On sut donc de bonne heure, dans tout l'Empire, qu'on ne lui déplairait pas en poursuivant les chrétiens à outrance.
Antonin vivait encore, et déjà l'audace païenne se montrait à découvert, grâce à la vieillesse de l'empereur et aux sentiments bien connus de son associé. En 160, la préfecture de la ville était aux mains de Q. Lollius Urbicus. Un fait en particulier annonça aux chrétiens de la ville que le règne d'Antonin n'existait plus que de nom.
Deux époux avaient vécu dans le désordre durant plusieurs années. La femme rentra en elle-même, et, ayant ouvert les yeux à la lumière, elle embrassa généreusement le christianisme. Dès lors elle dirigea tous ses efforts pour amener son mari à une vie meilleure ; mais cet homme s'étant jeté dans des désordres qui surpassaient encore ceux de sa vie antérieure, sa femme, après avoir pris conseil et à la suite d'une longue épreuve, sollicita la séparation que lui permettait la loi civile. Le mari alla aussitôt déposer une dénonciation contre elle, l'accusant de christianisme, auprès du préfet de Rome, Lollius Urbicus. Elle s'adressa à l'empereur, pour obtenir un sursis qui devait lui donner le temps de régler ses affaires domestiques, avant de répondre à l'accusation. Irrité de ce délai, le mari tourna sa fureur contre un chrétien, nommé Ptolémée, qui avait initié sa femme au christianisme. Une dénonciation s'ensuivit, et Ptolémée comparut devant Urbicus. Interrogé sur le seul fait de savoir s'il était chrétien, il s'avoua tel, et le préfet l'envoya au supplice. Un autre chrétien, présent au jugement et nommé Lucius, osa interpeller Urbicus, sur une conduite si opposée aux maximes qu'Antonin avait fait prévaloir dans les causes des chrétiens. "Es-tu donc aussi de ces gens-là ? lui demanda le préfet. — Oui", répondit Lucius. Sans autre information, Urbicus prononça la peine de mort contre ce second chrétien. "Je te rends grâces, Urbicus, s'écria le martyr, de me délivrer du joug de tels maîtres, et de m'envoyer vers celui qui est le père et le roi plein de bonté". Un troisième des auditeurs, ayant déclaré de lui-même qu'il n'avait pas d'autres sentiments que les deux premiers, fut pareillement conduit au supplice. C'est ainsi que la persécution sournoise et sanguinaire débutait dans Rome.
Le prêtre Justin s'indigna de cette recrudescence d'une guerre que sa première Apologie semblait avoir conjurée pour longtemps. Il entreprit une nouvelle défense des chrétiens, qui devait être présentée à Antonin lui-même, ainsi qu'à Marc-Aurèle et à son frère adoptif Lucius Verus. Il y débute en racontant les faits que nous venons de relater, et qui venaient de se passer dans Rome même sous les yeux des Césars, et il se plaint que des attentats semblables aient lieu à la même heure dans toutes les provinces de l'Empire, avec le concours des magistrats. Les chrétiens cependant ont été justifiés ; la précédente Apologie a exposé ce qu'ils croient, ce qu'ils font, ce qu'ils désirent. Si, nonobstant, on veut de nouveau les soumettre à la persécution, que l'on sache qu'ils sont prêts à tout souffrir pour la vérité, et qu'ils ne renieront pas leur foi. Quant à lui Justin, il compte personnellement sur les embûches perfides de Crescens le Cynique, qui ne lui pardonne pas d'avoir confondu ses calomnies, en dévoilant aux yeux de tous sa profonde ignorance. En attendant, Justin réclame une dernière fois de la justice des Césars, non plus seulement la tolérance, mais même la protection ; car c'est l'équité qui l'exige en ce moment, de la part d'un prince disciple de la philosophie. Justin réclamait en vain, ainsi qu'un peu plus tard Méliton, évoque de Sardes, qui envoyait de l'Asie Mineure à Marc-Aurèle les éloquentes réclamations des chrétiens. (PITRA, Spicileg. Solesm., tom. II.)
En l'année 162, un coup d'autorité judiciaire vint révéler aux chrétiens de Rome l'inanité de leurs requêtes. La préfecture de la ville avait passé aux mains de Publius Salvius Julianus, qui l'occupa deux ans. Les populations étaient surexcitées dès l'année précédente par les inondations et par la famine, et l'orage grondait d'autant plus contre les chrétiens. Une matrone illustre, désignée sous le nom de Felicitas par les Actes de son martyre, vivait à Rome dans la retraite et la prière, entourée de sept fils qu'elle élevait dans la foi chrétienne. Le cognomen féminin Félicitas ne saurait nous renseigner sur la famille à laquelle elle appartenait. On le trouve porté par de nombreux membres des familles Cornelia, Caecilia, Valeria, Claudia, Julia, Bruttia, etc. ; ce qui donnerait à entendre qu'il annonçait une certaine distinction dans la personne. Il est hors de doute qu'une chrétienne devait y attacher un sens plus élevé que le vulgaire. Saint Augustin en relève avec éloquence la gracieuse convenance chez une martyre, à propos de l'esclave Félicitas, compagne de Perpétue dans l'amphithéâtre de Cartilage.
Les Actes de sainte Félicité sont historiques, au jugement des critiques les plus exigeants, et l'on ne doit pas s'inquiéter des légers défauts qu'un rédacteur inhabile leur a imposés, comme il arrive si souvent, en employant des termes qui le montrent déjà quelque peu éloigné du temps où les choses s'étaient passées. Il ne serait pas plus raisonnable de voir un indice de supposition dans le rapport qui unit les deux martyres Symphorose et Félicité, ayant chacune sept fils. L'une a souffert à Tibur sous Hadrien, l'autre à Rome sous Marc-Aurèle. Leurs sépultures, distantes l'une de l'autre et parfaitement connues, ainsi que celles de leurs enfants, empêchent toute confusion. S'il prenait fantaisie à quelqu'un de susciter ici une controverse du genre de celle qui s'est élevée au sujet des deux Urbain, le moyen de solution serait le même ; il consisterait à produire et à peser les faits. Une plus grande habitude des monuments de l'archéologie chrétienne de Rome épargnerait beaucoup de surprises, et préviendrait à propos les confusions topographiques et chronologiques chez ceux qui se croient trop aisément maîtres dans une matière qui jusqu'ici n'avait pas fait l'objet de leurs études.
Quoi d'étonnant qu'il ait plu à Dieu que Tibur ne fût pas seul témoin de cette sublime reproduction de la mère des sept frères Machabées, et qu'il ait voulu laisser dans Rome même comme un second renouvellement de ce fait qui est la gloire des annales juives ?
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 322 à 325)