Il s'agit maintenant de montrer ce que doit être cet homme renouvelé, et pour cela nous avons à chercher les traits de la vie morale du chrétien sur nos peintures.
La première chose qui nous frappe, c'est cette sorte d'identité qui semble désormais établie entre le médiateur divin et ceux qu'il est venu rattacher à Dieu. Elle avait déjà apparu, lorsque l'appellation de Christianus fut décrétée à Antioche, pour désigner désormais les disciples du Christ. Dans les catacombes et sur les antiques représentations chrétiennes, le poisson apparaît fréquemment, mais il ne signifie pas toujours le Christ ; souvent c'est le fidèle même qu'il exprime. Qu'est le fidèle en effet, sinon un poisson ? Le Christ n'a-t-il pas dit à ses apôtres : "Je vous ferai pêcheurs d'hommes ?" (MATTH., IV.) Aucune des peintures de l'époque à laquelle nous nous arrêtons ne représente cette pêche, si ce n'est peut-être celle par trop effacée de l'ambulacre du cimetière de Domitille ; mais le chrétien-poisson lui-même abonde déjà sur les fresques du second siècle.
De même, le Verbe incarné étant dépeint sous les traits de l'agneau, son disciple devra revêtir aussi le caractère de l'agneau. "Je vous envoie, dit le Sauveur, comme des agneaux au milieu des loups". (Luc, X.) Dans la parabole où il se représente comme le pasteur, il parle sans cesse des fidèles comme de ses brebis "qu'il connaît et dont il est connu". (Johan., X.) Les peintres des cimetières n'ont eu garde d'oublier cette assimilation touchante. Il n'est pas jusqu'au pauvre pécheur réhabilité après le baptême dont il avait perdu la grâce, qui ne reparaisse plus d'une fois sous les traits de la chèvre, il est vrai, mais agile et régénéré.
La manifestation de l'Esprit-Saint, sous la forme de la colombe, amenait un nouveau type pour désigner le chrétien par imitation. Au-dessus des eaux du Jourdain, c'est l'Esprit-Saint qui se manifeste sous un signe sensible : Spiritus Sanctus ; mais l'âme humaine est désignée aussi, dans les Ecritures, sous le nom de spiritus. Le Psautier se termine par ces paroles : Omnis spiritus laudet Dominum. (Psalm. CL.) L'antiquité païenne avait consacré la colombe à Cypris ; le christianisme s'en empare désormais et l'inscrit de toutes parts, dans son sens nouveau, sur ses monuments primitifs. Tantôt elle vole, tantôt elle repose, tantôt elle tient dans ses pattes le laurier de sa victoire, tantôt elle le porte à son bec ; rien de plus répété aux catacombes.
Avant d'aller plus loin, il nous faut parler du symbolisme des fleurs sur les peintures cémétériales. Nous y rencontrons souvent la rose et le lis réunis ensemble comme sur une même tige : le lis, signe de la pureté de l'âme ; la rose consacrée par les païens à l'amour profane, et devenue pour les chrétiens l'expression de cet amour suprême qui les conduisait au martyre. Minucius Félix, dans son Octavius (cap. XXXVIII), répond aux païens qui accusaient les sectateurs du christianisme de dédaigner les fleurs, parce qu'ils ne s'en couronnaient pas :
" Bien que toute créature, étant un don inviolable de Dieu, ne puisse être souillée en elle-même par le mauvais usage, nous nous abstenons, il est vrai, de certain emploi de ces créatures, pour ne pas donner lieu de penser que nous accordons quelque chose aux démons dans ce qui leur est consacré, ou que nous rougissons de notre religion. Mais est-il permis d'ignorer le goût que nous professons pour les fleurs, nous qui faisons tant de cas de la rose du printemps et du lis, et généralement de ce que les fleurs offrent de charme, soit dans leurs couleurs, soit dans leur parfum ? Nous savons nous en servir, soit pour en joncher la terre, soit pour en former de fraîches guirlandes, dont nous entourons notre cou. Si nous n'en couronnons pas nos têtes, excusez-nous, c'est par l'odorat et non par les cheveux de l'occiput que nous aspirons le parfum des fleurs."
Ce goût des premiers chrétiens pour les plantes et les arbres odoriférants paraît sur les peintures cémétériales, dans les rinceaux dont elles sont décorées si souvent. Quant à la rose et au lis emmêlés, il ne se peut rien voir de plus gracieux que les échantillons qui nous sont fournis par les fresques du cimetière de l'Ardéatine.
Le laurier, symbole de cette victoire qui ne s'acquiert que par une lutte au champ d'honneur, et qui est sans cesse célébré dans l'antiquité ecclésiastique comme l'emblème du martyre, ne pouvait manquer de figurer parmi les symboles en faveur dans Rome souterraine. La même catacombe qui vient de nous donner la rose et le lis, nous fournit aussi le laurier accompagnant le collier de perles qui sera le prix du vainqueur.
Mais il faut entrer maintenant dans la série des actes de vertu que le chrétien devra pratiquer pour être digne de son divin caractère. Avant tout, il lui faut mettre en Dieu une confiance inaltérable. Son espérance dans le secours d'en haut doit être cette ancre que recommande l'Apôtre. (Hebr., VI.) Aussi voyons-nous fréquemment sur les pierres gravées pour l'usage des fidèles, et qui sont arrivées jusqu'à nous, le poisson, figure du chrétien, se serrant fortement contre cette ancre de salut, qui, terminée par la croix, montre que toute l'espérance de l'homme repose dans le Christ, qui a délivré le genre humain par l'effusion de son sang sur le bois de la rédemption.
A côté de l'espérance apparaît l'humilité ; l'homme était d'autant moins disposé à mettre sa confiance en lui-même, qu'il sent tout ce que Dieu opère en sa faveur. De là cette simplicité héroïque, caractère d'une nouvelle génération que l'on aurait crue descendue du ciel et se révélant à la terre. Un jour le Christ avait béni un enfant, et il avait dit à ceux qui l'entouraient : "Si vous ne devenez comme cet enfant, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux". (MATTH., XVIII.) La simplicité devait donc faire le caractère de la nouvelle société appelée à triompher de l'ancienne, au sein de laquelle l'orgueil et toutes les convoitises étaient déchaînés. Cette vertu respire de toutes parts dans les nombreuses figures qu'a produites l'art des catacombes. On sent que tous ces personnages ont traité avec Dieu, et qu'il leur en reste l'impression douce et profonde du néant de l'homme.
Clément d'Alexandrie, dans son délicieux Carmen au Christ, Roi des enfants, épanche l'enthousiasme qu'inspirait à ses contemporains cette paix, fruit de l'humilité chrétienne. Nous citerons ici le Christ bénissant un enfant, d'après une fresque du cimetière de la voie Latine. Ceux qui voudraient y voir la guérison de l'aveugle-né n'ont évidemment pas considéré avec attention cette peinture qui retrace un enfant et non un homme, en même temps qu'elle est en parfait rapport avec le récit évangélique.
La confiance envers Dieu et l'humilité produisent la prière ; et l'on peut dire que le grand nombre des figures chrétiennes des catacombes représente le chrétien dans l'exercice de cet acte de piété envers Dieu. La révérence avec laquelle l'homme doit aborder ce souverain Seigneur est exprimée par le type de Moïse qui vient d'ôter sa chaussure par respect avant de s'approcher du buisson ardent, près duquel il doit s'entretenir avec Dieu. Les belles peintures du cimetière de Nérée et Achillée nous fournissent encore cet intéressant sujet.
Quant à la prière elle-même, ainsi que nous venons de le dire, elle est partout dans les catacombes. Ces hommes, ces femmes, recueillis et immobiles, qui ont reçu le nom d'orantes, se retrouvent à chaque pas. On sent que c'est avec Dieu qu'ils traitent. Leur attitude représente le Christ, les bras étendus sur la croix et offrant sa prière pour le salut du genre humain. Ils savent que c'est par lui que leur prière monte jusqu'au ciel et est agréée, et ils persévèrent dans l'application à Dieu avec lequel la contemplation les unit. Que leur importe le fracas qui accompagne les convulsions de l'Empire au-dessus de leur tête ! Leur âme repose en Dieu, leur corps exprime la figure de la croix ; sous quelques jours peut-être ils seront immolés ; mais la Rome nouvelle, grâce à la prière silencieuse, s'établira par eux, et les temples des faux dieux, s'écroulant, verront s'élever du sol de la ville éternelle les basiliques qui porteront jusqu'aux cieux le nom et la gloire des martyrs. Soit que les orantes des catacombes expriment la prière éternelle des bienheureux au sein de Dieu, soit qu'ils rendent la prière de ceux qui sont encore dans la voie de l'épreuve, il est à remarquer que le caractère et l'expression demeurent toujours les mêmes.
Le détachement des choses temporelles et la patience sous la main de Dieu dans les épreuves, entraient aussi dans le caractère du chrétien. Il lui fallait se défendre des charmes de la vie présente dont il avait reconnu la vanité et trop souvent le danger, depuis qu'il avait écouté les enseignements de l'Evangile. L'exemple de Job soumis à Dieu au sein même des plus grandes tribulations, était rappelé aux premiers fidèles par saint Jacques dans sa solennelle épître. (Cap. V.) L'effigie de ce héros de la patience ne pouvait donc être omise dans la série des peintures catéchétiques des cimetières.
Au reste, ils devaient être prêts à la tribulation, ces chrétiens des générations premières, obligés qu'ils étaient de compter sans cesse sur le martyre, comme sur le dénouement plus ou moins prochain de leur existence. Ils n'allaient pas au baptême sans avoir entendu lire, durant les heures solennelles qui précédaient, l'histoire des trois enfants jetés à Babylone dans une fournaise ardente, pour avoir refusé d'adorer la statue de Nabuchodonosor. Ces trois héros furent miraculeusement préservés ; mais les chrétiens n'ignoraient pas que Dieu ne s'était pas engagé à répéter le prodige, chaque fois que ses serviteurs de la loi nouvelle seraient appelés à confesser leur foi. Pierre avait dit aux chrétiens dans sa première épître : "Le Christ a souffert dans sa chair; armez-vous de cette pensée". (Cap. IV.)
Le martyre ou l'apostasie, telle était l'alternative qui pouvait s'offrir à eux d'un moment à l'autre. C'est pour cette raison que la représentation des trois enfants dans la fournaise est une des plus fréquentes sur les fresques des catacombes. Au cimetière de Priscille, la divine Colombe se fait remarquer planant au-dessus des trois martyrs, et portant dans son bec le rameau d'olivier, pour rappeler l'huile sacrée de la confirmation, qui donne au chrétien la force de confesser la foi du Christ, au milieu même des supplices.
Un autre type du martyre, non moins expressif et non moins fréquent sur nos fresques, est Daniel dans la fosse aux lions.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 51 à 57)