Eglise Sainte Blandine à Lyon
Dans son Martyrologe, l'Eglise romaine, mère des Eglises, insère en ses fastes la mention émue des héros que le
sol gaulois produisit pour le ciel, dans ce même jour et les suivants. Car il ne s'agit point ici du combat d'un seul jour. Pothin, l’évêque, mourant dans la prison épuisé d'ans et de travaux,
marqua cette journée comme devant être celle de la fête qui comprendrait à la fois les soldats et leur chef. Mais si le 2 juin paraît avoir été pour celui-ci la date de la victoire, les
quarante-sept martyrs, ses compagnons et ses fils, n'obtinrent que successivement leurs couronnes ; jusqu'à ce qu'enfin Blandine, au mois d'août, fermant la marche triomphale, rejoignît dans les
cieux la troupe vaillante au milieu de laquelle elle brille d'un éclat si pur.
Mais avant de rappeler quelques traits de l'immortelle campagne où Satan vit tourner si pleinement à sa confusion
les efforts de sa haine, jetons nos yeux sur la terre prédestinée devenue dès lors le champ de bataille du Christ en ses martyrs. Nous ne sommes qu'au second siècle chrétien, et déjà la munificence de Dieu envers cette région du monde révèle ce qu'il
attend de la nation dont elle sera l'héritage. Au soin, en effet, avec lequel le laboureur trace les
sillons dans le sol dont il a entrepris la culture, à la qualité de la semence qu'il confie à la terre, on peut juger de l'espoir qu'il met en celle-ci. La semence du salut, c'est la parole des
messagers de l'Evangile ; le sillon divin, c'est la voie mystérieuse par où l'Esprit-Saint les conduit.
Combien donc la parole ne fut-elle pas abondante et pure en la bouche de ces disciples de Pierre et de Paul, que
l'on voit, dès le milieu du premier siècle, parcourir en tous sens les provinces gauloises ! Quel dessein merveilleux amène à ces lointains rivages la famille amie de l'Homme-Dieu : Lazare, dont
la mort attira ses pleurs ; Marthe, l'hôtesse fidèle, qui par les soins rendus à sa personne sacrée figurera jusqu'à la fin des temps les travaux du ministère actif ; Madeleine enfin, l'apôtre
des apôtres eux-mêmes, la pénitente sublime dont l'amour continue, sur les rochers de Provence, cette vie de divine contemplation qui doit être la meilleure part pour les élus, la seule éternelle
? Encore quelques années, et la terre celtique, formée par les vieux Druides au culte de la Vierge qui devait enfanter, aura vu le sourire de Marie porter la lumière dans ses plus sombres forêts
; la dispensatrice de toute grâce inspire à Clément, successeur de Pierre, l'envoi de Denys à Lutèce : et quel choix de la Reine des Apôtres aurait pu mieux marquer la terre de sa prédilection,
que celui du sublime Aréopagite apportant à la Gaule le secret des divines hiérarchies et des mystiques faveurs, trésor des parfaits !
Véritablement
donc, le premier siècle de l'évangélisation du monde suffit à nous montrer dans la future patrie des Francs le royaume aimé du Christ. Un élément toutefois semble manquer
encore à cette plénitude : si les Eglises des Gaules peuvent à bon droit revendiquer pour elles la paternité des
deux princes des Apôtres, Jean, le disciple bien-aimé, n'a point eu de part à un apostolat trop éloigné de la province d'Asie où son action restait concentrée ; comment cependant le fils adoptif
de Marie pourrait-il ne rien transmettre de lui-même aux lieux bénis des complaisances de Notre-Dame ? Aussi, sous l'influence de l'apôtre déjà sorti de cette vie et plus éclairé encore sur les
desseins de Dieu qu'il ne le fut à Pathmos, voici qu'apparaît sur les rives du Rhône un groupe de nouveaux missionnaires ; formés à l'école de Polycarpe, le plus fidèle disciple du vieillard
d'Ephèse, qu'ils ont pu voir lui-même dans leur enfance, ils viennent communiquer à l'Occident ses traditions, son esprit, son amour du Fils de l'homme et de la divine Mère. Pothin leur chef,
béni par Rome, s'arrête à Lyon. Au nom de Jean, il complète dans ces contrées l'œuvre commencée au nom de Pierre et de Paul, un siècle plus tôt, par Crescent de Vienne, Trophime d'Arles et Paul
de Narbonne. Pour un seul pays, quel concours de grâces significatives ! Satan lui-même comprend enfin les desseins du Christ ; il va chercher à les arrêter dans le sang.
L'espace nous
manque pour retracer ici les phases diverses de la persécution qui s'alluma sous le souffle de l'enfer, au printemps de l'année 177. Trois ans auparavant, Marc-Aurèle, sauvé parles prières des
soldats chrétiens dans sa guerre contre les Quades, avait paru vouloir protéger l'Eglise ; mais la contrainte qu'il avait dû s'imposer alors coûtait au meurtrier de sainte Félicité, de saint
Justin et de tant d'autres confesseurs immolés dès les premiers jours de son règne. La première occasion qui se présenterait d'oublier le service rendu par la Légion Fulminante, de remettre en vigueur les anciennes lois, cette occasion devait être bienvenue de l'empereur
philosophe. Elle lui fut donnée par les soulèvements populaires que la réaction païenne, suffisamment édifiée touchant les dispositions du prince, excita dans les diverses parties de l'empire ;
comme l'incendie de Rome l'avait été pour Néron, l'émeute devenait un moyen de gouvernement pour Marc-Aurèle, cet idéal des princes chez nos modernes historiens ! Ce fut de la Gaule que partit le
signal de cette persécution doublement odieuse, qui devait s'étendre dans les autres provinces et jusqu'à Rome même, où, un an plus tard, elle couronnait l'immortelle Cécile et son glorieux
cortège formé de l'élite de l'ancien patriciat ; c'est au préfet de Lyon que fut adressé le rescrit sanguinaire, dont les termes firent loi pour tout l'empire et se retrouvent cités dans
plusieurs Actes des martyrs de ce temps.
Et certes la
Gaule, qui jusque-là avait vu seulement les exécutions isolées d'un petit nombre de chrétiens, montra suffisamment qu'elle était prête à fournir, elle aussi, ses hécatombes sacrées ; l'Eglise de
Lyon, fondée la dernière, puisa dans le sang de ses généreux fils une noblesse qui lui permettait de marcher à tout jamais l'égale des premières. Que ne pouvons-nous citer en entier l'admirable
Lettre écrite par les survivants de la persécution à leurs frères d'Asie, pour leur raconter le triomphe des martyrs ! monument sans prix de l'antiquité chrétienne, où semble vivre toujours le
bienheureux esprit des athlètes du Christ, et dont l'éloquence, si merveilleuse dans sa simplicité, avait la faculté d'émouvoir encore, au XVIe siècle, le cœur si refroidi pourtant des
sectaires de la prétendue Réforme. Rappelons du moins en peu de mots la succession des événements,
qui nous permettra de mieux comprendre tout à l'heure le récit liturgique emprunté à cette Lettre immortelle.
Le
représentant de la puissance romaine était absent de Lyon, quand la populace, excitée par les calomnies des meneurs, se jeta sur les maisons des chrétiens. Dans ce premier moment, rien ne fut
épargné contre eux de ce que peut une foule en délire ; le tribun militaire, chargé de maintenir l'ordre, n'intervint au milieu de ces violences que pour traîner ceux qui en étaient la victime
devant les magistrats de la cité ; après un interrogatoire sommaire, et une première confession de leur foi que ne refoula point le bruit des vociférations de la multitude, ils furent jetés en
prison jusqu'au retour du gouverneur. On devait être alors au mois de mai ou d'avril. L'arrivée du gouverneur, que plusieurs pensent avoir été Septime-Sévère le futur empereur, marqua l'ouverture
de l'instruction légale de la cause. Vettius Epagathus, jeune homme d'une illustre naissance, se présenta courageusement au pied du tribunal, offrant de défendre les accusés ; mais le juge refusa
de l'entendre, et, sur sa déclaration qu'il était chrétien lui-même, il fut mis au nombre des confesseurs.
On sait que, par un étrange renversement des notions reçues en matière d'instruction criminelle, la procédure
romaine, dans les causes de christianisme, avait pour but d'arracher aux accusés la négation, et non l'aveu de leur prétendu crime. La violence des tortures juridiques employées à cette fin fut
telle alors, que plusieurs malheureux y cédèrent ; plus tard, ramenés par les larmes et l'exemple de leurs frères, ils réparèrent noblement le scandale, et conquirent eux aussi la palme. En attendant, de plus courageux remplissaient les vides causés par ces défections momentanées ;
car les arrestations continuaient tous les jours, et aussi la torture. Descendus des chevalets le corps en lambeaux, les saints confesseurs étaient mis aux ceps dans les cachots, en attendant une
comparution nouvelle ; mais les souffrances de la prison étaient si grandes à elles seules, que beaucoup y moururent, comme le bienheureux Pothin, dont le grand âge et l'épuisement ne purent
supporter plus de deux jours les privations de cette demeure affreuse.
D'autres, au
contraire, semblaient puiser dans la prison et les tourments une force inconnue. Lorsque, le moment arrivé d'un nouvel interrogatoire, les geôliers croyaient n'avoir à traîner sur la place
publique que des mourants incapables de se porter eux-mêmes, il se trouvait que les plaies reçues la veille avaient guéri celles des jours précédents. Les confesseurs s'avançaient rayonnant d'une
douce allégresse, étonnant tous les yeux par la majesté et la beauté de leurs traits ; leurs chaînes étaient comme l'ornement de l'épouse qui resplendit sous l'éclat de ses bracelets d'or ; la
bonne odeur du Christ s'échappait d'eux en toute vérité, et d'une manière si frappante pour les sens eux-mêmes, que plusieurs les croyaient parfumés d'un parfum terrestre. Dans ces préliminaires
juridiques de la question préventive, plus terribles que le martyre même, on vit briller entre tous le néophyte Maturus, à peine sorti du bain sacré, et déjà l'égal des athlètes vieillis dans
l'arène ; Attale de Pergame, que l'éclat d'une illustre origine n'avait point empêché de quitter son pays pour devenir sur les rives du Rhône la colonne de l'Eglise ; Sanctus enfin, diacre de
Vienne, à qui la violence et la variété de ses tourments auraient valu la première palme, si le Dieu
des humbles et des petits n'eût exalté au-dessus de toutes ces illustrations de la naissance, de la hiérarchie sacrée, du martyre même, Blandine l'esclave, dominant l'héroïque phalange où elle
trône comme une mère au milieu de ses fils.
Arrêtée des premières avec sa maîtresse, qui parcourut vaillamment, elle aussi, la carrière des supplices,
Blandine, pareille à une plante délicate et fragile, semblait si faible de corps, que tous tremblaient qu'elle ne pût résister au premier effort de l'ennemi. Mais on vit ce que peut sur un corps
débile la force d'âme qui vient du Christ. Sur cet être si frêle les bourreaux épuisèrent leur science et leurs forces, se succédant depuis l'aube jusqu'au soir ; et, vaincus, à bout de leurs
cruels secrets, ils déclarèrent que c'était merveille si la vie restait dans un corps disloqué à ce point, déchire, troué de toutes parts, quand un seul des tourments qu'il avait subis aurait dû
lui donner la mort. Mais la bienheureuse ranimait dans la confession de la foi ses forces et son courage ; on eût dit qu'elle trouvait nourriture, repos, impassibilité, dans ces mots que la
question pouvait seuls obtenir d'elle : "Je suis chrétienne, et il ne se fait point de mal parmi nous".
Cependant le
gouverneur, jugeant la cause suffisamment instruite, se mit en devoir de prononcer la sentence. Il espérait toujours néanmoins que la mort de quelques confesseurs ébranlerait les autres, et
commença dans ce but par condamner aux bêtes Maturus, Sanctus, Attale et Blandine. A cette occasion, usant de la haute juridiction que lui donnait son titre de légat impérial, il accorda au
peuple un jour de fêt dont l'immolation des quatre martyrs devait former le spectacle. Maturus
et Sanctus repassèrent, à l'amphithéâtre, par tous les genres de tourments qu'ils avaient subis déjà dans le prétoire ; et comme, malgré les fouets, la dent des bêtes, la chaise de fer rougie au
feu, ils respiraient encore, on les acheva par l'épée. Durant leurs combats, Blandine, suspendue à un gibet pour y être dévorée, suppliait Dieu dans une prière instante ; la vue de cette
admirable sœur donnait l'allégresse aux martyrs ; ses bras étendus en forme de croix leur rappelaient le Sauveur. Mais aucune bête féroce, ce jour-là, ne toucha son corps ; elle fut ramenée dans
son cachot, et réservée pour d'autres combats. Un incident s'était produit, qui devait prolonger les souffrances des confesseurs, en retardant la dernière lutte : le gouverneur venait de
découvrir qu'Attale, ce condamné qu'il s'apprêtait à jeter aux bêtes, était citoyen romain ; la sentence, en ce qui le concernait, se trouvait infirmée par là même. On le reconduisit en prison,
et un message fut adressé à César, tant au sujet d'Attale que de ses compagnons de captivité.
Les
prisonniers, durant ces délais, ne restèrent point inactifs ; du fond de leurs cachots, et attendant la mort, ils montrèrent qu'il n'est point de situation où le chrétien puisse se désintéresser
du salut de ses frères et des intérêts de la sainte Eglise. Ce fut alors que leur humilité, leur tendresse compatissante, aidées des prières et des larmes qu'ils répandaient jour et nuit devant
Dieu, ramenèrent au combat les infortunés qui avaient faibli dans les premières tortures. Un autre souci préoccupait vivement les confesseurs : on avait appris dans les Gaules la naissance de la
secte nouvelle que Montan propageait en Phrygie ; inquiets pour les Eglises d'Asie, d'où par
le bienheureux Pothin leur était venue la lumière, ils écrivirent à ces frères éloignés les craintes qu'ils avaient conçues, et s'adressèrent en même temps au pape Eleuthère, juge souverain de la
doctrine. Estimant qu'aucun intérêt ne pouvait l'emporter sur celui de la foi, ils chargèrent de leurs lettres le prêtre Irénée, quoique celui-ci, dont nous aurons en son temps à raconter aussi
le triomphe, parût être en ce moment le principal appui de la chrétienté lyonnaise privée de son évêque.
Tandis qu'au
fond des cachots qui s'étendaient sous le palais impérial, on s'occupait ainsi des grands intérêts auxquels le salut et la dignité de la race humaine étaient attachés ; dans ce palais, dans la
ville entière, toutes les pensées étaient à l'approche de la grande fête dont la date, fixée aux calendes d'août, attirait chaque année à Lyon un concours immense. Soixante cités, soixante
peuples, appartenant aux diverses provinces de la Gaule chevelue, s'étaient réunis pour élever à Auguste et à Rome, du vivant du premier, un temple magnifique : monument dressé par les
descendants de Brennus pour célébrer la force qui avait réduit à néant l'indépendance du vieux sol gaulois ! On en fixa l'emplacement au confluent du Rhône et de la Saône : inauguré, lors de son
érection, au commencement du mois d'août consacré à Auguste, c'étaient les pompes de cette dédicace qui se renouvelaient chaque année, depuis deux cents ans, sans pouvoir lasser l'enthousiasme
des vaincus. On eut l'idée, pour cette fois, de relever encore la solennité accoutumée par l'exécution des chrétiens qui, depuis la mort de Maturus et de Sanctus, remplissaient les prisons, attendant leur tour. La réponse de César au gouverneur venait d'arriver, telle qu'on pouvait
l'attendre ; elle portait qu'on devait mettre à mort ceux qui persisteraient dans la confession du christianisme, et renvoyer les autres absous. La sentence fut bientôt rendue : les confesseurs
qui étaient citoyens romains furent condamnés à la décapitation, les autres réservés aux bêtes ; par une exception glorieuse autant qu'illégale, Attale, malgré son titre, fut lui-même destiné aux
jeux de l'amphithéâtre.
Les
condamnés, qui attendaient depuis des mois ce grand jour, virent donc enfin sonner l'heure du triomphe ; l'arène s'ouvrait à leurs derniers combats. Au-dessus d'eux, près de la scène, s'élevait
l'autel d'Auguste entouré de la représentation des soixante peuples qui avaient contribué à l'érection du monument, et que dominait la statue colossale de la Gaule. Une foule immense, avide de
sang non moins que d'esclavage, se pressait au spectacle, ne se doutant pas que du sang de ces condamnés, mêlé à la poussière de la Gaule asservie, ressusciterait elle-même bientôt, plus noble,
plus complète, plus féconde que jamais, l'indépendance de la patrie terrestre. Quelques siècles seulement, et de l'autel d'Auguste, il ne restera plus que les quatre colonnes soutenant les voûtes
d'un temple chrétien au-dessus d'une crypte appelée du nom de l'humble Blandine.
Nous laissons
à la sainte Liturgie le soin de compléter et de terminer, dans les Leçons qui suivent, un récit déjà trop étendu.
De la Lettre des Eglises de Vienne et de Lyon aux Eglises d’Asie et de
Phrygie
On traîna devant le tribunal le bienheureux Pothin, évêque de Lyon, personnage plus que nonagénaire, ayant à peine
un souffle de vie dans son corps épuisé, mais rempli d'ardeur par le désir du martyre. Il était porté par les soldats, et suivi par les magistrats de la ville et par la population tout entière
qui le poursuivaient de leurs cris furieux, comme s'il eût été le Christ lui-même. Pothin rendit dans cette occasion un noble témoignage. Le président lui ayant demandé quel était le Dieu des
chrétiens, il répondit : "Si tu en es digne, tu le connaîtras". On se jeta sur lui avec brutalité, et il ne tarda pas à être couvert de nombreuses plaies, ceux qui étaient près de lui
l'ayant maltraité honteusement à coups de pieds et à coups de poings, et ceux qui étaient plus éloignés lui jetant tout ce qui leur tombait sous la main. On eût dit qu'ils se seraient regardés
comme coupables d'un grand crime, si chacun d'eux ne l'avait pas accablé d'outrages autant que faire se pouvait, et ils pensaient venger ainsi l'injure faite à leurs dieux. Il était expirant,
lorsqu'on le reporta à la prison, où il rendit l'âme deux jours après.
Le néophyte
Maturus, Sanctus diacre de l'Eglise de Vienne, l'esclave Blandine et Attale furent conduits à l'amphithéâtre pour être exposés aux bêtes. Maturus et Sanctus y furent d'abord déchirés par les
fouets selon l'usage ; on les livra ensuite à la dent des bêtes qui les traînèrent sur le sol ; et enfin on les fit asseoir sur la chaise de fer rougie au feu, d'où leurs membres rôtis
répandaient une odeur insupportable. Après avoir souffert ces terribles combats, ils furent enfin égorgés. Quant à Blandine, on l'attacha à un poteau pour l'exposer aux bêtes. Elle semblait alors
comme attachée à la croix, et la ferveur des prières qu'elle adressait à Dieu ajoutait encore à l'ardeur des combattants ; car en la personne de leur sœur ils contemplaient celui qui avait été
crucifié pour eux. Aucune des bêtes n'ayant osé la toucher, elle fut détachée du poteau, et jetée de nouveau en prison, pour être réservée à un autre combat.
On fit parcourir l'amphithéâtre à Attale. Un homme marchait devant lui, portant une tablette sur laquelle était
écrit : "Celui-ci est Attale le chrétien". Mais le président, ayant découvert qu'il était citoyen romain, le fit remettre en prison, et écrivit à César sur le sort de ceux qui étaient
ainsi détenus. Une assemblée solennelle ayant donc lieu dans notre ville, le gouverneur ordonna d'amener les martyrs devant son tribunal, affectant de les mettre sous les yeux du peuple avec
toutes les prétentions d'une scène théâtrale. Les ayant interrogés de nouveau, il fit trancher la tête à tous ceux qui étaient citoyens romains, et livra les autres aux bêtes. Ce fut alors une
grande gloire pour le Christ, lorsqu'on vit ceux qui avaient d'abord renié la foi la confesser en ce moment avec courage.
Pendant que
durait cette confrontation, un Phrygien , nommé Alexandre, médecin de profession et habitant la Gaule depuis plusieurs années, exhortait par des signes les chrétiens à tenir ferme dans leur
confession. Tous ceux qui entouraient le tribunal l'auraient pris volontiers pour une mère qui enfante, en voyant les efforts auxquels il se livrait. Le président, arrêtant sur lui ses regards,
lui demanda qui il était. Alexandre ayant répondu qu'il était chrétien, le juge irrité le condamna aux bêtes. Il entra donc le surlendemain dans l'amphithéâtre avec Attale ; car le président
avait renouvelé la sentence qui réservait ce dernier aux bêtes. Tous deux donc parcoururent la série des tourments de l'amphithéâtre, et furent enfin frappés du glaive. Au dernier jour des
spectacles, Blandine fut de nouveau amenée avec Ponticus, jeune homme âgé d'environ quinze ans. Ponticus rendit son âme après avoir souffert courageusement tous les supplices. Quant à la
bienheureuse Blandine, après les fouets, après les bêtes, après la chaudière ardente, on l'enferma dans un filet, et on l'exposa à un taureau furieux qui la lança longtemps en l'air ; on
finit par l'égorger comme une victime.
Nous vous saluons à la tête de votre héroïque phalange, bienheureux Pothin , illustre pontife chargé de mérites et
d'années, émule en tout de Polycarpe votre maître. Comme lui, vous sembliez ne prolonger votre vie dans une vieillesse si extrême, que pour fournir au Christ en votre personne l'occasion d'un
dernier triomphe. De sa part et de la vôtre, quelle noble simplicité, quelle majesté devant les tyrans ! Vos réponses sont bien l'expression, si l'on peut dire ainsi, d'une même manière d'amour ;
elles révèlent l'école du disciple bien-aimé. Par vous, ô Pothin, la sainte Eglise de Lyon, qui vous doit l'existence, plonge sa racine dans le Cœur de l'Homme-Dieu.
C'est dans ce
Cœur sacré qu'à la dernière Cène, Jean puisa comme un arbre fécond la sève qui devait couler dans
ses rameaux ; mais c'est à vous qu'il doit de pouvoir offrir au Seigneur, jusqu'à nos temps, les fruits bénis de son apostolat. Car, depuis déjà des siècles, par une disposition terrible de la
justice souveraine, la sève ne coule plus dans les rameaux privilégiés des sept Eglises que Jean lui-même avait nourries. Pour l'honneur de celui dont vous fûtes le disciple fidèle, maintenez
donc toujours dans la grande ville qui a consumé votre vie et vos sueurs l'ardente piété qui la distingue ; que d'elle se répande toujours plus dans la terre des Gaules l'esprit du disciple que
Jésus aimait : esprit d'amour sans bornes pour le Fils de l'homme, de tendresse filiale pour Marie la Mère de Dieu devenue celle des hommes au Calvaire, d'ardente charité pour tous, de déférence
absolue à l'égard de Pierre, le vicaire de l'Homme-Dieu, qui rendait à Jean son empressement respectueux en attentions si touchantes.
Illustre
Blandine, qui brillez comme une perle incomparable au diadème de la noble cité témoin de vos triomphes, nous vous saluons à votre tour. Vous méritez de venir, en nos hommages, après
le Pontife, dont la mort vous investit d'une maternité si nouvelle et si grande. Mère des martyrs, vierge sublime dont la faiblesse s'éleva soudain par la vigueur du Christ votre Epoux
au-dessus de la force des plus vaillants entre les forts ! la première dans la lutte, présente à tous les combats, vous goûtiez les divers supplices comme fait la mère pour les
mets variés qui doivent être offerts à ses fils. Puis lorsque tous, sans qu'un seul y manquât, furent rassasiés de la passion du Christ et s'en allèrent dans l'ivresse puisée à son divin
calice : on vous vit comme l'épouse vigilante, quand tous les convives ont quitté le lieu du festin dont elle a fait les honneurs, revenir seule encore par les tables diverses, recueillir dans
votre sein les moindres restes du repas des héros et les différentes pièces des services nombreux mis à l'usage des invités du père de famille. Joyeuse alors et sans arrière-pensée, comptant sur
un bon accueil, vous rejoignîtes l'Epoux en toute hâte ; la journée avait été bien remplie. Et, après avoir aussi pleinement accompli votre auguste rôle, nous ne nous étonnons pas que plus d'une
formule des divins Offices en quelques Eglises se contente aujourd'hui d'invoquer votre nom béni, résumant en lui tous les autres ; que les martyrologes d'Adon et de Bède annoncent le 2 juin
comme la fête de sainte Blandine et de ses compagnons martyrs !
Avec vous, du plus intime de notre âme, nous honorons ces illustres compagnons de votre triomphe : Sanctus,
Attale, Maturus, Epagathus, Alexandre, Ponticus, et les quarante autres dont les multiples supplices formèrent pour le Père souverain comme une couronne de fleurs, où les couleurs les plus
variées le disputent aux parfums les plus suaves.
Saints martyrs, du sanctuaire éternel dont vous faites l'ornement, jetez sur nous les yeux ; que la terre où vous
avez vaincu, continue de porter pour le ciel des fleurs et des fruits qui répondent à la fécondité de votre sang généreux.
DOM GUÉRANGER
L'Année
Liturgique
L'Amphithéâtre des Martyrs à Lyon