... mais il nous faut revenir au deuxième siècle, et reprendre le cours de notre récit.
L'immolation de Félicité et de ses fils avait eu lieu, ainsi que nous l'avons dit, sous la préfecture de Publius Salvius Julianus, qui géra cette charge dans les années 161 et 162. Elle atteste les violences auxquelles étaient soumis les chrétiens jusque dans Rome, au moment où expirait le règne d'Antonin, et où Marc-Aurèle et son entourage allaient pouvoir faire sentir à l'Eglise la dureté du joug païen.
L'Apologie de Justin ne pouvait produire aucun effet, si ce n'est d'irriter plus encore les ennemis du christianisme et d'attirer sur celui qui l'avait écrite les vengeances du pouvoir. En l'année 163, la préfecture de Rome passa aux mains de Junius Rusticus, qui avait été l'un des précepteurs de Marc-Aurèle. Justin ne tarda pas à être cité devant ce magistrat. Il nous faut malheureusement abréger les détails rapportés dans les Actes du martyr, qui sont d'une très haute autorité, sauf quelques erreurs insignifiantes de copiste. Mais il est un trait que nous relèverons ici. Rusticus adresse cette question à Justin : "Dis-moi du moins en quel lieu vous vous réunissez, toi et tes disciples". Voici la réponse du martyr : "Jusqu'ici j'ai habité dans le voisinage d'un certain Martin, aux Thermes de Timothée. C'est le second séjour que je fais à Rome, et je n'ai pas connu d'autre domicile. S'il a plu à quelqu'un de venir vers moi, c'est là que je lui ai communiqué la doctrine de vérité."
Il est aisé de reconnaître dans la désignation donnée ici par saint Justin les Thermes de Novat, cédés par celui-ci à son frère, le prêtre Timothée, et consacrés en église chrétienne par le pape saint Pie, sur la demande de la vierge Praxède. Justin ne fit pas difficulté de désigner ce lieu, parce que déjà la police romaine, éclairée par les dénonciations de Crescens le Cynique, ne pouvait manquer d'en avoir connaissance. Nous constatons en même temps que Justin avait, dans ce titre, ses attributions comme prêtre de l'église romaine, puisque c'est là que venaient le trouver ceux qui voulaient se faire instruire du christianisme.
Le jugement du martyr et de plusieurs chrétiens qui avaient été arrêtés avec lui se termina par la peine capitale. C'est ainsi que Rusticus était chargé de répondre à la seconde remontrance de Justin ; la force devait tenir lieu de raison. Un mot dans les réponses de Justin à Rusticus nous a ramené vers le sanctuaire que Praxède et Timothée ont consacré à Dieu dans les Thermes de Novat sur l'Esquilin. Le prétoire connaît ce lieu de réunion des chrétiens ; il n'ignore pas que la fille d'un Cornélius Pudens couvre de son nom respecté cet asile d'une religion proscrite ; mais, à ce début, les poursuites judiciaires ménageront les familles de l'aristocratie romaine. La persécution est inaugurée, mais c'est à peine si elle est avouée. Elle contredit manifestement la tolérance d'Antonin, et au sénat, qui contient dans son sein plus d'un chrétien, quelqu'un pourrait demander peut-être comment il se fait que l'on frappe aujourd'hui de la peine capitale ceux dont les dénonciateurs étaient punis hier. D'ailleurs, les Annii eux-mêmes ne sont pas sans reproche ; plus d'un membre de cette famille devenue impériale semble pencher vers le christianisme ; des ménagements sont donc nécessaires. Il suffit pour le moment que le sang chrétien soit versé, quand bien même il ne serait pas illustre.
Les Actes de sainte Praxède racontent qu'elle fit enlever de nuit le corps du prêtre Symmetrius, sous le nom duquel il est impossible de méconnaître saint Justin, et lui donna la sépulture au cimetière de Priscille. Les itinéraires des catacombes (IVe et Ve) signalent sa sépulture dans ce même cimetière, près de Pudentienne et de Praxède. D'autre part aucun de ces monuments ne mentionne le tombeau de saint Justin qui, d'après ses Actes, fut enseveli au cimetière de Priscille; nous sommes donc en droit de maintenir ce que nous avons dit de l'identité de Symmetrius et de Justin.
Quant à Praxède elle-même, une tristesse profonde s'était emparée de son âme. L'Eglise, après une longue tranquillité, retombée sous le joug de ses ennemis, l'éloquent apologiste des chrétiens succombant sous les coups d'une perfide vengeance, la demeure de la fille de Cornélius Pudens ne pouvant plus abriter avec sûreté les fidèles qui venaient y louer Dieu, et recevoir les secours de l'âme et du corps : tant de douleurs accablèrent Praxède. Elle demanda à Dieu avec larmes de la retirer d'un monde où tout l'affligeait, et de la réunir bientôt à sa soeur, la douce vierge Pudentienne. Elle fut exaucée, et moins de deux mois après le martyre de son hôte, son âme s'envola de la terre au ciel. Le prêtre Pastor déposa le corps de Praxède près du tombeau de sa soeur, dans la crypte où reposaient déjà deux générations de cette famille bénie par le prince des apôtres.
Au milieu des épreuves de l'église de Rome, que nous suivons à l'aide des rares fragments historiques et des débris de monuments que le temps et le ravage des persécutions n'ont pas dévorés, Soter conduisait avec zèle et prudence le troupeau du Seigneur. Sa sollicitude, qui s'étendait à toutes les églises, ne se bornait pas au maintien de l’orthodoxie, à l’apostolat et à la conversion des infidèles ; pasteur universel, il subvenait encore aux nécessités temporelles des chrétientés lointaines par des largesses qui nous révèlent l'opulence dont commençait à jouir l'église romaine.
Eusèbe nous a conservé le précieux fragment d'une lettre que saint Denys, évêque de Corinthe, envoyait en action de grâces à Soter pour un bienfait de cette nature. Cette lettre, selon l'usage fréquemment observé à l'époque primitive, est adressée à l'église romaine. L'exemple de saint Paul, qui écrivait collectivement aux diverses chrétientés, avait introduit cette coutume ; ainsi avons-nous vu saint Ignace d'Antioche écrire, non seulement aux Romains, mais aux Magnésiens, aux Tralliens, aux Ephésiens. Dans cette lettre, l'évêque de Corinthe disait aux Romains : "Dès le commencement vous avez eu l'habitude de combler vos frères de toutes sortes de bienfaits, et l'on vous a vus envoyer des subsides pour les choses nécessaires à la vie aux diverses églises établies dans un grand nombre de villes. Vous pourvoyez ainsi aux besoins des indigents dans nos cités, même aux nécessités des frères qui sont contraints aux travaux des mines ; et, en distribuant ces largesses, vous ne faites qu'imiter, vous Romains, l'exemple que vous ont donné, dès l'origine, les chrétiens de Rome, vos pères. Mais Soter, votre évêque, n'a pas seulement suivi cette munificence traditionnelle, il l'a encore accrue par l'abondance des subsides qu'il a envoyés aux saints, ainsi que par la manière affable dont il prodigue les consolations aux frères voyageurs, comme un père plein de tendresse agit avec ses fils."
Eusèbe, à qui nous devons ce passage de la lettre de saint Denys, en extrait encore quelques lignes auxquelles nous avons plus haut fait allusion, au sujet de l'épître de saint Clément aux Corinthiens. "Aujourd'hui même, dit le pieux évêque, c'était le saint jour du Seigneur. Nous avons lu votre lettre, et nous continuerons de la lire à l'avenir, ainsi que nous le faisons pour celle que Clément nous écrivit autrefois, et nous puiserons de précieux enseignements dans l'une et dans l'autre."
Cette charité de l'église de Rome que l'évêque de Corinthe célèbre avec tant d'effusion, continua de se manifester sous l'effort même des affreuses persécutions du troisième siècle.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 333 à 338)