Je n'en dis pas assez, mes Frères ; et s'il est nécessaire de la porter cette croix, combien plus l'est-il de la porter après Jésus-Christ ; car de la porter simplement, c'est la chose en soi la plus indifférente. Les pécheurs la portent aussi bien que les saints, et tous les jours on la porte pour se damner comme pour se sauver..
BOURDALOUE
Susceperunt autem Jesum, et eduxerunt. Et bajulans sibi crucem, exivit in eum qui dicitur Calvariœ locum.
Alors ils prirent Jésus, et ils l'emmenèrent ; et Jésus, chargé de la croix, sortit pour aller au lieu appelé Calvaire. (Saint Jean, chap. XIX, 17.)
Vous voyez, chrétiens, quel doit être aujourd'hui le sujet de notre entretien : Jésus-Christ sortant du prétoire de Pilate, et marchant vers le Calvaire, chargé de sa croix. Voilà le triste objet que j'ai à vous représenter. Après tant de scènes différentes, et toutes également lugubres, nous approchons enfin de la funeste catastrophe d'une tragédie si sanglante. Il faut que le sacrifice soit consommé, et que la victime perde la vie. C'est pour cela qu'on le conduit au Calvaire, ce Juste, ce Saint des saints, cet Homme-Dieu condamné à la mort, et qu'on lui donne même à porter la croix qui lui est destinée.
Contemplons-le dans cette marche, mes chers auditeurs, et suivons-le nous-mêmes pas a pas. Que veux-je dire ? mon dessein est de vous apprendre comment nous devons nous-mêmes dans le christianisme porter la croix, et la porter après Jésus-Christ. Car il y a pour nous des croix en ce monde ; il y en a, vous le savez, de toutes les sortes, et nous avons chacun la nôtre. Or, il nous est d'une conséquence infinie de la bien porter, en la portant sur les traces de Jésus-Christ ; et c'est de quoi je vais tout ensemble vous faire voir, et la nécessité, et la facilité. Nécessité de porter la croix après Jésus-Christ : ce sera la première partie ; facilité de porter la croix après Jésus-Christ : ce sera la seconde. Que ces deux points bien compris peuvent produire d'heureux effets, et qu'ils sont capables de nous rendre tant de souffrances où nous sommes tous les jours exposés, et plus salutaires qu'elles ne l'ont été jusqu'à présent, et plus supportables ! Appliquez-vous.
L'arrêt de mort était prononcé contre le Fils de Dieu, et toutes choses étaient préparées pour l'exécution. On lui signifie qu'il est temps d'aller au supplice, et on lui présente sa croix, dont on l'oblige à se charger jusqu'au Calvaire. Toutes ses forces sont épuisées, tout son corps est meurtri de coups et couvert de plaies ; il ne se soutient que par miracle, et à chaque moment il est sur le point de succomber ; le chemin qui mène à la montagne est rude et difficile, et sa croix enfin est d'une pesanteur extraordinaire. C'est l'Isaac de la loi nouvelle : il faut qu'il porte lui-même le bois de son sacrifice. Car l'Isaac de l'ancienne loi n'était qu'une figure de celui-ci, et ne porta son propre bûcher que pour annoncer ce qui arriverait dans la plénitude des temps au vrai Messie.
Ce ne fut point, au reste, ses seuls ennemis qui lui imposèrent une obligation si rigoureuse : ce fut son Père qui l'avait ordonné de la sorte, et dont toutes les volontés étaient pour lui autant de préceptes inviolables. Ainsi Abraham prit-il le bois de l'holocauste, selon le terme de l'Ecriture ; et l'ayant mis sur les épaules de son fils, il lui commanda de marcher en cet état vers la montagne où il se disposait à l'immoler : Tulit quoque ligna holocausti, et imposuit super Isaac filium suum (Genes., XXII, 6.).
Le voilà donc, mes Frères, ce véritable Isaac, en qui toutes les nations doivent être bénies ; le voilà le Fils unique de Dieu, qui paraît portant le bois de son holocauste sur ses épaules sacrées, et dans son cœur le feu qui doit servir à le consumer ; je veux dire, le feu de sa charité divine. Il est accompagné de deux infâmes voleurs, lui qui dans le séjour et les splendeurs de la gloire céleste est assis au-dessus de tous les chœurs des anges, et qui se fit voir avec tant d'éclat sur le Thabor, au milieu de Moïse ou d'Elie. Tout le ciel est attentif à ce spectacle, et jamais y en eut-il un plus digne en effet de ses regards ? L'escorte qui l'environne et qui s'avance avec lui, ce sont les ministres de la justice ; ce sont tous les prêtres, les pontifes, les princes de la Synagogue ; c'est toute la soldatesque et tout le peuple, dont l'innombrable multitude lui fait comme une pompe funèbre. On le presse, on redouble les invectives et les imprécations. Parmi ce tumulte et cette confusion, il traîne quelque temps sa croix, plutôt qu'il ne la porte : mais tous ses efforts ne suffisent pas au poids qui l'accable, et, sans un prompt secours, il n'y a pas lieu d'espérer qu'il poursuive plus loin sa route, ni qu'il puisse parvenir au terme fatal où les Pharisiens souhaitent si ardemment de le voir. C'est donc par cette crainte, dit saint Jérôme, et non par compassion, qu'on pense à l'aider. On ne veut pas que, par une mort précipitée, il échappe à une mort mille fois plus douloureuse et plus ignominieuse. La haine de ses persécuteurs ne serait pas assouvie et pleinement rassasiée, s'ils n'étaient spectateurs de toute la honte et de toute la cruauté de son crucifiement, et s'ils ne repaissaient leurs yeux de ce plaisir barbare. Voilà pourquoi on arrête Simon le Cyrénéen. Il s'en défend, mais on l'engage par force ; il résiste, mais on lui fait violence, et on le contraint de suivre Jésus et de le soulager : Et imposuerunt illi crucem portare post Jesum (Luc, XXIII, 21.).
Quoi qu'il en soit de l'intention, notre Maître, mes Frères, avait en cela même ses vues ; et rien ne se faisait qui ne dût, selon ses desseins, contribuer à notre édification. Cependant, à une peine où il reçoit quelque soulagement, une autre succède. Il aperçoit une troupe de femmes qu'une tendre piété attire après lui, pour compatir du moins à ses maux, s'il n'est pas en leur pouvoir de l'en délivrer. Leurs visages sont baignés de larmes, elles se frappent la poitrine, elles éclatent en gémissements. A cet aspect, que dut ressentir son cœur ? De quelle pitié, dit saint Ambroise, paya-t-il lui-même toute la pitié qu'elles lui témoignaient ? Il ne veut pas qu'elles pleurent pour lui ; mais il les avertit de pleurer pour elles-mêmes. Il ne veut pas qu'elles s'arrêtent à déplorer sa misère ; mais il leur fait entendre qu'elles doivent bien autrement déplorer les affreuses calamités et les misères extrêmes dont leurs enfants sont menacés. Il leur prédit le plus désolant avenir, et un avenir prochain ; qu'alors on dira d'elles : Bienheureuses les femmes qui sont demeurées stériles ; bienheureuses les entrailles qui n'ont point conçu , et les mamelles qui n'ont point donné de lait : qu'alors elles s'adresseront aux montagnes et aux collines, et que, dans leur désespoir, elles s'écrieront : Montagnes, tombez sur nous ; collines, couvrez-nous. Car si l'on traite ainsi le bois vert, conclut-il, que fera-t-on au bois sec ? C'est-à-dire, jugez parce que je souffre ce que vous devez un jour, à plus forte raison, souffrir vous-mêmes : Quia si in viridi ligno hœc faciunt, in arido quid fiet (Luc, XXIII, 31.) ?
Raisonnement invincible, mes chers auditeurs , et preuve la plus convaincante pour nous-mêmes, si nous nous en faisons à nous-mêmes la juste application. Tout nous prêche ici la nécessité indispensable de porter la croix, et la nécessité encore plus étroite de la porter après Jésus-Christ ; car ces deux nécessités sont bien différentes, et l'une enchérit infiniment sur l'autre. Nécessité de porter la croix : pourquoi ? parce qu'un Homme-Dieu, notre modèle et notre médiateur, l'a portée : d'où il s'ensuit que nul homme n'a droit de s'en exempter. Et en effet, c'est un Juste, et nous ne sommes que des pécheurs ; c'est un fils, et le Fils du Très-Haut, et nous ne sommes que des esclaves ; c'est un Dieu, et nous ne sommes que de viles créatures. De là, les conséquences sont aisées à tirer, et se trouvent renfermées dans cette courte et divine parole du Sauveur, qui seule contient tout ce que pourraient exprimer les plus longs discours, et qui devrait être le sujet éternel de nos réflexions : Si in viridi ligno hœc faciunt, in arido quid fiet ?
Jésus-Christ, remarque saint Augustin, n'a porté la croix que parce qu'il l'a voulu : mais la volonté qu'il a eue de la porter lui en a fait une nécessité ; et ce qui fut pour lui une nécessité d'engagement libre, est devenu pour nous une nécessité de devoir, une nécessité de loi, une nécessité de condition et d'état. Entre lui et nous, ajoute le même saint docteur, il y a une différence bien essentielle ; car on ne peut pas dire de nous que nous portons la croix, parce que nous le voulons. On peut bien dire que nous la voulons porter, on peut bien dire que nous la portons et que nous le voulons ; mais que nous ne la portions que parce que nous le voulons, c'est ce qui ne nous convient pas. Il n'appartient qu'au Sauveur du monde de la porter de la sorte, et il n'y a que lui dont il soit vrai, non seulement qu'il l'a portée et qu'il l'a voulu, mais qu'il ne l'a portée que parce qu'il l'a voulu : Non oblatus est et voluit (ce sont les paroles de saint Augustin), sed oblatus est quia voluit.
Or, c'est sur cela même que je dois former ma résolution ; car si Jésus-Christ a bien voulu porter la croix sans être obligé à le vouloir, que dois-je faire, moi qui ne puis refuser de la porter et ne le pas vouloir, sans me la rendre d'une part beaucoup plus pesante, et de l'autre absolument inutile ? Quoi que je fasse, je la porterai ; et tous mes soins, toutes mes précautions ne m'en préserveront jamais. Quand je serais assis sur le trône, je ne l'éviterais pas ; au contraire, je l'y trouverais plus dure et plus accablante qu'en bien d'autres conditions. Dieu l'a ainsi réglé et arrêté : si c'était par la disposition des hommes que cela arrivât, peut-être pourrais-je prendre des mesures pour m'en garantir ; mais c'est un arrêt du ciel, contre lequel il n'y a point de conseil ni de prudence : Non est prudentia, non est consilium contra Dominum (Prov., XXI, 30.). La grande prudence est de me conformer à ce souverain arrêt, puisqu'il est irrévocable, et qu'il n'y a point de tribunal où j'en puisse appeler. Le grand secret est de me rendre la croix volontaire ; et puisque je ne puis avoir la gloire de la porter parce que je le veux, le plus sage conseil est d'avoir au moins la gloire de l'accepter et de la vouloir quand je la porte : ne me contentant pas là-dessus d'une certaine persuasion générale, qu'il faut porter sa croix dans le monde, car il n'y a personne qui n'en soit convaincu : mais m'appliquant en particulier ce principe universel, le réduisant aux occasions et aux points qui me sont propres, reconnaissant la croix dans les sujets où Dieu me la présente, et prenant bien garde à ne la pas considérer seulement en spéculation et en idée, ce qui fait l'erreur de la plupart des chrétiens, mais la déterminant à ceci et à cela ; bénissant Dieu de cette affliction, me soumettant a telle disgrâce, souffrant avec patience cette douleur, cette incommodité, cette perte de biens, ce rebut et ce mépris de ma personne, parée que fout cela est véritablement la croix et ma croix qu'il faut porter, puisque la Providence me l'a préparée , et qu'elle me vient de la main du Seigneur.
Je n'en dis pas assez, mes Frères ; et s'il est nécessaire de la porter cette croix, combien plus l'est-il de la porter après Jésus-Christ ; car de la porter simplement, c'est la chose en soi la plus indifférente. Les pécheurs la portent aussi bien que les saints, et tous les jours on la porte pour se damner comme pour se sauver. Mais de la porter après le Fils de Dieu, c'est-à-dire dans le même esprit, avec les mêmes vues et par le même chemin que le Fils de Dieu, voilà le point capital et ce qui opère le salut.
Or, c'est à quoi il nous engage puissamment dans le mystère que nous méditons. Les Pères demandent pourquoi cet adorable Sauveur, allant au Calvaire, voulut qu'on le soulageât, et qu'on lui donnât quelqu'un pour porter la croix avec lui. Ne pouvait-il pas faire un miracle ? Ne pouvait-il pas mettre en œuvre cette toute-puissante vertu qui porte le monde, et dans une telle conjoncture ce miracle n'eût-il pas servi à sa gloire ? Ne pouvait-il pas ranimer toutes ses forces, quoique épuisées, et ne le fit-il pas ensuite, lorsqu'avant que de rendre son dernier soupir, il poussa vers le ciel un cri qui, selon tous les principes de la nature, n'était point d'un homme mourant ? Ne pouvait-il pas appeler des millions d'anges, et le secours d'un seul n'eût-il pas été pour lui un soutien plus que suffisant ? Ah ! mes Frères, répond saint Ambroise, il pouvait tout cela ; mais tout cela n'était point de l'ordre de sa prédestination et de la nôtre. Il ne devait point appeler d'anges à son secours, parce que la croix n'était point pour les anges, il ne devait point faire de miracle pour la porter seul, parce que la croix n'était pas pour lui seul. C'était la croix des hommes et la sienne ; il fallait donc qu'il la portât avec les hommes, ou que les hommes la portassent avec lui ; et c'est pourquoi il souffre que Simon, ce pauvre étranger, lui soit associé : Bonus ordo nostri profectus, ut prius crucis suœ jugum ipse humeris imponeret, deinde nobis tradiderit sublevandum : en cela il s'est proposé notre avancement et notre bien. Il a pris d'abord le joug de la croix et l’a chargé sur ses épaules, et puis il nous l'a donné, comme pour nous dire : Voilà désormais votre partage, n'en cherchez point d'autre ; c'est celui des élus de Dieu. Cette croix n'est pas moins pour vous que pour moi, et elle doit être même plus pour vous que pour moi, puisqu'elle n'a été pour, moi que parce qu'elle devait être pour vous.
C'est ainsi, dis-je, qu'il nous parle : et parce que la plupart des hommes n'entendent pas ce langage, et qu'ils ont peine à l'écouter ; parce qu'au lieu de s'attacher à la pratique de cette grande maxime, ils se repaissent de vaines idées et de fausses apparences ; parce que tout le fruit qu'ils recueillent de la passion de Jésus-Christ est d'en concevoir, à certains moments, quelques sentiments tendres et affectueux ; parce qu'en même temps que nous la pleurons, nous n'y voulons participer en aucune manière, versant des larmes de dévotion au souvenir et à la vue de la croix, mais du reste employant tous nos efforts à l'éloigner de nous autant qu'il nous est possible ; enfin, parce que la considération des souffrances du Sauveur n'a pu encore nous mettre dans cette disposition chrétienne, de vouloir souffrir avec lui, que fait-il ? Il s'adresse à nous pour nous faire la même leçon qu'il fit à ces femmes de Jérusalem : Nolite flere super me (Luc., XXIII, 28.).
Détrompez-vous, nous dit-il, et instruisez-vous. Pleurer ma passion, c'est sans doute un saint entretien, mais ce n'est point de cela seulement qu'il s'agit ; et si vous vous en tenez là, autant vaudrait de n'y point penser, et de ne la pleurer jamais : car il y a si longtemps que vous la pleurez, sans que vos pleurs aient produit en vous un changement solide et véritable. Super vos ipsos flete : commencez par pleurer sur vous-mêmes, et puis vous pourrez pleurer sur moi. Pleurez sur tant de désordres où vous vous laissez sans cesse entraîner ; pleurez sur l'éternel malheur dont vous êtes menacés, et à quoi vous vous exposez ; pleurez de ce qu'après avoir cent fois médité le mystère de ma croix, vous n'en êtes pas moins sensuels, pas moins amateurs de vous-mêmes, pas moins ennemis de tout ce qui peut mortifier ou votre cœur, ou votre chair ; pleurez de ce que, malgré toutes vos larmes et toute votre compassion pour moi, vous n'en êtes pas plus déterminés à partager avec moi mes peines, ni à tenir la même route que moi ; pleurez de ce que vous n'avez point encore appris de mon exemple à faire chrétiennement ce que néanmoins vous ferez nécessairement jusqu'au dernier jour de votre vie, qui est de marcher dans la voie de la tribulation et de la croix : Nolite flere super me; sed super vos ipsos flete.
A cela, mes Frères, que devons-nous répondre, et en quels sentiments devons-nous là-dessus entrer ? Je les réduis à trois : le premier, d'une vive douleur ; le second, d'une humble reconnaissance, et le troisième, d'une ferme résolution, Car ce que je dois d'abord témoigner à Dieu, et ce que je dois amèrement et véritablement ressentir devant Dieu, c'est un regret sincère d'avoir depuis tant d'années si mal porté ma croix ; je veux dire, de l'avoir portée par contrainte et non par vertu ; de l'avoir portée en me défendant, en me révoltant, en me plaignant, en me désolant, en murmurant; de l'avoir portée pour le monde, pour les vains respects du monde, pour les fausses espérances du monde et jamais pour le ciel ni pour Dieu ; de l'avoir par conséquent portée sans mérite et même à ma condamnation, au lieu de la porter pour mon salut, et de m'en faire un moyen de sanctification.
Tels sont en effet, Chrétiens, les déplorables égarements où nous tombons à l'égard des souffrances et des afflictions de la vie. Nous portons la croix ; mais si j'ose user de cette expression, nous la portons comme des forçats qu'on tient enchaînés, et qu'on soumet au joug et au travail à force de coups. Ainsi la porta ce Simon de Cyrène ; il fallut le menacer, l'intimider, l'arrêter : Hunc angariaverunt ut tolleret crucem (Matth., XXVII, 32.). Nous portons la croix, mais en faisant tous les efforts possibles pour la secouer et nous en décharger. De là tant de mesures qu'on prend, tant d'inquiétudes et d'agitations où l'on entre, tant de mouvements que l'on se donne ; et parce que tous ces mouvements, toutes ces agitations et ces inquiétudes, toutes ces mesures n'ont communément d'autre succès que de nous tourmenter davantage, bien loin d'apporter quelque soulagement au mal qui nous presse ; de là les chagrins, les mélancolies, les amertumes de cœur, les emportements, quelquefois les plus violents désespoirs et les blasphèmes les plus impies contre le Seigneur et sa providence. Nous portons la croix, mais nous la portons pour nous avancer dans le monde et selon le monde : car y a-t-il une croix plus rude que celle d'un homme intéressé, qui, pour satisfaire son avare convoitise, se mine de soins et de fatigues ; que celle d'un homme vain et orgueilleux, qui, pour un honneur frivole, se consume d'études et de veilles ; que celle même d'un homme sensuel et voluptueux, que sa passion expose à mille dégoûts, et qu'elle dévore de soupçons et de jalousies ? Nous portons la croix ; et ne la portant pas comme nous le devons, nous nous la rendons infructueuse devant Dieu, et inutile pour le royaume de Dieu.
Encore si elle nous devenait seulement inutile ! mais nous la portons à notre ruine, et cette même croix par où Dieu voulait nous attirer à lui et nous assurer la possession de sa gloire sera éternellement contre nous un titre de réprobation, puisque ce sera une grâce dont nous aurons abusé, et dont Dieu nous demandera compte. Voilà de quoi je dois m'humilier en la présence de Dieu. Ah ! Seigneur, je ne serai pas moins jugé selon les maux dont vous m'aurez affligé sur la terre, que selon les biens dont vous m'aurez comblé ; et votre justice ne me punira pas moins du mauvais usage des uns que des autres, car les uns et les autres imitaient également de votre miséricorde, et devaient contribuer à l'accomplissement de ses favorables desseins. Je vois, mon Dieu, toutes les pertes que j'ai faites, et j'en gémis. Heureux de n'y être pas insensible, et d'en concevoir actuellement le vrai repentir qu'il vous plaît de m'en inspirer !
L'autre sentiment est celui d'une humble reconnaissance envers Dieu, qui nous a mis cette nécessité de porter la croix et de souffrir. Non seulement je ne dois pas la regarder, cette nécessité inévitable, comme un malheur, mais je la dois considérer comme un des plus solides avantages de cette vie. Non seulement j'y dois consentir, mais j'en dois être bien aise, mais j'en dois louer Dieu, mais je dois m'écrier avec saint Augustin : Felix necessitas ! Ô salutaire et précieuse nécessité ! car puisque c'est la croix qui me doit sauver, n'est-ce pas un bien pour moi qu'elle me suive partout, et qu'il ne soit pas en mon pouvoir de l'éloigner de moi et de m'en préserver ? Si Dieu me laissait sur cela le choix, je n'aurais pas le courage de la chercher, et il y a bien de l'apparence que je succomberais aux révoltes de la nature et aux répugnances de mes sens, qui se soulèvent contre, et qui ne peuvent s'en accommoder. Ainsi je passerais mes jours sans combats, sans victoires sur moi-même, sans mortification et sans pénitence ; mais grâce au Seigneur, dont la sagesse y a pourvu, il ne m'est pas libre de fuir la croix et de m'en garantir. Il n'y a que la manière de la porter qui dépend de moi ; et dès qu'il ne s'agit plus que de la manière, on a moins de peine à se résoudre, et à prendre le plus sage et le meilleur parti. Je serais bien aveugle et bien ennemi de moi-même, si, me trouvant attaché inséparablement à la croix, je ne la portais pas au moins de bonne grâce, et ne tâchais pas d'en profiter.
Quel est donc le dernier sentiment qui me reste a prendre ? c'est une ferme résolution de bien porter ma croix jusqu'à ce que je sois arrive au sommet de la montagne, c'est-à-dire jusqu'à ce que je sois parvenu à la fin de ma vie et au terme de ma félicité éternelle où je suis appelé de Dieu. Car m'appliquant les paroles de l'ange au prophète Elie, je me dis à moi-même : Surge (3 Reg., XIX, 7.) ; Prends courage, mon âme, et ne te laisse point abattre. Tu n'es pas au bout de ta course. Il y a encore bien du chemin à faire pour y atteindre ; et puisque la voie qui nous y conduit est celle de la croix, il y a bien encore pour toi des croix à porter : Grandis enim tibi restat via (Ibid.). C'est ici qu'il faut de la fermeté et de la persévérance. On en voit qui portent assez bien la croix une partie du chemin, qui la portent bien pour un temps ; mais qui se relâchent ensuite et qui demeurent. Ce n'est point à eux que la couronne est promise, et ce n'est point ainsi qu'on emporte le prix. Il n'est réservé qu'au vainqueur, et on ne l'est qu'après avoir fourni toute la carrière. Mais il en doit coûter pour cela ; vous le dites, mon cher auditeur : et moi je vais vous montrer, non plus la nécessité, mais la facilité de porter la croix après Jésus-Christ.
Ceci demande une attention toute nouvelle, et ce sera la seconde partie.
BOURDALOUE
EXHORTATION SUR JÉSUS-CHRIST PORTANT SA CROIX