Cependant Hadrien ne perdait pas de vue son grand oeuvre à Tibur.
La villa grandiose et fantastique qu'il avait élevée à si grands frais était enfin achevée. Il songea à en célébrer solennellement la dédicace ; mais il voulut auparavant consulter les oracles sur la durée d'un monument destiné à immortaliser son nom. Il lui fut répondu par l'oracle du temple d'Hercule qui était célèbre à Tibur : "La veuve Symphorose, avec ses sept fils, ne cesse de nous tourmenter en invoquant son Dieu. Qu'elle sacrifie, ainsi que ses enfants, et nous nous engageons à t'accorder tout ce que tu désires."
La sainte veuve du martyr Getulius était ainsi désignée par l'enfer lui-même au ressentiment d'Hadrien. Rome allait voir immoler à ses portes une émule de la mère des Machabées, et un Antiochus ne manquerait ni à elle, ni à ses fils. Peu d'années après, un holocauste tout semblable s'offrit dans l'enceinte même de Rome, en sorte que l'Eglise chrétienne n'eut plus rien à envier à l'ancienne alliance, si justement fière d'avoir une fois produit une telle mère et de tels fils.
Symphorose, entourée de ses sept enfants, fut amenée en présence d'Hadrien, qui espéra un moment que quelques bienveillantes paroles, sorties de la bouche du maître du monde, triompheraient de la résistance d'une faible femme. La martyre répondit avec dignité : "Mon mari Getulius et son frère Amantius étaient tribuns dans tes armées. Ils ont enduré les supplices plutôt que de consentir à sacrifier aux idoles ; comme de vaillants athlètes, il ont, en mourant, vaincu tes démons ; maintenant mêlés aux anges, ils jouissent dans les cieux d'une vie sans fin à la cour du roi éternel". La feinte modération d'Hadrien ne put tenir à cette réponse. "Ou tu vas sacrifier avec tes fils aux tout-puissants dieux, s'écria-t-il d'un ton menaçant, ou je te fais immoler toi-même avec tes enfants. — Et d'où me vient ce bonheur, reprit Symphorose, d'être offerte avec mes fils comme une hostie à Dieu ? — Mais c'est à mes dieux, dit l'empereur, que je te ferai immoler. — Tes dieux, repartit Symphorose, ne peuvent pas me recevoir en sacrifice ; mais si tu me fais consumer par les flammes pour le nom du Christ mon Dieu, c'est alors que je brûlerai bien plus ardemment encore tes démons. — A toi de choisir, dit Hadrien : ou sacrifie à mes dieux, ou attends-toi à périr d'une fin cruelle. — Ne te flatte pas, reprit la martyre, d'émouvoir mon âme par une crainte de cette espèce ; moi qui n'ai qu'un désir, celui d'aller me reposer près de mon époux Getulius, que tu as fait mourir pour le nom du Christ."
Hadrien la fit aussitôt conduire au temple d'Hercule, donnant ordre de la souffleter avec violence, et de la suspendre par les cheveux. Ayant appris que rien ne pouvait abattre son courage, il commanda de la précipiter dans l'Anio avec une grosse pierre au cou. Symphorose avait à Tibur un frère, membre du conseil de la ville : les Actes ne disent pas qu'il fût chrétien. II témoigna du moins son affection fraternelle en recueillant le corps de la martyre, et l'ensevelit à peu de distance de Tibur.
Le lendemain, Hadrien se fit amener les sept fils de Symphorose. Ils se nommaient Crescent, Julien, Nemesius, Primitivus, Justin, Stacteus et Eugène. Ils se montrèrent invincibles et dignes de leur mère. Par ordre de l'empereur, ils furent conduits près du temple d'Hercule, et immolés cruellement tous les sept. On laissa exposés toute la journée les corps des victimes de ce sacrifice humain, et, le lendemain, Hadrien ordonna qu'on les jetât dans une fosse profonde. C'était là une des scènes dont aimait à se repaître l'imagination malade d'un prince à qui, surtout en ce moment, il fallait du sang et de la superstition. La haine des pontifes païens donna officiellement au lieu de ce sanglant sacrifice un nom d'exécration : Ad septem biothanatos. Le biothanate était celui qui avait péri de mort violente. Ces aveugles ne se doutaient pas que cet endroit de la banlieue de Tibur serait un jour vénéré comme le théâtre de la plus noble victoire, et que la Rome nouvelle ouvrirait un de ses sanctuaires à la vaillante mère et à ses sept fils. Les Actes de ces saints martyrs, qui sont originaux, ajoutent qu'après leur immolation, il n'y eut pas de sang chrétien répandu à Rome durant un an et six mois, et qu'on en profita pour élever les trophées de ces glorieuses victimes. Leur martyre se rapporte au 18 juillet de l'année 136.
Un tel incident tenait peu de place dans la vie d'Hadrien, perdu d'ennui au milieu des chefs-d'œuvre de sa villa. Sa santé allait s'altérant de plus en plus, et les sentences de mort arbitrairement lancées venaient sans cesse effrayer le sénat et la ville. Sénateurs, affranchis, miliciens, rien n'était à l'abri. Au milieu de ses accès de mélancolie, qui l'entraînaient parfois jusqu'à la tentation du suicide, le César préparait un tombeau magnifique pour recevoir ses cendres ; mais il avait dû songer aussi à se donner un successeur dans l'Empire. Son choix était allé chercher un Lucius Verus, issu de la famille étrusque des Ceionii. Tout annonçait dans ce personnage un triste César ; mais le monde en fut débarrassé après deux ans, Hadrien vivant encore. Il fallut un nouveau choix. Le vieil empereur se décida en faveur d'Aurelius Antoninus. Celui-ci était fils du consul Aurelius Fulvus, déjà connu dans nos récits. Il avait épousé Annia Faustina, fille d'Annius Verus, préfet de Rome et trois fois consul. Hadrien exigea qu'Antonin adoptât à son tour Marcus Annius Aurelius, neveu de sa femme, et Lucius Aelius Verus, âgé de huit ans, fils de Lucius Verus à qui la mort venait d'enlever l'héritage de l'Empire.
La famille Annia, nouvelle comme l'avait été celle des Flavii, allait donc arriver aux premières grandeurs de la terre. Par son alliance avec Antonin, elle entrait en part de la dignité impériale, et Marc-Aurèle, qui devait succéder à Antonin, la porterait bientôt sur le trône. Nous aurons à montrer le christianisme pénétrant jusque dans son sein, vers la fin du siècle, de même qu'il avait fait son choix parmi les Flavii, sans consulter Vespasien, et dans les Ulpii, sans en prévenir Trajan.
Cependant le vieux César se débattait entre les serres de la mort qu'il avait si souvent appelée. Antonin dut veiller sans cesse à arrêter les projets homicides que son père adoptif formait chaque jour contre sa propre vie. Enfin le malade transporté à Baïes y expira le 10 juillet 138, et Antonin prit les rênes de l'Empire.
Au début de cette même année, le saint pape Télesphore avait terminé son pontificat par un martyre que saint Irénée appelle glorieux. Il fut enseveli dans la crypte Vaticane, et promptement remplacé sur le siège apostolique par Hygin. Celui-ci, comme son prédécesseur, était grec d'origine, né à Athènes, et il avait porté le manteau de philosophe. Le Liber pontificalis déclare que le nom de son père est demeuré inconnu.
Ainsi l'année 138 voyait commencer presque en même temps le règne d'Antonin et le pontificat d’Hygin, qui devait s'asseoir à peine quelques années sur la chaire de saint Pierre.
Antonin a mérité la reconnaissance de l'Eglise. Peu de princes, dans l'histoire, apparaissent aussi équitables, aussi remarquables par la bonté, et ont su unir avec une si haute puissance une telle modération et une telle possession de soi-même. Sa tolérance envers les chrétiens ne peut être comparée qu'à celle que fit paraître Alexandre Sévère au siècle suivant. Les progrès de l'Eglise, sous ce règne, durent être considérables dans Rome, grâce à une liberté dont on n'avait pas encore joui jusqu'alors. Hygin en profita pour régler les charges ecclésiastiques dans son clergé.
Les quelques mots que nous fournit le Liber pontificalis doivent s'entendre d'un complément d'organisation. Nous avons déjà vu saint Clément créer sept notaires, et saint Evariste attribuer un prêtre spécial à chacun des vingt-cinq titres de la ville. Restait à instituer des officiers pour d'autres emplois rendus nécessaires par le développement de la chrétienté urbaine. La richesse temporelle s'était accrue d'une manière considérable ; on ne tardera pas à en voir la preuve sous le pontificat de Soter. Une administration en règle était donc devenue nécessaire. C'est aux diacres qu'elle était confiée ; mais la part principale fut dévolue de bonne heure à celui d'entre eux qui portait le titre d'archidiacre. La garde des archives, la rédaction des correspondances avec toutes les églises, l'expédition des lettres formées, toutes les branches de service d'un si vaste corps, exigeaient des clercs spécialement députés à leurs offices. Le soin des cimetières dont le nombre s'accroissait de jour en jour, la sépulture des martyrs, réclamaient aussi des hommes fidèles, dont le zèle fût à la hauteur de ces importantes fonctions. Hygin s'occupa de satisfaire à tous ces besoins, et le gouvernement de l'église romaine fut mis sur un pied respectable, comme il convenait à l'église principale.
Au milieu de tant de soins, le pieux pontife eut à subir une dure épreuve : ce fut, dans Rome, l'invasion des hérésies orientales.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 280 à 287)