Tristes vérités pour vous, riches du monde, et qui ne confirment que trop ce terrible anathème que le Fils de Dieu a prononcé contre vous : Vœ vobis divitibus ! Malheur à vous qui vivez dans l'opulence ! Pourquoi ? parce que votre opulence même a presque toujours l'un de ces deux effets, ou d'allumer dans votre cœur la cupidité et l'envie d'avoir, au lieu de l'éteindre ; ou de vous rendre plus sensuels et plus amateurs de vous-mêmes, deux principes de votre indifférence pour les pauvres ; car, possédés d'une avare convoitise, vous voulez profiter de tout et ne vous dessaisir de rien ; toujours biens sur biens, toujours acquêts sur acquêts ; toujours les mains ouvertes pour recevoir, et jamais pour donner.
BOURDALOUE
Quum ergo facis eleemosynam, noli tuba canere ante te, sicut hypocritœ faciunt in synagogis et in vicis, ut honorificentur ab hominibus.
Quand donc vous faites l'aumône, ne faites pas sonner de la trompette devant vous comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les places publiques, pour être honorés des hommes. (Saint Matthieu, chap. VI, 2.)
Si l'Evangile condamne ces âmes vaines qui corrompent les plus saintes œuvres par une intention criminelle, et qui cherchent dans leurs aumônes à contenter leur orgueil et à se distinguer, c'est encore avec bien plus de raison et plus de rigueur qu'il doit condamner ces âmes dures qui laissent impitoyablement souffrir tant de pauvres, et qui les voient presque réduits aux dernières extrémités, sans se mettre en peine de les assister dans leurs misères et de pourvoir à leurs besoins. Car ce désordre n'est-il pas plus condamnable que l'autre ? et que servirait, Chrétiens, de vous apprendre quelles vues vous devez vous proposer en faisant l'aumône, lorsque vous n'êtes pas même instruits, ou que vous paraissez au moins dans la pratique si peu persuadés du devoir indispensable qui vous engage à la faire ? Quand la loi de Dieu ne nous l'ordonnerait pas, faudrait-il une autre loi que les sentiments naturels ?
Les Pères semblent avoir épuisé sur ce sujet leur éloquence ; saint Jean Chrysostome ne faisait presque pas un discours au peuple, qu'il ne recommandât la charité et la miséricorde chrétienne; et c'est ce qui le fit appeler le prédicateur de l'aumône. Avant que de proposer mon dessein, implorons le secours du ciel, et adressons-nous pour l'obtenir à la Mère de miséricorde, en lui disant : Ave, Maria.
Rien n'est plus ordinaire dans le christianisme que d'entendre parler de l'excellence et des avantages de l'aumône ; mais on n'est guère accoutumé, ou du moins on ne se plaît guère à entendre parler du précepte et de la nécessité de l'aumône. Ceux qui ne la font pas n'en ont communément nul scrupule, et ne s'en accusent jamais au tribunal de la pénitence ; et ceux qui la font, dit saint Jean Chrysostome, la regardent volontiers comme une œuvre de surérogation, et non point comme une obligation étroite et rigoureuse. Ils la font, mais au même temps, ils ont une secrète complaisance de faire au-delà de leurs devoirs ; ils se flattent de cette pensée, et ils aiment à s'y entretenir, soit pour se conserver la liberté de ne pas donner, soit pour s'attribuer tout le mérite de ce qu'ils donnent. C'est néanmoins une vérité incontestable, que la loi de Dieu nous oblige à soulager les pauvres par nos aumônes ; et cette loi, Chrétiens, est si sévère, qu'il n'y va pas moins que de notre salut éternel.
Dieu ne veut point vous ôter le mérite de votre charité, quand vous faites l'aumône ; mais il n'est pas juste aussi que vous lui ôtiez, ou que vous prétendiez lui ôter le pouvoir qu'il a et qu'il aura toujours de vous la commander ; comme il ne vous refuse point l'un, vous ne pouvez lui contester l'autre ; et pour vous inspirer là-dessus toute la soumission nécessaire, il faut vous bien convaincre de trois choses : en premier lieu, que l'aumône n'est point un simple conseil, mais un précepte : en second lieu, que ce n'est point un commandement vague et indéfini, mais déterminé à une certaine matière : en troisième lieu, que ce précepte doit être observé avec ordre et selon les règles de la charité. Or voilà les trois points qui vont partager ce discours. Je dis donc qu'il y a un précepte de l'aumône ; et mon dessein est de vous faire voir sur quoi il est fondé ; ce sera la première partie. Je dis qu'il y a une matière affectée et destinée de Dieu pour l'aumône, et je prétends aujourd'hui vous la déterminer ; ce sera la seconde partie. Enfin, je dis qu'il y a un ordre à garder dans l'aumône, et je veux vous le faire connaître ; ce sera la conclusion. Trois points de morale que je vais développer selon les principes les plus communs de la théologie : car ne pensez pas que j'affecte ici une sévérité particulière et outrée. Quand il s'agit d'obligation de conscience, surtout de péché mortel, nous ne devons dire que ce qu'il y a de vrai, et d'incontestablement vrai. Précepte de l'aumône, matière de l'aumône, ordre de l'aumône, c'est tout le sujet de votre attention.
Il y a un précepte de l'aumône, et ce précepte sur quoi est-il fondé ? ce précepte, en quelles conjonctures, en quelles nécessités des pauvres oblige-t-il ? Ce sont les points importants que j'ai d'abord à éclaircir, et qui demandent, Chrétiens, toute votre réflexion. Qu'il y ait un précepte de l'aumône, c'est une vérité constante. Le Sauveur du monde nous l'a expressément déclaré en son Evangile ; et ce commandement est si rigoureux, qu'il suffira de ne l'avoir pas accompli, pour être réprouvé de Dieu et pour entendre ce formidable arrêt : Discedite a me, maledicti (Matth., XXV, 41.) ; Retirez-vous de moi, maudits. Mais où iront-ils ? et à quoi sont-ils réservés ? au feu éternel : In ignem aernum. Pourquoi ? en voici la raison : C'est, dira le Seigneur, que j'ai eu faim, et que vous ne m'avez pas donné à manger : Esurivi enim, et non dedistis mihi manducare. C'est que j'ai été malade et en prison, et que vous ne m'avez pas visité : Infirmus et in carcere, et non visitastis me. C'est que dans la personne des pauvres, que je regardais comme mes frères, comme mes membres vivants, j'ai souffert des besoins extrêmes, et que vous n'avez pas pensé à me secourir : Nudus, et non cooperuistis me, chose étrange ! reprend saint Chrysostome ; l'Evangile ne marque point d'autre chef d'accusation que celui-là : comme si toute la rigueur du jugement de Dieu devait consister dans la discussion de ce seul article ; et que Jésus-Christ, en qualité de souverain juge, ne dût venir à la fin des siècles que pour condamner la dureté et l'insensibilité des riches envers les pauvres. Or, ce Dieu si juste et si équitable, ajoute le même Père, ne réprouvera jamais les hommes pour avoir omis de simples conseils, mais pour avoir violé ses préceptes. Il faut donc, conclut-il, que l'aumône soit un précepte : cette preuve est convaincante, et résout en peu de paroles toute la question.
Allons plus avant, Chrétiens, et voyons sur quoi ce précepte est fondé. Car de là, comme d'une source féconde, je tirerai non seulement de grandes lumières pour vous instruire, mais de puissants motifs pour vous exciter à la pratique d'un devoir si essentiel, et d'une loi dont la transgression doit avoir pour vous des conséquences si affreuses. Sur quoi, dis-je, est fondé le précepte de l'aumône ? Ceci est remarquable. Sur deux titres, répond le docteur angélique saint Thomas : savoir, la souveraineté de Dieu d'une part, et de l'autre l'indigence du prochain. Deux principes, d'où résulte pour les riches du siècle une obligation si étroite, que l'aumône n'est pas seulement à leur égard un précepte, mais un précepte de droit naturel, mais un précepte de droit divin, et par conséquent un précepte dont nulle puissance sur la terre ne les peut dispenser. Appliquez-vous, et ne perdez rien de cette morale.
En effet, mes chers auditeurs, Dieu est le souverain maître de vos biens, il en est le Seigneur; il en est même absolument le vrai propriétaire ; et par comparaison de vous à lui, vous n'en êtes, à le bien prendre, que les économes et les dispensateurs. C'est ce que la raison et la foi nous démontrent évidemment. Or, puisque vos biens sont à Dieu par droit de souveraineté, vous lui en devez le tribut, l'hommage, la reconnaissance ; et puisqu'il en a la propriété même, et qu'elle lui appartient, il en doit avoir les fruits. Que fait Dieu, Chrétiens ? il affecte ce tribut et ces fruits à la subsistance des pauvres ; c'est-à-dire qu'au lieu d'exiger ce tribut par lui-même et pour lui-même, ce qui ne convient pas à sa grandeur, il l'exige par les mains des pauvres ; ou plutôt il substitue les pauvres, pour l'exiger en son nom. Tellement que l'aumône, qui, par rapport au pauvre, est un devoir de charité et de miséricorde, est, par rapport à Dieu, un devoir de justice, un devoir de dépendance et de sujétion ; et c'est ce que le Saint-Esprit nous a fait entendre par cette belle parole : Honora Dominum de tua substantia (Prov., III, 9.) . Prenez garde, s'il vous plaît : il veut que l'homme fasse honneur a Dieu de ses biens, qu'il a reçus de la main de Dieu ; et l'homme, dit saint Léon, pape, s'acquitte de ce devoir en payant à Dieu, et comme vassal, et comme sujet, les droits dont il lui est redevable. Droits honorifiques, puisqu'en effet ils honorent Dieu ; mais au même temps droits utiles et profitables aux pauvres, à qui Dieu par sa providence les a résignés. Car Dieu, je le répète, a établi les pauvres dans le monde pour recueillir ses droits en sa place ; et l'aumône est le seul moyen par où les riches puissent rendre à Dieu ce qu'ils lui doivent. C'est pourquoi saint Pierre Chrysologue, parlant des pauvres, leur donne une qualité bien glorieuse et une commission bien honorable, lorsqu'il les appelle les receveurs du domaine de Dieu, et qu'il nous fait considérer la main du pauvre comme le trésor de Dieu sur la terre : Gazophylacium Dei, manus pauperis.
Que fait donc le riche quand il oublie le pauvre, et qu'il lui refuse l'aumône ? Vous ne vous êtes peut-être jamais formé l'idée de ce péché, telle que je la conçois, et telle que l'Ecriture même nous la donne. Je dis qu'un riche qui refuse au pauvre l'aumône, est un sujet rebelle qui refuse le tribut à son souverain ; que c'est un vassal orgueilleux, qui, par un esprit d'indépendance, ne veut pas reconnaître son Seigneur. Excellente idée, qui nous fait comprendre d'une part la supériorité infinie de l'être de Dieu, et de l'autre la nature de l'aumône. Car de là, mes chers auditeurs, je tire deux conséquences, qui ne peuvent être, ni assez attentivement méditées, ni assez fortement prêchées dans le christianisme. La première, qu'il est essentiel à l'aumône d'être faite dans un sentiment d'humilité, et que bien loin que ce soit une œuvre propre à nous inspirer l'orgueil et à nous enfler, elle nous tient au contraire dans la soumission, en nous réduisant à la connaissance de nous-mêmes. Pourquoi ? parce que l'aumône est essentiellement un aveu que l'homme fait à Dieu de sa dépendance. Or il n'est pas naturel qu'un sujet tire vanité de sa condition de sujet, ni du témoignage même qu'il rend de sa fidélité et de son obéissance.
Et c'est le secret que comprit parfaitement Abraham, lorsqu'il reçut trois anges dans sa maison, sous la figure et sous l'habit de trois pauvres. L'Ecriture dit que, pour se disposer à leur rendre ce devoir d'hospitalité, il s'humilia, et que, prosterné en leur présence, les voyant trois, il n'en adora qu'un : Tres vidit, et unum adoravit. Que signifient ces paroles ? demandent les interprètes : en adora-t-il un des trois qu'il voyait ? ou, s'élevant au-dessus des trois, en adora-t-il un quatrième qu'il ne voyait pas ? Quelques-uns ont cru que Dieu dès lors, par une grâce particulière, lui révéla l'auguste mystère de l'ineffable Trinité ; et que l'adoration d'un seul à la vue de trois fut comme la confession de foi qu'en fit ce saint Patriarche, reconnaissant en trois personnes l'unité d'un Dieu : c'est la pensée de saint Augustin, aussi solide qu'ingénieuse. Mais il me semble que saint Jérôme a pris la chose dans un sens plus naturel ; et j'aime mieux dire avec lui, qu'Abraham voyant trois pauvres se prosterna devant Dieu, parce qu'il allait payer à Dieu, dans la personne de ces trois pauvres, le tribut de ses biens : comme s'il eût ainsi voulu marquer le principe de l'aumône qu'il allait faire, et nous montrer par son exemple avec quel esprit nous la devons faire nous-mêmes : Tres vidit, et unum adoravit. Car telle est, mes Frères, dit saint Chrysostome, la première vue que nous devons avoir dans nos aumônes, puisque l'aumône est une espèce de culte que nous rendons à Dieu. Tel est le premier sentiment que la foi doit former dans nos cœurs, et dont elle nous doit remplir : un sentiment de vénération pour Dieu. Que vais-je faire par cette aumône ? Je vais reconnaître l'empire de Dieu sur moi ; je vais protester à Dieu qu'il est mon Dieu, et que je suis sa créature. Oui, Seigneur, et c'est pour cela que je me mets en devoir d'assister le pauvre délaissé et abandonné. En le soulageant dans sa misère, je ne vous donnerai rien ; et que pourrais-je vous donner, ô mon Dieu ? vous êtes trop riche, et je suis trop faible : mais je prétends par là même avouer ma faiblesse ; je prétends confesser par là que tout ce que j'ai est à vous, et que je n'ai rien qui ne relève de vous. Ainsi, dis-je, y doit procéder un chrétien qui veut satisfaire au précepte de l'aumône en chrétien.
De là suit une autre conséquence : que l'aumône, pour être faite dans la rigueur du précepte , doit être proportionnée aux biens et à leur quantité. Car Dieu, mes chers auditeurs, qui règle tout par sa sagesse, et qui a tout fait avec nombre, poids et mesure, exige de vous ce tribut selon toute l'étendue de votre pouvoir. Les princes de la terre n'en usent pas toujours de la sorte ; et souvent, par des raisons de politique que la nécessité même autorise, ils se trouvent obligés à tirer les plus grands secours de leurs moindres sujets, pendant qu'ils ménagent les plus opulents et les plus aisés. Mais notre Dieu, qui ne voit point de nécessité supérieure à sa loi, et devant qui toutes les conditions du monde ne sont rien ; sans se relâcher de ses droits et sans égard à vos personnes, fait une imposition réelle sur vos biens. Etes-vous dans l'abondance, il attend de vous un tribut abondant : et c'est vous flatter, ou pour mieux dire, c'est vous tromper vous-mêmes, si vous vous en tenez quittes pour de légères aumônes, quand vous pouvez les grossir, et que vous avez de quoi fournir à de plus amples largesses. Abus, disait saint Ambroise ; ce n'est point aumône que de donner peu, lorsqu'on a beaucoup reçu . Non est eleemosyna e multis pauca largiri. Sur quoi ce saint docteur ajoutait : Non ergo quid fastidio expuas, sed quid reliqionis affecta et studio conferas pensandum est. Prenez donc garde, concluait-il, en parlant à un riche chrétien, que l'aumône n'est point une œuvre de surérogation, mais une dette, dont Dieu vous a chargé ; et qu'il ne s'agit pas seulement pour vous de donner aux pauvres le rebut de votre maison, et je ne sais quels restes de votre luxe jetés au hasard ou arrachés par importunité, comme peut-être vous vous êtes contenté jusques à présent de le faire ; parce que traiter ainsi votre Dieu, et le partager si mal, c'est le mépriser : Non ergo quid fastidio expuas. Mais voulez-vous lui rendre ce qui lui est dû ? rentrez en vous-même, examinez vos facultés et vos forces ; pesez, mais dans la balance du sanctuaire, comment vous faites l'aumône : si vous la faites avec cet esprit d'équité, avec cette exacte proportion que la loi demande : si vous la faites suffisamment, si vous la faites libéralement, si vous la faites pleinement. Car ce que vous devez craindre, poursuivait saint Ambroise, c'est qu'au lieu d'être récompensé pour avoir donné, vous ne soyez puni pour avoir donné trop peu : Metuendum est enim ne plus plectaris ob retenta, quam compenseris ob data.
Or quel est, mes chers auditeurs, le grand désordre qui règne aujourd'hui dans le monde, je dis même dans le monde chrétien ? Permettez-moi de vous le représenter, et portez-en devant Dieu la confusion. Quel est, dis-je, l'injuste procédé des riches mondains ? le voici : ils mesurent tout, hors l'aumône, sur le pied de leurs revenus et de leurs biens. Je m'explique. Ils veulent être servis à proportion de leurs biens, ils veulent être vêtus à proportion de leurs biens, ils veulent être logés, meublés à proportion de leurs biens, et non seulement à proportion, mais souvent bien au-delà de cette proportion : car à quel excès ne va-t-on pas ? Il n'y a que l'aumône où l'on ne se pique de nulle proportion, quoiqu'il n'y ait que l'aumône où la proportion soit un devoir indispensable. Car, en vérité, mes Frères, les riches du siècle règlent-ils leurs aumônes par leurs biens ; et quelle proportion voyons-nous entre ce qu'il leur en coûte pour le soulagement des pauvres, et ce que l'esprit du monde leur fait sacrifier à tant d'autres dépenses ? c'est-à-dire, les riches du siècle sont-ils magnifiques dans leurs aumônes autant, par proportion, qu'ils sont superbes dans leurs habits, autant qu'ils sont splendides dans leurs tables, autant qu'ils sont prodigues dans leur jeu ? J'en appelle à eux-mêmes. Est-ce de leur part que viennent les grandes contributions pour l'entretien des pauvres ? est-ce par eux que les hôpitaux subsistent ? par eux que tant de malades sont consolés ? par eux que tant de prisonniers sont secourus ? Qu'une famille soit ruinée, qu'une province soit dans la désolation, qu'un établissement de piété soit prêt à tomber, est-ce sur eux que l'on doit faire fond pour y pourvoir ? N'est-ce pas au contraire dans les conditions, dans les fortunes médiocres, que Dieu, par sa miséricorde, fait trouver les plus abondantes ressources ? combien, dans cette ville capitale, de personnes vertueuses, à qui leur état ne fournit rien ou presque rien au-delà du nécessaire, savent néanmoins ménager sur ce nécessaire de quoi subvenir aux besoins des pauvres ? Le dirai-je ? combien de pauvres sont plus charitables, plus libéraux pour les pauvres, que ces puissants, que ces opulents, qui tiennent dans le monde les premières places, et que Dieu a comblés de ses bénédictions temporelles ? Cependant c'est une loi, et une loi générale et absolue, que l'aumône et les biens doivent être proportionnés ; et quand Dieu viendra pour vous juger, il est de la foi qu'il prendra pour règle de son jugement cette proportion. Vos biens comparés à vos aumônes, ou vos aumônes comparées à vos biens, c'est ce qui doit faire à son tribunal, ou votre justification, ou votre condamnation. Pourquoi ? parce qu'étant le souverain Seigneur, plus il vous a fait part de ses dons, plus il a le droit d'en exiger le légitime hommage, et que la raison même naturelle le veut ainsi. Souveraineté de Dieu, premier fondement du précepte de l'aumône. Quel est le second ?
C'est l'indigence et la nécessité du prochain, à quoi Dieu vous oblige de pourvoir, et par titre de justice, et par titre de charité : suivez-moi. Titre de justice, parce que c'est pour cela même, et uniquement pour cela, que sa providence vous a faits ce que vous êtes, et qu'elle vous a élevés à ce degré de prospérité qui vous distingue. Car il faut vous détromper, Chrétiens, d'une erreur aussi commune dans la pratique, qu'elle est insoutenable dans la spéculation ; et ne vous pas persuader, si vous êtes riches, que vous le soyez pour vous-mêmes. Ce ne sont point là les vues de Dieu, ce n'est point là sa conduite. Vous êtes riches, mais pour qui ? pour les pauvres ; et s'il n'y avait des pauvres dans le monde, j'ose dire que Dieu, l'arbitre et le suprême modérateur de toutes les conditions du monde, ne vous aurait jamais donné ces biens que vous possédez. Qu'a-t-il donc prétendu, et que prétend-il encore ? que vous soyez les substituts, les ministres, les coopérateurs de sa providence à l'égard des pauvres. Voilà ce qu'il s'est proposé, et à quoi il vous a destinés. Emploi plus glorieux pour vous, emploi mille fois plus estimable que vos richesses mêmes. Car, qu'est-ce pour des hommes que d'être les opérateurs de leur Dieu ? Or, comprenez ma pensée : si Dieu, immédiatement et par lui-même, avait pris soin de pourvoir aux besoins des pauvres, il y aurait pourvu abondamment et en Dieu. Vous donc, les coopérateurs de Dieu, vous les ministres, les substituts de Dieu, comment y devez-vous subvenir ? comme Dieu. Tel est le soin dont il s'est déchargé sur vous ; telle est la commission qu'il vous a donnée. Il a voulu faire dépendre les pauvres de votre charité, afin que cette dépendance fût le lien qui formât entre eux et vous une mutuelle société. Mais du reste, ce que je conclus, c'est que l'aumône n'est point seulement une charité pure, une charité gratuite, puisque vous ne donnez au pauvre que ce que vous avez reçu pour le pauvre, et avec une obligation étroite de l'employer au profit du pauvre. Ce que je conclus, c'est que manquant à faire l'aumône, ou la faisant au-dessous de votre condition, vous outragez, vous déshonorez, je dis plus, vous détruisez en quelque sorte, vous anéantissez la providence de Dieu. Pourquoi ? parce qu'autant qu'il est en vous, vous la rendez imparfaite et défectueuse ; parce que vous autorisez contre elle les plaintes et les murmures des pauvres ; parce que vous leur donnez un spécieux prétexte de l'accuser, de la blasphémer, de la renoncer.
Mais pensez-vous que Dieu, jaloux de sa gloire et touché des reproches injurieux que lui attirent vos sordides épargnes à l'égard des pauvres, ne les fasse pas retomber sur vous-mêmes, souvent par des vengeances d'autant plus terribles qu'elles sont moins connues ? Je ne parle point de ces malédictions temporelles qu'il répand quelquefois sur ces riches si insensibles et si resserrés. Je ne parle point de ces renversements de fortune, de ces coups imprévus qui partent de la main du Dieu vengeur des pauvres. S'il ne s'attaque pas toujours à vos biens, vous en devez plus craindre pour vos personnes, vous en devez plus craindre pour votre âme. Vous oubliez ses pauvres, d'autres ne les oublieront pas. Dieu vous avait élevés pour leur soulagement, d'autres seront substitués pour en être les tuteurs ; mais en prenant sur la terre votre place auprès des pauvres, ils auront dans le ciel la place qui vous était réservée auprès de Dieu.
Titre de charité : ah ! mes chers auditeurs, qui sont ces infortunés dont je plaide aujourd'hui la cause ? et qui que vous puissiez être selon le monde, ne sont-ce pas vos frères ? N'est-ce pas dans le langage du Saint-Esprit, votre propre chair ? c'est-à-dire, ces pauvres ne sont-ce pas des hommes de même nature que vous ? ne sont-ce pas les enfants de Dieu comme vous, appelés à la même adoption que vous, à la même grâce que vous, à la même gloire que vous ? ne sont-ce pas les héritiers de Dieu, les cohéritiers de Jésus-Christ aussi bien que vous ? Or, quel moyen, reprend le disciple bien-aimé saint Jean, que leur étant unis d'un nœud si intime et par tant d'endroits, vous les puissiez voir dans la souffrance, et ne leur pas ouvrir les entrailles de votre miséricorde ? ou que vous puissiez les abandonner dans leur disette, et avoir l'amour et la charité de Dieu en vous ? Mais si vous n'avez pas alors l'amour de Dieu, vous êtes donc ennemis de Dieu ; si vous êtes ennemis de Dieu, vous avez donc violé un précepte de Dieu, et ce précepte ne peut être que l'incontestable et l'indispensable commandement de l'aumône : Qui habitent substantiam hujus mundi, et viderit fratrem suum necessitatem habere, et clauserit viscera sua ab eo, quomodo charitas Dei manet in eo (1 Joan., III, 17.) ? Et ne pensons pas que ce devoir ne regarde que certaines nécessités des pauvres plus pressantes et plus rares. Quand je dis que la justice, que la charité nous obligent à aider nos frères dans leurs besoins, qu'est-ce que j'entends ? besoins communs, tels qu'ils se présentent tous les jours à nos yeux, ou tels que nous ne les connaissons pas, mais dont sans doute nous serions émus, tout communs qu'ils sont, si nous étions plus attentifs à les découvrir et à les connaître. Car c'est une autre illusion non moins grossière, et qui renverse toutes les lois de l'humanité, de croire que le précepte de l'aumône n'est rigoureux qu'à l'égard des nécessités extrêmes des pauvres. Outre ces extrêmes nécessités, il y a des nécessités graves et plus fréquentes ; et si Dieu dans ces graves nécessités, nous permettait de laisser les pauvres sans secours, comment le Sauveur du monde, en condamnant un jour tant de réprouvés, prendrait-il pour le sujet capital et universel de leur réprobation, l'oubli volontaire des pauvres ? Y a-t-il donc tant de riches assez impitoyables pour voir périr un pauvre à leurs yeux, pour le voir presque réduit aux abois et prêt à rendre l'âme, sans prendre soin de lui conserver la vie, et de le tirer d'une telle extrémité ? Y a-t-il d'ailleurs tant de pauvres dans un état si misérable et si dépourvu ? Par conséquent, concluent les théologiens, pour expliquer l'Evangile, il ne faut pas seulement l'entendre de ces nécessités extraordinaires, mais des autres qui nous frappent plus communément la vue, et à quoi Dieu nous ordonne, sous peine d'une damnation éternelle, d'apporter le remède qui dépend de nous et que nous avons dans les mains. En sorte que, suivant la pensée d'un des plus savants hommes du siècle passé, un chrétien qui formerait, ou qui forme en effet cette résolution, de ne faire l'aumône que dans les dernières nécessités des pauvres, dès là commet un péché grave, et perd la grâce de Dieu, parce qu'il est dans une disposition criminelle, et dans une volonté directement opposée à la loi de Dieu.
Tristes vérités pour vous, riches du monde, et qui ne confirment que trop ce terrible anathème que le Fils de Dieu a prononcé contre vous : Vœ vobis divitibus ! Malheur à vous qui vivez dans l'opulence ! Pourquoi ? parce que votre opulence même a presque toujours l'un de ces deux effets, ou d'allumer dans votre cœur la cupidité et l'envie d'avoir, au lieu de l'éteindre ; ou de vous rendre plus sensuels et plus amateurs de vous-mêmes, deux principes de votre indifférence pour les pauvres ; car, possédés d'une avare convoitise, vous voulez profiter de tout et ne vous dessaisir de rien ; toujours biens sur biens, toujours acquêts sur acquêts ; toujours les mains ouvertes pour recevoir, et jamais pour donner ; que dis-je ? et souvent même fallut-il dépouiller le pauvre et lui arracher le peu qui lui reste, bien loin de contribuer à sa subsistance ; fallût-il l'opprimer, bien loin de le relever, tout n'est-il pas mis en usage pour contenter la faim insatiable qui vous dévore ? Les droits les plus saints ne sont-ils pas foulés aux pieds ? ne se porte-t-on pas jusqu'à la violence la plus injuste et la plus criante, jusqu'à la cruauté, jusqu'à la barbarie ! ou bien, idolâtres de vos sens et tout occupés de vous-mêmes, vous n'avez d'attention que pour vous-mêmes, de sentiment que pour vous-mêmes. Que le pauvre pâtisse dans la disette, que le malade languisse sur la paille, que la veuve chargée d'enfants et percée de leurs cris, ressente toutes leurs douleurs et ne puisse répondre à leurs gémissements que par ses larmes, comme ce sont des maux étrangers et qui n'approchent point de vous, pourvu que votre sensualité soit satisfaite, pourvu que votre corps ait toutes ses commodités et toutes ses aises, vous êtes contents, et vous ne pensez guère si les autres le doivent être. Mais Dieu y pense ; et viendra le temps où il saura vous y faire penser malgré vous, quand, pour la justification de sa providence, il vous demandera raison du pauvre ; quand il vous traitera comme vous avez traité le pauvre, quand il vous jugera sans miséricorde, comme vous avez rejeté le pauvre sans compassion. Voilà, mes chers auditeurs, sur quoi il faudrait s'examiner, s'accuser soi-même. Voilà, de tous les points de conscience, l'un des plus essentiels, et sur quoi les ministres du Seigneur devraient être plus vigilants et plus sévères, puisqu'il y va de l'honneur de Dieu et de l'intérêt du prochain.
Cependant, convaincus du précepte de l'aumône, vous voulez savoir quelle en doit être la matière, et c'est ce que je vais vous apprendre dans la seconde partie.
BOURDALOUE, SERMON POUR LE PREMIER VENDREDI DE CARÊME
Un précepteur et son élève, Claude Lefebvre, Musée du Louvre