Le plus important : savoir si l'homme confus que j'ai croisé à l'hôpital m'a bel et bien dit, entre deux sanglots et sans que je ne lui aie rien demandé, que tout dans la vie et peut-être aussi dans la mort (bien qu'il ait admis ne pas avoir encore testé la mort), était fondé sur trois principes : la vengeance, la trahison et la jalousie. Qu'en est-il de l'amour, lui ai-je demandé et il a répondu, l'amour n'existe que trompé ou frivole, il ne vient qu'après la trahison, sauf que chez toi, il viendra avant. J'avais l'intention d'écrire un livre totalement incorrect et de l'intituler : La chose la plus drôle qui me soit arrivée pendant la guerre. Mais finalement, et justement parce que je compte bien relater la chose la plus drôle qui me soit arrivée pendant la guerre, j'ai décidé de lui donner un autre titre -1948- et de renoncer à l'humour.
Juste après cet échange avec l'homme confus que j'ai croisé à l'entrée de l'hôpital - en fait un couvent italien reconverti en
abattoir pour soldats (cela se passait à Jérusalem sous les bombes)-, j'ai eu droit à un vrai lit et une vague de plaisir m'a submergé car cela faisait des mois que je ne m'étais pas allongé sur
un drap. Ma jambe me lancinait toujours, mais une fois installé, je me sentis tout de suite beaucoup mieux, grâce au doux contact du coton contre mon dos et au verre d'eau qui avait été posé à
côté de mon lit.
J'ai bu, et au moment précis où je redevenais un être humain, un bruit violent a retenti, une bombe a traversé le toit qui s'est écroulé, le plafond s'est déchiré en lambeaux qui sont restés à pendouiller tels des filets de morve, deux nonnes sont accourues, m'ont posé sur un brancard et m'ont transporté vers le sous-sol. En chemin j'ai été recouvert de l'antique ciment chrétien qui continuait à s'effriter. Après m'avoir regardé -j'étais à moitié nu-, l'infirmière a dit dans un hébreu germanisé que toute tentative pour surmonter le diable lui semblait une étincelle de l'enfer qui serait tombée sur la robe de mariée de l'âme. Selon Ben Azzaï - oui, oui, je me souviens de ses mots ! - selon Ben Azzaï, a-t-elle dit, "mon âme est en amour avec la Torah. D'autres peuvent faire aller le monde de l'avant". Ses paroles n'avaient rien d'étonnant : j'étais jeune, elle était jeune, j'étais à moitié nu, elle portait la tenue de celles qui ont décidé de rester vierges. J'ai donc été obligé de le rester moi aussi. Elle a ajouté, je ne sais plus pourquoi, les médecins jouent à Dieu le Père ! Et je me souviens, bien qu'à vrai dire on ne puisse pas garder le souvenir d'une douleur aussi terrible, oui, je me souviens que ça faisait très mal.
L'auteur après la guerre dans les années 50