Tous les bienfaits divins avaient émané de la croix par le sang rédempteur dont l'Agneau l'avait arrosée. Ce sang précieux était la source d'où découlaient les moyens mystérieux par lesquels Dieu s'unit à l'homme, c'est-à-dire les sacrements.
Le premier de tous était le baptême, qui montrait l'eau devenue puissante pour laver, non plus seulement les corps, mais les âmes. Le sang du Christ lui a donné cette vertu, et elle s'est écoulée avec lui du flanc du Rédempteur ouvert par la lance.
Mais le prélude de l'emploi de l'eau pour purifier le monde a été le déluge, oeuvre de justice, en attendant l'oeuvre de la miséricorde qui ne devait paraître qu'après l'arrivée du Rédempteur. La représentation de Noé dans l'arche flottant sur les eaux est fréquente sur nos peintures ; mais elle s'y complète toujours par la présence de la colombe apportant le rameau d'olivier. Dans notre nouvelle naissance, la Colombe opère avec l'Agneau. L'eau régénère l'homme, et l'huile le fait parfait chrétien. C'est ce que chante l'Eglise, le jeudi saint, lorsqu'elle célèbre la dignité du chrême sacré. "Lorsque les crimes du monde, dit-elle, eurent été expiés par le déluge, la colombe vint présager la paix rendue à la terre, par le rameau d'olivier qu'elle portait, annonce des faveurs que nous réservait l'avenir. Cette figure se réalise aujourd'hui, lorsque, les eaux du baptême ayant effacé tous nos péchés, l'onction de l'huile vient donner beauté et sérénité à nos visages." (PONTIFICALE ROM.)
On sent que c'est en face d'une de ces représentations du mystère que Tertullien a écrit ces lignes : "De même qu'après les eaux du déluge qui fut comme le baptême du monde, l'antique iniquité étant effacée, la colombe sortit de l'arche, et y rentrant avec la branche d'olivier, signe de paix chez les gentils eux-mêmes, annonça l'apaisement du courroux céleste ; ainsi, dans l'ordre spirituel, lorsque la terre, c'est-à-dire notre chair, remonte du lavoir sacré, laissant derrière elle ses anciens péchés, la Colombe de l'Esprit-Saint, envoyée du ciel, vole sur nous, apportant la paix de Dieu, en sorte qu'il nous est aisé de voir que l'arche a été la figure de l'Eglise." (De Baptismo, cap. VII.)
Sur les fresques de l'une des chambres primitives du cimetière de Lucine, les paroles de Tertullien sont appliquées à la lettre. Le ministre du baptême, après avoir plongé trois fois son néophyte dans l'eau purifiante, l'en retire régénéré, et du ciel, la Colombe divine descend, apportant l'olivier dont l'huile confirmera le nouveau chrétien. (De Rossi, Roma sotterranea, I, tav. XIV.)
Quoi d'étonnant si le catéchumène, instruit des merveilles qu'il a plu à Dieu d'opérer par l'élément de l'eau, aspirait ardemment à la fontaine sacrée où il devait perdre toutes ses souillures, et si, pour peindre son ardent désir, il empruntait avec transport les paroles de David, au psaume XLI : "Comme le cerf altéré désire l'eau des fontaines, ainsi mon âme aspire vers son Dieu ?" De là, les représentations de l'âme haletante au baptême sous la forme d'un jeune cerf, ainsi que nous la rencontrons au cimetière des saints Marcellin et Pierre, inter duas lauros.
Le Christ ayant ainsi régénéré le néophyte, et l'Esprit-Saint l'ayant marqué de son sceau, il lui faut désormais une nourriture qui soit en rapport avec son origine. "Ce n'est pas de la chair et du sang, dit saint Jean, qu'il est né, mais de Dieu". (JOHAN., II.) Il faut que Dieu même devienne son aliment. Ce sera encore le fruit de l'arbre de la croix, sur lequel l'Agneau est immolé pour être ensuite mangé dans le festin pascal, et la Colombe divine aura encore son rôle. Mais, rien n’était plus merveilleux et plus surhumain que cette nutrition que le Christ avait annoncée, lorsqu'il disait : "Ma chair est véritablement une nourriture, et mon sang est véritablement un breuvage" (Ibid., VI), la représentation d'un tel mystère sur les peintures chrétiennes devait être l'arcane par excellence. Dès l'origine, les fidèles, pour l'exprimer, eurent recours à une anagramme qui renfermait tout, et ne trahissait rien aux yeux des profanes. Cette anagramme, composée de chacune des premières lettres d'une formule exprimant le dogme de la foi, donnait un mot significatif en rapport avec le mystère et représentant les figures bibliques qui l'avaient annoncé. La formule était : ІΗΣΟΥС ΧΡΙΣΤΟС ΘΕΟΥ ΥΙΟС ΣΩΤΗΡ Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur. L’anagramme donnait ΙΧΘΥС , Poisson. Dès lors, le nom et l'image du poisson devinrent la tessère des chrétiens, et on le retrouve dès l'origine, sur leurs inscriptions, sur leurs pierres gravées et sur leurs peintures. L'inscription d'Autun, celle de saint Abercius, mille autres débris de l'antiquité chrétienne ont donné matière à écrire, avec autant de profondeur que d'intérêt, sur le symbole chrétien du poisson ; et des savants, comme S. Em. le cardinal Pitra et M. de Rossi, ont laissé peu à dire sur un point de si haute importance.
Pour rester dans notre sujet, nous nous bornons aux représentations du poisson dans les catacombes romaines. Nous citerons d'abord une pierre sépulcrale du cimetière de Priscille, reproduite par M. de Rossi en son Bulletin d'archéologie chrétienne (1864, février).
Nous avons là un monument en parfait rapport avec celui que nous avons relevé ci-dessus, représentant les deux personnes divines envoyées pour le salut de l'homme, avec cette différence que le Fils de Dieu ne paraît pas sous la forme de l'agneau, mais sous celle du poisson. L'un et l'autre symbole a la même signification ; mais l'agneau est pour être immolé, et le poisson pour servir de nourriture. Cette tombe qui n'a pas d'autre inscription, et qu'un oeil distrait pourrait aisément négliger, n'a pas été relevée, et la réunion des deux symboles n'en est pas moins d'une haute importance, si on la rapproche de l'autre peinture du même cimetière, sur laquelle la colombe est unie à l'agneau.
La peinture chrétienne des catacombes ne pouvait manquer de remonter jusqu'à l'Ancien Testament, pour y chercher la première manifestation du poisson mystérieux qui doit être à l'homme nourriture et remède. Or voici sur les fresques du cimetière de Nérée et Achillée le jeune voyageur Tobie rapportant triomphalement le poisson, qui doit opérer d'une manière si efficace en faveur de lui-même et des siens.
Mais pour servir à la fin bienfaisante à laquelle il est destiné, il faut préalablement que le poisson meure comme l'agneau. Le fer l'a traversé, et il a été soumis à l'action du feu avant de devenir l'aliment mystique des âmes. De là, est-il représenté, au même cimetière de l'Ardéatine, dans l'état de souffrance et de mort qui a fait de lui la victime du sacrifice, à laquelle participe le chrétien comme à l'aliment de sa vie.
Ainsi préparé pour le besoin de l'homme, l’ίχτυς (Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur) apparaît maintes fois servi sur la table, uni au pain et nourrissant ses convives. La plus ancienne de ces peintures, malheureusement plus qu'à demi ruinée, se trouve dans l'ambulacre du cimetière de Domitille. Elle est dans le style des fresques contemporaines de Pompéi. On y voit servi sur une table élégante un poisson entouré de petits pains, et deux convives assis qui vont s'en nourrir.
Les fresques du troisième siècle, au cimetière de Calliste, sont plus expressives encore et plus détaillées ; mais étant postérieures à l'époque à laquelle nous nous arrêtons, nous avons dû les négliger, malgré leur importance dogmatique, dans ce travail auquel nous voulons laisser jusqu'à la fin sa couleur historique. Nous sommes plus que dédommagés par la précieuse peinture que nous offre le cimetière de Lucine dans un cubiculum que sa forme et son ornementation font aisément remonter au règne des Flaviens.
Sur la paroi de l'une des chambres primitives de cette catacombe, dans l'intervalle qui sépare l'un de l'autre deux loculi superposés, est peint le poisson portant sur son dos une corbeille identifiée avec lui dans un même symbole. Cette corbeille est remplie de petits pains qui s'accumulent jusqu'à son orifice ; au centre de la corbeille est une ouverture fermée par un léger treillis, à travers lequel on aperçoit un vase de cristal rempli d'un vin dont la transparence est encore sensible. Ce symbole eucharistique est répété deux fois, deux poissons ainsi chargés de la corbeille se correspondant l'un à l'autre. (De Rossi, Roma sotterranea, I, tav. VIII.)
Il est aisé de reconnaître que cette peinture n'a rien d'historique, et qu'elle est exclusivement dogmatique. Désormais le poisson eucharistique est expliqué. L' ίχτυς, c'est-à-dire "Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur", est ici identifié avec le pain et le vin eucharistiques, et la parole du Christ est prise à la lettre, lorsqu'il a dit : "Je suis le pain vivant descendu du ciel. Ma chair est véritablement nourriture et mon sang est véritablement breuvage". (JOHAN., VI.) Sur d'autres fresques, le poisson apparaît mort et préparé comme pour un repas ; ici il est vivant et l'on ne peut nier que, dès la fin du premier siècle, la relation personnelle du Christ avec le pain et le vin consacrés n'ait été reconnue. Il n'est pas jusqu'à la corbeille contenant les dons eucharistiques qui n'ait son fondement dans les usages primitifs, comme étant usitée pour renfermer le pain et le vin consacrés. (HIERONYM., ad Rusticum.) En présence de cette peinture de si grande importance, M. de Rossi relève la légèreté avec laquelle M. Renan a osé dire que le poisson ne paraît dans les catacombes qu'à l'état de mets, servi sur une table où le Christ prend un repas avec ses disciples. D'abord, la peinture d'un tel repas n'existe pas dans les catacombes, et si plusieurs fois des convives y apparaissent se nourrissant de poisson, c'est une application de l'arcane, tandis qu'ici c'est l'arcane lui-même antérieur à toute représentation historique. La peinture du cimetière de Lucine constate irréfragablement ce fait, que la foi de l'Eglise catholique représentée sur ce monument de l'âge apostolique n'a pas varié, et que l'identité du pain et du vin eucharistiques avec la personne même du Christ fut reconnue dès l'origine du christianisme.
Après les symboles dans lesquels se déclare cette identité, viennent les figures où l'on voit le Christ, sous la forme humaine, dispensant lui-même le pain vivant.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 38 à 45)