L'on s'excuse du soin des pauvres, et l'on n'a pas, dit-on, le loisir d'y vaquer. On ne l'a pas, j'en conviens ; mais pourquoi ne l'a-t-on pas ? Parce qu'on ne veut pas l'avoir ; parce qu'on se surcharge volontairement d'occupations inutiles ; parce qu'on dérobe aux pauvres le temps qu'on leur doit, pour le prodiguer ailleurs où on ne le doit pas, et pour en faire un usage criminel, dès qu'il leur est si préjudiciable.
BOURDALOUE
Semen est verbum Dei.
Le bon grain, c'est la parole de Dieu. (Saint Luc, chap. VIII, 11.)
Cependant, aux deux caractères que je vous ai tracés, ajoutons-en un troisième.
Il y eut encore du grain qui tomba au milieu des épines. Ne cherchons point d'autre explication que celle même du Sauveur du monde : ces épines, ce sont les passions du siècle ; passions aveugles et turbulentes, qui troublent une âme, qui l'agitent de telle sorte, qu'elles étouffent toute la divine semence, et qu'elles émoussent tous les traits de la parole de Dieu. Or, selon la pensée de Jésus-Christ, ces passions se réduisent surtout à trois espèces ; l'inquiétude des soins temporels, la cupidité ou le désir empressé d'amasser les biens de la terre, et l'attachement aux plaisirs de la vie : trois obstacles qui énervent toute la force de la parole de Dieu ; trois sortes d'épines qui éteignent la charité dans les cœurs. C'est ce que l'expérience nous fait voir sensiblement ; c'est ce que vous avez reconnu vous-mêmes en mille occasions, ou ce qu'il ne tenait qu'à vous de reconnaître.
Car comment vient-on à ces assemblées de charité, et qu'y apporte-t-on ? On y vient avec un esprit tout rempli des affaires du monde, dont on est uniquement occupé, et dont on se plaint même d'être accablé ; on les apporte toutes avec soi, et l'on s'en laisse tellement obséder, qu'on est incapable d'aucune autre réflexion. Nous parlons pour l'intérêt des pauvres, nous exposons leurs pressantes nécessités, nous élevons la voix, nous conjurons, nous exhortons ; mais s'attache-t-on à nous suivre ? Au lieu de prendre avec nous des mesures pour les pauvres, on en prend intérieurement avec soi-même : et pour qui ? pour soi-même. Dans un silence profond, il paraît qu'on s'applique à nos instructions : mais l'esprit est bien loin de nous ; il s'entretient d'un projet qu'on a formé, d'une entreprise où l'on s'est engagé, d'un ménage qu'on a à conduire, de toutes les choses humaines qui touchent personnellement, et sur quoi l'on doit veiller. Encore si l'on se bornait à ses affaires propres, qui sont de l'ordre de Dieu ; mais, par je ne sais quelle démangeaison de se mêler de tout, on s'ingère en mille intérêts et en mille intrigues qui regardent celui-ci ou celle-là, sans que de soi-même on ait rien à y voir, ni rien à y prétendre. Encore si l'on s'en tenait aux devoirs de son état ; mais, par une envie démesurée de décider, de dominer, de se rendre important et nécessaire, on se livre à tout ce qui se présente, souvent même à ce qui ne se présente pas, et où l'on n'est point appelé. Après cela, l'on s'excuse du soin des pauvres, et l'on n'a pas, dit-on, le loisir d'y vaquer. On ne l'a pas, j'en conviens ; mais pourquoi ne l'a-t-on pas ? Parce qu'on ne veut pas l'avoir ; parce qu'on se surcharge volontairement d'occupations inutiles ; parce qu'on dérobe aux pauvres le temps qu'on leur doit, pour le prodiguer ailleurs où on ne le doit pas, et pour en faire un usage criminel, dès qu'il leur est si préjudiciable. Voilà ce qu'on n'a jamais bien compris et ce que jamais on ne comprendra, tant qu'on ne nous écoutera point d'un sens plus rassis, et avec plus de tranquillité.
Car comment vient-on à ces assemblées de charité, et qu'y apporte-t-on ? On y vient avec un cœur possédé de l'amour des biens périssables, et l'on y apporte une insatiable convoitise ; ce ne sont que désirs ardents et sans régie, que vues secrètes de gagner, d'accumuler, de s'enrichir. De là, on n'entend guère volontiers parler de l'aumône, et l'on n'est guère disposé à seconder les bonnes intentions du prédicateur sur cette matière. Si des personnes zélées, sages et fidèles, après avoir parcouru dans un quartier tout ce qu'il y a de pauvres maisons, disons mieux, de pauvres cabanes et de tristes réduits où l'indigence demeure cachée, rapportent exactement ce qu'elles ont vu, et témoignent sur cela leurs sentiments, on se figure qu'elles exagèrent, et l'on se met en garde contre leurs sollicitations ; on voudrait pouvoir s'absenter de toutes ces conférences, et telle y assiste par respect humain, et parce qu'elle y est invitée, qui souhaiterait d'avoir des prétextes pour n'y paraître jamais : pourquoi ? C'est qu'elle n'aime pas à donner, et qu'elle ne peut néanmoins honnêtement s'en défendre ; c'est qu'elle regrette tout ce qui sort de ses mains, et qu'elle serait charmée de l'y retenir et d'en grossir ses épargnes ; c'est qu'elle regarde ce qu'on lui demande comme une contribution onéreuse, comme un impôt, comme une taxe ; c'est que, prenant ici place parmi les autres, elle a beaucoup moins en vue d'y répandre les dons de sa charité, que de garder certaines bienséances, et de sauver du reste tout ce que l'honneur lui permettra de ménager.
Enfin, comment vient-on à ces assemblées de charité, et qu'y apporte-t-on ? On y vient avec une âme toute sensuelle, et l'on y apporte toutes les dispositions d'une mondanité voluptueuse : je ne dis pas voluptueuse jusqu'aux excès grossiers ; mais voluptueuse dans l'attachement aux aises et aux commodités de la vie, aux plaisirs du siècle et à ses divertissements, mais voluptueuse dans la recherche de ce qui peut causer de la joie, de ce qui peut faire passer le temps sans ennui et avec agrément ; mais voluptueuse dans la bonne chère, dans les visites, dans les conversations, dans les promenades. Accoutumé à n'avoir dans l'esprit que des idées qui réjouissent, à n'entendre que des entretiens qui plaisent, on se dégoûte d'abord de ces discours, où il n'est question que de pauvreté, que d'adversités, que de souffrances : ce sont des sujets trop sérieux, ce sont des images qui attristent ; on en craint les impressions, et l'on ne cherche qu'à les effacer promptement de son souvenir.
Or sur tout cela voici trois avis que je vous prie de n'oublier jamais. Sont-ce les soins temporels qui vous inquiètent et qui vous détournent ? Je prétends qu'il n'y en a point de plus indispensables pour vous, que celui de satisfaire à l'un des commandements de Dieu les plus formels et les plus exprès, qui est de fournir à Jésus-Christ même dans ses frères, dans ses membres, dans son corps mystique, ce qui lui manque. D'où je tire, et vous devez tirer avec moi cette première règle, que si le soin des pauvres ne peut compatir avec les autres soins, il faut qu'une femme chrétienne retranche des autres soins tout ce qu'il y a d'excessif, tout ce qu'il y a de moins nécessaire et de moins utile, tout ce qu'il y a d'étranger à sa condition et d'accessoire, afin de ne pas abandonner le soin des pauvres. Prenez cette mesure, et, selon ce principe, arrangez toutes les occupations de votre vie, vous trouverez pour les pauvres tout le temps qui leur convient. Sont-ce les biens de la terre et des vues d'intérêt qui vous resserrent à l'égard des pauvres ? Là-dessus je vous dis deux choses, fondées l'une et l'autre sur la parole du Saint-Esprit : premièrement, qu'il y a dans le ciel des trésors infinis et mille fois plus précieux promis aux âmes secourables, comme leur récompense éternelle ; et qu'en ce sens, donner aux pauvres, c'est acquérir, c'est s'assurer un profit immense et un fonds inépuisable de richesses : secondement, que rien, même par rapport aux affaires présentes et à leur succès, n'attire plus de bénédiction que l'aumône ; et que souvent Dieu, dès ce monde, rend au double ce qu'il a reçu par le ministère des pauvres. Sont-ce les plaisirs du siècle qui vous touchent et qui vous attachent ? Hé ! est-il pour des âmes bien nées un plaisir plus doux que de consoler des affligés, que d'essuyer leurs larmes, que de leur rendre le calme, la paix, la santé, la vie ; que d'être, après Dieu, leur espérance, leur refuge, leur bonheur ?
Servez ici de témoins, vous qui l'avez goûté ce plaisir si pur, ce plaisir si digne d'un cœur chrétien ; dites-nous ce que vous avez senti, lorsque, entrant dans de pauvres retraites, et y paraissant l'aumône à la main, vous avez vu la sérénité se répandre sur tous les visages ; que vous avez vu pères, mères, enfants, rassemblés autour de vous, vous accueillir comme des anges envoyés du ciel ; que vous avez vu des malades reprendre leurs forces, et revoir le jour qu'ils semblaient avoir déjà perdu. En arrêtant le cours de tant de pleurs qu'arrachaient la tristesse et les douleurs les plus amères, avez-vous pu retenir les vôtres, qu'une onction toute sainte et toute divine faisait couler ? C'est à vous à nous l'apprendre ; et qui ne vous en croira pas n'a, pour se convaincre, qu'à se mettre en état d'en faire la même épreuve que vous.
BOURDALOUE
DEUXIÈME EXHORTATION SUR LA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES