée de l'enveloppe de cette poussière corruptible,
s'est envolée libre au ciel.
« Oui, il a été appelé au ciel, cet homme dont le monde n'était pas digne. Cette lumière n'est pas éteinte ; un souffle passager l'a inclinée,
afin qu'elle brillât ensuite avec plus de clarté, afin qu'elle ne fût plus sous le boisseau, mais éclatât davantage aux yeux de ceux qui sont dans la maison. Aux regards des insensés
il a paru mourir ; mais sa vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. La mort a semblé l'avoir vaincu et dévoré ; mais la mort a été ensevelie dans a son triomphe. Vous lui avez accordé,
Seigneur, le désir de son cœur ; car longtemps il milita pour vous, fidèle à votre service, à travers les voies les plus dures. Dès son adolescence, il
montra la maturité de la vieillesse ; et on le vit réprimer les révoltes de la chair par les veilles, par les
jeûnes, par les disciplines, par le cilice et la garde d'une continence perpétuelle.
« Le Seigneur se le choisit pour Pontife, afin qu'il fût, au milieu de son peuple, un chef, un docteur, un miroir de vie, un modèle de pénitence, un exemplaire de sainteté. Le Dieu des sciences
lui avait donné une langue éloquente, et avait répandu en lui avec abondance l'esprit d'intelligence et de sagesse, afin qu'il fût entre les doctes le plus docte, entre les sages le plus sage,
entre les bons le meilleur, entre les grands le plus grand. Il était le héraut de la parole divine, la trompette de l'Evangile, l'ami de l'Époux, la colonne du clergé, l'œil de l'aveugle, le pied
du boiteux, le sel de la terre, la lumière de la patrie, le ministre du Très-Haut, le vicaire du Christ, le Christ même du Seigneur.
« Il était droit dans le jugement, habile dans le gouvernement, discret dans le commandement, modeste dans le parler, circonspect dans les conseils, tempérant dans
la nourriture, pacifique dans la colère, un ange dans la chair, doux au milieu des injures, timide dans la prospérité, ferme dans l'adversité, prodigue dans les aumônes, tout entier à la
miséricorde. Il était la gloire des moines, les délices du peuple, la terreur des princes, le Dieu de Pharaon. D'autres, quand ils sont élevés sur le siège éminent de l'Episcopat, se montrent
tout aussitôt enclins à flatter la chair ; ils craignent toute souffrance du corps comme un supplice ; leur désir en toutes choses est de jouir longtemps de la vie. Celui-ci, au contraire, dès le
jour de sa promotion, désira avec passion la fin de cette vie, ou plutôt le commencement
d'une vie meilleure ; c'est pour cela que, se revêtant de la livrée du pèlerin, il a bu, sur la voie, l'eau du torrent, et pour cela, son nom est élevé en gloire dans la patrie. Ainsi, nos
seigneurs et frères, les Moines de l'Eglise cathédrale, sont-ils devenus tout à coup des pupilles qui ont perdu leur Père. »
Le seizième siècle vint encore ajouter à la gloire de saint Thomas, lorsque l'ennemi de Dieu et des hommes, Henri VIII d'Angleterre, osa poursuivre de sa tyrannie le Martyr de la Liberté de
l'Eglise jusque dans la châsse splendide où il recevait depuis près de quatre siècles les hommages de la vénération de l'univers chrétien. Les sacrés ossements du Pontife égorgé pour la
justice furent arrachés de l'autel ; un procès monstrueux fut instruit contre le Père de la patrie, et une sentence impie déclara Thomas criminel de lèse-majesté royale. Ces restes précieux
furent placés sur un bûcher ; et dans ce second martyre, le feu dévora la glorieuse dépouille de l'homme simple et fort dont l'intercession attirait sur l'Angleterre les regards et la
protection du ciel. Aussi, il était juste que la contrée qui devait perdre la foi par une désolante apostasie ne gardât pas dans son sein un trésor qui n'était plus estimé à son prix ;
et d'ailleurs le siège de Cantorbéry était souillé. Cranmer s'asseyait sur la chaire des Augustin, des Dunstan, des Lanfranc, des Anselme, de Thomas enfin ; et le saint Martyr,
regardant autour de lui, n'avait trouvé parmi ses frères de cette génération que le seul Jean Fischer, qui consentît à le suivre jusqu'au martyre. Mais ce dernier sacrifice, tout glorieux
qu'il fût, ne sauva rien. Dès longtemps la Liberté de l'Eglise avait péri en Angleterre : la foi n'avait plus qu'à s'éteindre.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
Reliquaire de Saint Thomas Becket