L'arrivée de Vespasien à Rome avait été saluée de vives acclamations. On espérait que ce chef militaire effacerait l'odieux souvenir de Néron, et mettrait un terme à l'anarchie qu'avaient amenée les trois compétiteurs à l'Empire, que l'on avait vus disparaître tour à tour d'une façon si tragique.
Il est à propos de nous arrêter à considérer de nouveau le mouvement du christianisme dans la famille Flavia, qui compensait à ce moment le défaut d'une origine patricienne par l'éclat de la pourpre impériale. Avec un instinct évidemment éclairé d'en haut, Lucine avait su pressentir les destinées de cette race, et elle en avait admis tout d'abord l'aîné jusque dans sa propre famille. Mais au moment où Vespasien, son frère, devenait césar, le gendre de Lucine, Flavius Sabinus, périssait dans Rome, au milieu d'une émeute qu'avait amenée la chute de Vitellius. Depuis douze ans, selon Tacite, il gérait la préfecture de la ville, et l'estime publique entourait sa personne. Sa bonté et sa justice étaient universellement reconnues, et l'on s'accordait à dire que dans les camps et la vie privée nul ne s'était montré plus irréprochable. Quant à la dignité de sa personne, Tacite, à qui nous empruntons tous ces traits, déclare qu'elle avait suffi à mettre en honneur la race des Flavii, avant même que Vespasien montât à l'empire.
Ces grandes qualités aident à expliquer la bienveillance dont il fut l'objet de la part de Lucine, et peut-être ne nous tromperons-nous pas en attribuant leur développement à l'influence de cette illustre Romaine. Avec tant de belles parties, Sabinus mit-il le dernier sceau à sa moralité, en embrassant le christianisme? Il semble qu'on serait en droit de le conclure du trait final qu'ajoute Tacite lorsqu'il nous dit que, vers la fin de sa vie, Sabinus adopta une conduite qui le fit accuser de mollesse par les uns, tandis que les autres reconnaissaient en lui un type de modération et la clémence d'un magistrat avare du sang humain. (Histor., lib. III, cap. lXXV.) Des jugements semblables et formulés dans les mêmes termes chez des historiens païens, à l'endroit de personnages que nous savons, à n'en pas douter, avoir professé le christianisme, aident à saisir la portée des expressions de l'annaliste.
Nous connaissons déjà la fille de Sabinus, Plautilla, dont le nom est dérivé de celui de Plautia, sa mère. On ignore jusqu'ici celui de son mari, et le moment n'est pas encore venu de parler de son illustre fille, la vierge Flavia Domitilla. La mère et la fille sont honorées d'un culte dans l'Eglise. Outre leur fille Plautilla, Sabinus et Plautia eurent deux fils, dont l'un, nommé Titus Flavius Sabinus, épousa Julia Augusta, fille de Titus. Il n'y a pas lieu de douter qu'il n'ait été chrétien. L'autre, Titus Flavius Clemens, non seulement fut chrétien, mais il remporta la palme du martyre. Il épousa Flavia Domitilla, petite-fille de Vespasien, chrétienne aussi, quoique de la branche cadette des Flavii. Nous aurons à revenir sur ces deux époux. Cette intéressante généalogie, que M. de Rossi a exposée avec tant de précision et de clarté, nous donne une idée des succès de la prédication de saint Pierre dans Rome, en même temps qu'elle fait apprécier de plus en plus l'influence de Lucine, durant les quarante années de ce deuil dont nous parle Tacite, sans en pénétrer le mystère.
La branche cadette des Flavii ne paraît pas avoir donné au christianisme un autre nom que celui de Flavia Domitilla, l'épouse de Flavius Clemens ; en retour, elle eut les honneurs et la puissance. Il n'est pas de notre sujet d'entrer dans le détail des gestes de Vespasien ; mais nous devons mentionner la construction de son colossal amphithéâtre, qui devint le champ de bataille des chrétiens, un des lieux où se décida, par leur invincible courage, la victoire finale après tant de luttes. Nous en reparlerons à propos de Titus.
Dans un moment où le christianisme florissait au sein même de la dynastie régnante, et où la Chaire de Pierre était occupée par un membre d'une des familles du haut patriciat, on n'a pas droit d'être étonné de voir l'Eglise régler déjà son administration par une mesure qui annonce l'importance de son établissement dans la capitale du monde. De même que Pierre avait tracé les grandes lignes de démarcation de l'empire chrétien, en créant, avec subordination au premier, les trois sièges de Rome, d'Alexandrie et d'Antioche ; ainsi Clément, son deuxième successeur, ayant devant lui les quatorze régions de Rome, en traçait sept au point de vue ecclésiastique, réunissant deux en une, et plaçait à la tête de chacune d'elles l'un des sept diacres qui formaient une des parties essentielles du clergé de Rome, à l'imitation de ce qui avait eu lieu au commencement de l'église de Jérusalem. Ces diacres régionaux, dont l'institution nous est révélée par le Liber pontificalis, aidaient l'évêque dans l'administration des secours temporels aux pauvres, et facilitaient aux prêtres le ministère des âmes. Un de ces diacres avait la préséance sur les autres, et fut décoré de bonne heure du nom d'archidiacre. On entrevoit déjà cette prééminence dans saint Etienne à Jérusalem, et les Pères l'ont reconnue.
Clément institua en outre sept notaires de l'Eglise, dont la fonction correspondait à chacune des régions de la division chrétienne de Rome. La tolérance de Vespasien permettait ces hardiesses, et l'on reconnaît aisément le caractère romain dans cet esprit d'administration. Mais l'Eglise ne comptait pas sur la longueur de la trêve, et la mesure que prenait Clément l'annonçait assez. La charge de ces notaires devait être de recueillir les Actes des martyrs, c'est-à-dire le détail de leur interrogatoire, de leurs réponses, des tourments qu'ils auraient soufferts et de leur glorieux trépas. Le courage invincible des martyrs devant être la confirmation de l'origine divine du christianisme, il importait de ne pas laisser se perdre les éléments précieux d'un argument sur lequel reposerait la certitude de la foi dans les âges futurs. Le Sauveur, en outre, avait annoncé que toutes les paroles de ses disciples devant les persécuteurs leur seraient divinement suggérées ; un respect particulier s'attachait donc à ces réponses sublimes rendues aux tyrans par des héros de toute condition, de tout âge et de tout sexe. L'effroyable persécution de Néron avait fait périr un nombre immense de chrétiens dans Rome. Durant la tempête, nul ne songea à recueillir des détails qui auraient été si précieux à la postérité. On mourait par masse : l'héroïsme du martyre était là ; mais l'expérience du martyre n'était pas formée encore. Nous avons remarqué ci-dessus que deux noms seulement ont surnagé, de tous ceux des chrétiens de Rome qui succombèrent sous les violences et les cruautés raffinées de Tigellinus.
Clément, qui a sauvé de l'oubli ces deux noms, était à même de sentir à quel point il importait à l'église romaine de réunir en corps de si utiles enseignements, et c'est ce qui le porta à organiser un service pour en assurer la conservation. Ses successeurs se montrèrent plus d'une fois les imitateurs et les continuateurs de son oeuvre. Heureuse la postérité, si la persécution de Dioclétien, particulièrement jalouse des archives chrétiennes, n'eût pas sévi avec autant d'habileté que de fureur sur les dépôts où se conservaient de si glorieuses annales !
Sous un pontife tel que Clément, le nombre des chrétiens ne pouvait manquer d'être en progrès. Dans ces recrues, nous n'avons garde de le contester, les humbles et les pauvres formaient l'immense majorité, et dans l'Eglise la société tout entière, avec ses inégalités de rang et ses proportions naturelles, se trouvait représentée. Sous Néron, Tacite, parlant de la population chrétienne de Rome, l'appelle déjà une multitude immense, ingens multitudo. La période de paix qui s'ouvrait à l'avènement des Flavii, abaissait de nombreuses barrières, et rendait une liberté d'action dont la prédication évangélique avait grandement à profiter. Mais les progrès de la chrétienté romaine ne firent point perdre de vue à Clément le devoir que lui imposait sa qualité de patriarche de l'Occident, celui de répandre la lumière de l'Evangile sur les provinces de l'Empire dont saint Pierre avait rattaché le soin immédiat au siège de Rome.
Pour ce qui est de la Gaule en particulier, la critique la plus assurée rattache à saint Clément la mission de saint Denys à Paris. Il nous serait impossible de discuter ici les titres des autres églises de France, qui font remonter à notre saint pape la mission de leur premier évêque ; mais il est permis de remarquer que le Liber pontificalis attribue à Clément l'ordination de quinze évêques destinés à divers lieux. On a droit de penser avec toute vraisemblance que ces évêques auront été partagés entre les provinces occidentales où le besoin d'apôtres se faisait le plus sentir. Les successeurs de Pierre ne durent avoir rien de plus à coeur que de protéger la foi dans l'héritage qui leur avait été transmis, et l'occupation chrétienne de la Gaule avant le troisième siècle est désormais un fait incontestable.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 191 à 197)