Pierre, dans sa solennelle Epître, avait annoncé les jours de l'épreuve comme ne devant pas tarder ; l'explosion de la persécution fut subite.
En 64, dans un accès de démence furieuse, Néron venait d'incendier Rome pour la rebâtir à son caprice. L'indignation du peuple auquel cependant il avait la passion de plaire monta au comble, et le tyran se demanda comment il s'y prendrait pour apaiser les murmures. Il lui vint en pensée, ou on lui suggéra de rejeter le crime sur les chrétiens. Le fanatisme païen, la jalousie juive, l'orgueil philosophique, eurent satisfaction au même instant. Ecoutons le langage féroce du grave Tacite : "Pour calmer l'irritation, Néron produisit des accusés, et soumit aux tourments les plus raffinés des hommes détestés pour leurs crimes, et que le peuple désignait sous le nom de chrétiens. Ce nom leur est venu de Christ, qui, sous l'empire de Tibère, avait été mis à mort par le procurateur Ponce-Pilate, ce qui réprima pour un moment cette pernicieuse superstition. Néanmoins le torrent déborda de nouveau, non seulement en Judée, où il avait pris sa source, mais jusque dans Rome même, où viennent se rendre et se perpétuent tous les crimes et toutes les turpitudes. On saisit d'abord ceux qui avouaient, et ensuite, sur leurs dépositions, une multitude immense, moins convaincue du crime d'incendie que d'être en butte à la haine du genre humain." (Annal., XV.)
En lisant ces lignes écrites trente ans après les événements, on peut se faire l'idée de l'impuissance de jugement à laquelle le paganisme réduisait ses adhérents. Ignorer la doctrine des chrétiens au point de la confondre avec celle des sectes perverses, ne tenir aucun compte des vertus et des qualités de ceux qui embrassaient cette religion nouvelle ; ne rien conclure de cette vie indestructible que la persécution de Néron n'avait pas atteinte, ne rien comprendre au présent, ne rien pressentir de l'avenir : tel fut le caractère de cette portion de la société romaine qui se fit l'ennemie acharnée du christianisme.
Quant à Néron lui-même, il voulut créer un nouveau genre de spectacle à ce peuple qu'il avait froissé, et dont il tenait à reconquérir la faveur. Le supplice des chrétiens, exécuté avec un luxe de barbarie inusité jusqu'alors, lui sembla propre à atteindre ce but. Aidé des inspirations de Tigellinus, son préfet du prétoire, il trouva un moyen de varier les scènes de carnage, et de flatter d'une façon inouïe les instincts de la cruauté populaire. Il choisit pour principal théâtre de l'immolation des chrétiens ses jardins de la plaine Vaticane, qu'il ouvrit au peuple. Là on put voir à son aise déchirer à belles dents par des meutes de chiens furieux les disciples du Christ cousus dans des peaux de bêtes. Mais ce n'était pas assez pour assouvir la férocité de Tigellin et de son maître ; il leur fallut des flambeaux vivants, pour éclairer les jeux que l'empereur donnait dans son hippodrome. De longues files de martyrs dessinaient l'enceinte et le contour du cirque, éclairaient les avenues des jardins. Chacun était vêtu d'une tunique de papyrus enduite de cire et de poix. Un pal fiché en terre, et se terminant par une pointe aiguë, pénétrait la gorge du martyr, et l'obligeait à garder la tenue droite d'un flambeau. Au signal donné, les bourreaux mettaient le feu à cette tunique incendiaire, et l'holocauste commençait. A la lueur de ces torches humaines, Néron lançait son char, et mendiait par son adresse les applaudissements du peuple.
Ces détails nous sont fournis par Tacite, et ils sont confirmés par Martial et Juvénal. Ce dernier donne à entendre que l'on achevait avec l'épée les martyrs à demi consumés, lorsqu'il parle de ruisseaux de sang qui serpentaient sur le sable. Disons cependant que Tacite, sans adoucir sa haine pour les chrétiens, qu'il se gardait bien d'étudier et de connaître, finit par protester contre l'affreuse répression qu'on leur infligeait. "Quoique les chrétiens, dit-il, fussent coupables et dignes des derniers supplices, on finit par éprouver quelque compassion pour ces victimes, qui semblaient moins immolées au bien public qu'à l'assouvissement de la cruauté d'un seul."
Un homme néanmoins se rencontra à qui ces scènes, où la grandeur d'âme des victimes l'emportait encore sur l'horreur du spectacle, inspirèrent l'admiration et la sympathie la plus vive pour les persécutés. Ce fut Sénèque qui avait vu et entendu Paul ; Sénèque qui, nous le répétons, avait étudié les écrits des chrétiens et modifié plus ou moins ses idées et son langage d'après ce qu'il avait lu. Dans ses lettres intimes, il s'épanche avec des amis sur ce qui vient de se passer sous ses yeux. Il a vu, écrit-il à Lucilius (Ep. XIV), des hommes en proie aux plus poignantes tortures, impassibles, n'ayant rien de la roideur théâtrale, conciliant la douleur avec un calme céleste. Il énumère les tourments qu'on a fait subir à ces hommes, et n'oublie pas la tunique enflammée. Dans une autre lettre au même, après avoir décrit les maladies cruelles qui parfois viennent assiéger l'homme, il ajoute : "Ce n'est rien cependant si on le compare à l'action du feu sur les membres, au chevalet, aux lames ardentes, au fer parcourant de nouveau des blessures à demi fermées pour les rouvrir et les creuser plus avant. Quelqu'un a cependant souffert tout cela, et n'a pas poussé un gémissement. Je ne dis pas assez, il n'a pas même imploré de relâche. Que dis-je ? il n'a pas même daigné répondre au juge. Plus encore : on l'a vu sourire, et son sourire était de bon cœur. Après cela, dis-moi, ne te sentirais-tu pas porté toi-même à te rire de la douleur ?" (Ep.LXXVIII.)
La morale ne saurait être mieux amenée après l'exemple ; mais il est bon d'ajouter que l'épreuve de la douleur à laquelle un stoïcien pouvait être appelé, consistait simplement à se sentir ouvrir les veines, selon le bon plaisir de César. Quelquefois même, celui-ci avait la courtoisie de permettre que le patient fût lui-même l'opérateur, comme il advint à Sénèque. L'opération avec l'accompagnement d'un bain, avec un cercle de parents et d'amis autour de soi, diffère très fort, avouons-le, des tortures affreuses qu'ont subies nos martyrs, et que la clémence impériale daignait épargner aux courtisans philosophes.
Nous avons vu, par le récit de Tacite, que la persécution de Néron produisit à Rome un nombre immense de martyrs ; d'où nous devons conclure que les disciples de Pierre se montrèrent dignes de leur maître. Sur tant de victimes de la cruauté païenne à cette première explosion, deux noms seulement ont survécu. Ce sont ceux de deux femmes, Danaïs et Dircé, et la renommée de leur courage s'étendit hors de Rome. Saint Clément, dans sa lettre aux Corinthiens, rappelle en passant la grandeur d'âme de ces deux héroïnes, comme un souvenir toujours vivant : "ces femmes, dit-il, qui ont supporté de si affreux supplices, en persévérant dans la foi ; faibles de corps, mais ayant acquis les plus nobles couronnes".
Ces sanglantes hécatombes ne semblent pas avoir atteint en grand nombre les personnes d'un rang élevé, chez lesquelles on pouvait soupçonner la profession du christianisme. Elles sévirent plutôt contre la multitude des chrétiens de la classe moyenne et du peuple. Comme il est d'usage, la fureur première se ralentit, et d'autant plus naturellement que, selon la remarque de Tacite, le dégoût finissait par s'emparer des romains, témoins de ces atroces cruautés. On trouve la trace d'une commutation de peine à l'égard des condamnés à cette époque, dans un passage de Suétone (In Neronem, XXXI), où il raconte que, pour se procurer les bras et les matériaux nécessaires à la reconstruction de Rome, Néron ordonna, quelque temps après l'incendie, de ne plus condamner aucun criminel qu'aux travaux des mines ou autres semblables. De nombreuses colonies d'exilés partirent pour des régions lointaines, où les confesseurs devaient être employés aux travaux des carrières ; mais le glaive n'en demeura pas moins suspendu désormais sur la tête des chrétiens. En un instant, l'Eglise avait perdu cette heureuse liberté, parfois mélangée d'épreuves, au sein de laquelle elle avait pris naissance. De temps en temps, elle goûtera encore quelques jours de paix ; mais l'ignoble main de Néron lui a porté un coup qui se fera sentir dans toute la première période de son existence. Désormais la légalité est contraire au christianisme, et, si méprisé qu'ait été un César, ses édits sont enregistrés et constituent le droit de l'Empire.
Rome dès lors était devenue pour Pierre un séjour plein de périls, et il se souvenait que son maître, en l'établissant pasteur des agneaux et des brebis, lui avait dit : "Tu me suivras". (JOHAN., XXI.) L'apôtre attendait donc le jour où il mêlerait son sang à celui de tant de milliers de chrétiens dont il avait été l'initiateur et le père.
Mais auparavant il fallait que Rome possédât de nouveau dans ses murs l'apôtre des gentils, qu'une même immolation devait réunir à Pierre, afin que rien ne manquât à la gloire et à la splendeur de l'église mère et maîtresse de toutes les autres.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 122 à 128 )