Qu'y a-t-il donc, mon âme ? pourquoi as-tu tant de crainte de venir à la mort de Paula ?
N'y a-t-il pas assez longtemps que j'allonge ce discours par l'appréhension d'arriver à ce qui le doit conclure ? comme si je pouvais retarder sa mort en n'en
parlant point et en m'occupant toujours de ses louanges. J'ai navigué jusqu'ici avec un vent favorable, et mon vaisseau a fendu les ondes sans peine ; mais maintenant cette narration va
rencontrer des écueils, et la mer qui s'enfle nous menace l'un et l'autre par l'impétuosité de ses flots d'un naufrage inévitable : elle de celui de son corps par la mort, et moi de celui de la
plus grande consolation que j'eusse en ce monde ; en sorte que je suis contraint de dire : "Mon maître, sauvez-nous ! nous périssons", et ce verset du psaume : "Pourquoi vous
endormez-vous, Seigneur ? levez-vous pour nous assister !" car qui pourrait sans verser des larmes dire que Paula s'en va mourir ?
Elle tomba dans une très grande maladie, ou, pour mieux dire, elle obtint ce qu'elle désirait, qui était de nous quitter pour s'unir parfaitement à Dieu. Ce fut
alors que l'extrême amour qu'Eustochia avait toujours témoigné pour sa mère fut encore plus reconnu de tout le monde : elle ne bougeait d’auprès de son lit ; elle la rafraîchissait avec un
éventail ; elle lui soutenait la tête ; elle lui donnait des oreillers pour l'appuyer ; elle lui frottait les pieds ; elle lui échauffait l'estomac avec ses mains ; elle lui accommodait des
matelas ; elle préparait l'eau qu'elle devait boire, en sorte qu'elle ne fût ni trop chaude ni trop froide ; elle mettait sa nappe ; et enfin elle croyait que nul autre pouvait sans lui faire
tort lui rendre le moindre petit service. Combien de courses fit-elle du lit de sa mère à la crèche de notre Sauveur ! et avec combien de prières, de larmes et de soupirs le supplia-t-elle
de ne la point priver d'une si chère compagnie, de ne point souffrir qu'elle vécût après sa mort, et de trouver bon qu'elles fussent toutes deux portées en terre dans un même cercueil
!
Mais combien notre nature est-elle faible et fragile puisque, si la loi que nous avons en Jésus-Christ ne nous élevait vers le ciel et s'il n'avait rendu notre âme
immortelle, nos corps seraient de même condition que ceux des bêtes ! On voit mourir d’une même sorte le juste et l’impie, le vertueux et le vicieux, le pudique et l’impudique, celui qui offre
des sacrifices et celui qui n'en offre point, et l'homme de bien comme le méchant, le blasphémateur comme celui qui abhorre les serments ; et les hommes comme les bottes de paille seront
tous réduits en cendre et en poussière.
Mais pourquoi m'arrêtai-je et fais-je ainsi durer encore davantage ma douleur en différant de la dire ? Cette femme si prudente sentait bien qu'elle n'avait plus
qu'un moment à vivre et que, tout le reste de son corps étant déjà saisi du froid de la mort, son âme n'était plus retenue que par un peu de chaleur qui, se retirant dans sa poitrine sacrée,
faisait que son coeur palpitait encore ; et néanmoins, comme si elle eût abandonné des étrangers afin d'aller voir ses proches, elle disait ces versets entre ses dents : "Seigneur, j'ai aimé
la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables ! Mon âme les désire de telle sorte que l'ardeur qu'elle en a, fait qu'elle se pâme
en les souhaitant, et j'ai mieux aimé être la moindre de tous en la maison de Dieu que de demeurer dans des palais avec les pécheurs". Lorsque je lui demandais pourquoi elle se taisait et ne
voulait pas répondre, et si elle sentait quelque douleur, elle me dit en grec que nulle chose ne lui donnait peine, et qu'elle ne voyait rien que de calme et de tranquille. Elle se tut toujours
depuis ; et, ayant fermé les yeux, comme méprisant déjà toutes les choses mortelles, elle répéta jusqu'au dernier soupir les mêmes versets, mais si bas qu'à peine les pouvions-nous entendre, et
tenant le doigt tout contre sa bouche, elle faisait le signe de la croix sur ses lèvres.
Ayant perdu connaissance et étant à l’agonie, lorsque son âme fit le dernier effort pour se détacher de son corps elle changea en louanges de Dieu ce bruit, ce râlement avec lequel les hommes ont
coutume de finir leur vie. Les évêques de Jérusalem et des autres villes, plusieurs prêtres et un nombre infini de diacres étaient présents, et des troupes de solitaires et de vierges consacrées
à Dieu remplissaient tout son monastère. Aussitôt que cette sainte âme entendit la voix de son époux qui l'appelait et lui disait : "Levez-vous, ma bien-aimée, qui êtes si belle à mes
yeux ; venez, ma colombe ; et hâtez-vous, car l'hiver est passé et toutes les pluies sont écoulées", elle lui répondit avec joie : "La campagne a été vue couverte de fleurs : le temps de la
moisson est arrivé, et je crois voir les biens du Seigneur dans la terre des vivants".
On n'entendait point alors de cris ni de plaintes ainsi qu'on a coutume parmi les personnes attachées au siècle, mais des troupes tout entières faisaient retentir des psaumes en diverses
langues.
Elle fut portée en terre par des évêques qui mirent son cercueil sur leurs épaules ; d'autres évêques allaient des devant avec des flambeaux et des cierges allumés, et d'autres conduisaient les
troupes de ceux qui chantaient des psaumes. En cet état elle fut mise dans le milieu de l'église de la crèche de notre Sauveur.
Les habitants de toutes les villes de la Palestine vinrent en foule à ses funérailles ; il n'y eut point de cellule qui pût retenir les solitaires les plus cachés dans le désert, ni de sainte
vierge qui pût demeurer dans sa petite chambrette, parce qu'ils eussent tous cru faire un sacrilège s'ils eussent manqué de rendre leurs devoirs à une femme si extraordinaire. Les veuves et les
pauvres, ainsi qu'il est dit de Dorcas, montraient les habits qu'elle leur avait donnés, et tous les nécessiteux criaient qu'ils avaient perdu leur mère et leur nourrice. Mais ce qui est
admirable, la pâleur de la mort n'avait point changé son visage, et il était si plein de majesté qu'on l'aurait plutôt crue endormie que morte. On récitait par ordre des psaumes en hébreu, en
grec, en latin et en syriaque, non seulement durant trois jours et jusques à ce que son corps eut été enterré sous l'église, tout contre la crèche de notre Seigneur, mais aussi durant toute la
semaine.
Tous ceux qui arrivaient considéraient ses funérailles comme les leurs propres, et la pleuraient comme ils se seraient pleurés eux-mêmes. Sa sainte fille Eustochia, qui se voyait comme sevrée de
sa mère, selon le langage de l'Ecriture, ne pouvait souffrir qu'on la séparât d'avec elle : elle lui baisait les yeux, elle se collait à son visage, elle l’embrassait, et elle eût désiré
d'être ensevelie avec sa mère.
Jésus-Christ sait que cette femme si excellente ne laissa pas un écu vaillant à sa fille, mais qu'au contraire, comme je l'ai déjà dit, elle la laissa chargée de
beaucoup de dettes et d'un nombre infini de solitaires et de vierges qu'il lui était très difficile de nourrir, et qu'elle n'eût pu abandonner sans impiété. Qu'y a-t-il donc de plus admirable que
de voir une personne d'une maison aussi illustre qu'était Paula, et qui avait été autrefois dans de si grandes richesses, avoir eu tant de vertu et tant de foi que de donner tout son bien, et de
s'être ainsi trouvée quasi réduite à la dernière extrémité ? Que d'autres vantent l'argent qu'ils donnent aux églises et ces lampes d'or qu'ils consacrent à Dieu devant ses autels, nul n'a plus
donné aux pauvres que celle qui ne s'est rien réservé pour elle-même. Maintenant, elle jouit de ces richesses et de ces biens que nul oeil n'a jamais vus, que nulle oreille n'a jamais entendus et
que nul esprit humain n'a jamais pensés.
C'est donc nous-mêmes que nous plaignons ; et. il y aurait sujet d'estimer que nous envierions sa gloire si nous pleurions plus longtemps celle qui règne avec Dieu dans
l'éternité.
Ne vous mettez en peine de rien, Eustochia : vous avez hérité d'une très grande et très riche succession, le Seigneur est votre partage ; et ce qui vous doit encore
combler de joie, c'est que votre sainte mère a été couronnée par un long martyre ; car ce n'est pas seulement le sang que l'on verse pour la confession de la foi qui fait les martyrs, mais les
services d'un amour pur et sans tache qu'une âme dévote rend à Dieu passent pour un martyre continuel. La couronne des premiers est composée de roses et violettes, et celle des derniers est faite
de lys. C'est pourquoi il est écrit dans le Cantique des cantiques : "Celui que j'aime est blanc et vermeil", attribuant ainsi à ceux qui sont victorieux dans la paix les mêmes récompenses
qu'à ceux qui le sont, dans la guerre. Votre excellente mère entendit comme Abraham Dieu qui lui disait : "Sors de ton pays, quitte tes parents et viens en la terre que je te montrerai";
elle l'entendit lui dire par Jérémie : "Fuis du milieu de Babylone et sauve ton âme". Aussi est-elle sortie de son pays, et jusqu'au jour de sa mort n'est point retournée dans la
Chaldée. "Elle n'a point regretté les oignons ni les viandes de l'Égypte"; mais étant accompagnée de plusieurs troupes de vierges, elle est devenue citoyenne de la ville éternelle du Sauveur
; et, étant passée de la petite Bethléem dans le royaume céleste, elle a dit à la véritable Noémi : "Ton peuple est mon peuple, et ton Dieu est mon
Dieu".
Étant touché de la même douleur qui vous afflige, j'ai dicté ceci en deux nuits, parce que toutes les fois que j'avais voulu travailler à cet ouvrage comme je vous
l’avais promis, mes doigts étaient demeurés immobiles et la plume m'était tombée des mains, tant mon esprit languissant se trouvait sans aucune force ; mais ce discours, si négligé et sans
ornement de langage, témoigne mieux qu'un plus éloquent quelle est mon extrême affliction.
Adieu, grande Paula, que je révère du plus profond de mon âme. Assistez-moi, je vous supplie, par vos prières dans l'extrémité de ma vieillesse : votre foi jointe à
vos œuvres vous unit à Jésus-Christ ; et ainsi, lui étant présente, il vous accordera plutôt ce que vous lui demanderez.
VIE DE SAINTE PAULA, VEUVE
Chapitres XI, XII & XIII
Œuvres de Saint Jérôme