Représentez-vous bien que le carême est un temps consacré à la pénitence, et qu'on peut par conséquent lui appliquer ce que saint Paul disait aux Corinthiens : Voici maintenant le temps favorable : voici les jours du salut ; parce qu'il n'y a point de temps dans l'année plus favorable pour nous que celui où nous travaillons à apaiser la colère de Dieu, ni de jours plus précieux pour le salut que ceux qui sont employés à expier nos péchés. C'est donc à vous d'entrer dans ce sentiment de l'Apôtre.
Quoique toute votre vie doive être une pénitence continuelle, eu égard aux fautes dont vous vous reconnaissez coupable devant Dieu, c'est particulièrement dans le carême que vous devez vous attacher à la pratique et aux exercices d'une vertu si importante et si nécessaire ; en sorte que vous puissiez dire : Voici maintenant le temps favorable pour moi, et qu'en effet ce soit pour vous un temps de pénitence. Car quel reproche auriez-vous à soutenir de la part de Dieu, si, pendant que toute l'Eglise est en pénitence, vous n'y étiez pas ; et si par le malheur et le désordre ou d'une vie lâche et dissipée, ou d'une vie molle et sensuelle, vous passiez ce temps du carême sans participer en aucune manière à la pénitence publique des chrétiens ! puisqu'alors , bien loin qu'il fût pour vous ce temps de grâce et de salut dont parle saint Paul, il ne servirait qu'à votre condamnation, et qu'il s'en suivrait de là que votre impénitence, criminelle en tout autre temps, le serait doublement en celui-ci.
Il n'y a nulle raison qui puisse vous dispenser de la pénitence, parce que la loi de la pénitence est une loi générale, dont personne n'est excepté ; une loi qui dans tous les états de la vie se peut accomplir, et contre laquelle la prudence de la chair ne peut jamais rien alléguer que de vain et de frivole. Plus il vous paraît difficile, dans la place où vous êtes, d'observer exactement cette loi, plus vous devez faire d'efforts pour vous y assujettir, parce que c'est justement pour cela que vous avez encore plus besoin de pénitence. Vos infirmités mêmes, au lieu de vous rendre impossible l'observation de cette loi, sont au contraire, dans les desseins de Dieu, de puissants secours pour vous aider à y satisfaire, soit en vous tenant lieu de pénitence, lorsqu'elles vont jusqu'à l'accablement des forces, comme il arrive dans les maladies : soit en vous servant de sujets pour remporter sur vous de saintes victoires, quand ce ne sont que des incommodités ordinaires que vous devez alors surmonter par la ferveur de l'esprit, afin que vous fassiez de votre corps, selon l'expression du maître des Gentils, une hostie vivante et agréable aux yeux de Dieu.
La pratique tout opposée où vous avez vécu doit non seulement vous confondre, mais vous animer contre vous-même, et vous exciter fortement à réparer tout ce que l'amour-propre vous a fait commettre au préjudice de cette divine loi de la pénitence ; car voilà les sentiments avec lesquels vous devez commencer le carême : résolue d'une façon ou d'autre, de subir cette loi, que vous ne devez point regarder comme un joug pesant, ni comme une loi onéreuse, mais plutôt comme une loi de grâce d'où dépend tout votre bonheur.
Toute la pénitence du carême, comme l'a très bien remarqué saint Léon, pape, ne se réduit pas à jeûner, ni à s'abstenir des viandes défendues ; c'en est bien une partie, mais ce n'est pas la principale ni la plus essentielle. Quoique le précepte de l'abstinence et du jeûne cesse en certaines conjonctures, celui de la pénitence subsiste toujours ; et comme il y a dans le monde des chrétiens relâchés, qui, par une espèce d'hypocrisie, jeûnent sans faire pénitence, ou parce qu'ils jeûnent sans renoncer à leur péché, ou parce qu'ils trouvent le moyen, par mille adoucissements, de jeûner sans se mortifier, ce qu'on peut appeler l'hypocrisie du jeûne, si souvent condamnée dans l'Ecriture : aussi, par une conduite toute contraire, les âmes fidèles à Dieu, quand le jeûne leur devient impossible, savent bien faire pénitence sans jeûner, parce que sans jeûner elles savent se vaincre elles-mêmes, s'interdire les délices de la vie, marcher dans les voies étroites du salut, et pratiquer en tout le reste la sévérité de l'Evangile. Suivez cette règle, et tenez-vous d'autant plus obligée à la pénitence, que vous vous sentez moins capable de garder à la lettre et dans la rigueur le commandement du jeûne. Car il est certain que la dispense de l'un ne vous peut être qu'un surcroît d'engagement pour l'autre. Si vous raisonnez en chrétienne, c'est ainsi que vous en devez user, afin que Dieu ne perde rien de ses droits, et que la délicatesse de votre santé ne vous empêche point de remplir la mesure de votre pénitence.
En conséquence de ces principes, la première chose que Dieu demande de vous, et que vous devez vous-même demander à Dieu pour tout ce saint temps, c'est l'esprit d'une salutaire componction, cet esprit de pénitence dont David était pénétré, et dont il faut qu'à son exemple vous vous mettiez en état de ressentir l'impression et l'efficace. C'est-à-dire que votre plus solide occupation pendant le Carême doit être de repasser tous les jours devant Dieu, dans l'amertume de votre âme, les désordres de votre vie, d'en reconnaître avec douleur la grièveté (gravité) et la multitude, de vous en humilier, de vous en affliger, de ne les perdre jamais de vue : tellement que vous puissiez dire comme ce saint roi : Seigneur, mon péché m'est toujours présent (Psal. L, 5.). Car, selon l'Ecriture, voilà en quoi consiste l'esprit de la pénitence. Or, une excellente pratique pour cela même, c'est que pendant le carême vous fassiez toutes vos actions dans cet esprit, et par le mouvement de cet esprit ; allant, par exemple, à la messe comme au sacrifice que vous allez offrir vous-même pour la réparation de vos péchés ; priant comme le publicain, et ne vous présentant jamais devant Dieu qu'en qualité de pénitente accablée du poids de vos péchés ; vous assujettissant de bon cœur aux devoirs pénibles de votre état, comme à des moyens d’effacer nos péchés; vous proposant pour motif dans chaque bonne œuvre de racheter vos péchés ; vous levant et vous couchant avec cette pensée: Je suis une infidèle, et Dieu ne me soutire sur la terre qu'afin que je fasse pénitence de mes péchés. Cette vue continuelle de vos péchés vous entretiendra dans l'esprit de la pénitence, et rien ne vous aidera plus à l'acquérir et à le conserver, que de vous accoutumer à agir de la sorte.
Cet esprit de pénitence, si vous êtes assez heureuse pour en être touchée, doit produire en vous un effet qui le suit naturellement, et qui en est la plus infaillible marque; savoir, la pénitence de l'esprit, c'est-à-dire une ferme et constante disposition où vous devez être de mortifier votre esprit, votre humeur, vos passions, vos inclinations, vos mauvaises habitudes, mais par-dessus tout votre orgueil, qui est peut-être dans vous le plus grand obstacle à la pénitence chrétienne : car le fond de la pénitence chrétienne, c'est l'humilité ; et tandis qu'un orgueil secret vous dominera, ne comptez point sur votre pénitence. Il faut donc, pour répondre aux desseins de Dieu, qu'en même temps que vous célébrez le carême avec l'Eglise, animée de l'esprit de la pénitence, vous vous appliquiez à être plus humble, plus douce, plus patiente, plus compatissante aux faiblesses d'autrui, plus vide de l'estime de vous-même ; que vous parliez moins librement des défauts de votre prochain, que vous soyez moins prompte à le condamner; que si, malgré vous, vous en avez du mépris, vous n'y ajoutiez pas la maligne joie de le témoigner ; car si vous ne prenez sur tout cela nul soin de vous contraindre, quelque pénitence que vous puissiez faire, vous ne commencez pas par celle qui doit justifier devant Dieu toutes les autres, et sans laquelle toutes les autres pénitences sont inutiles.
En vain, disait un prophète, déchirons-nous nos vêtements, si nous ne déchirons nos cœurs : c'est le changement du cœur et de l'esprit qui fait la vraie pénitence ; autrement, ce que nous croyons être pénitence n'en est que l'ombre et le fantôme. Du reste, il n'y a personne à qui convienne plus qu'à vous cette pénitence de l'esprit, puisque vous confessez vous-même que c'est principalement par l'esprit que vous avez péché.
BOURDALOUE, Instruction pour le temps du Carême, I-V
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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