Au milieu des douceurs qu'il goûte dans la contemplation du Verbe fait chair, Jean le Bien-Aimé voit arriver son
cher disciple Polycarpe, l'Ange de l'Eglise de Smyrne, tout resplendissant de la gloire du martyre. Ce sublime vieillard vient de répondre, dans l'amphithéâtre, au Proconsul qui l'exhortait à
maudire le Christ : "Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers, et il ne m'a jamais fait de mal ; que dis-je ? Il m'a comblé de biens. Comment pourrais-je maudire mon Roi qui m'a sauvé ?"
Après avoir passé par le feu et par le glaive, il est arrivé aux pieds de ce Roi Sauveur, et va jouir éternellement du bonheur de sa présence, en retour des quatre-vingt-six ans qu'il l'a servi,
des fatigues qu'il s'est données pour conserver dans son troupeau la foi et la charité, et de la mort sanglante qu'il a endurée.
Comme son maître apostolique, il s'est opposé avec énergie aux efforts des hérétiques qui altéraient la foi. Fidèle aux ordres de cet angélique confident de l'Homme-Dieu, il n'a pas voulu que
celui qui corrompt la foi du Christ reçût de sa bouche le salut ; il a dit à l'hérésiarque Marcion qu'il ne le reconnaissait que pour le premier-né de Satan.
Adversaire énergique de cette orgueilleuse secte qui rougissait de l'Incarnation d'un Dieu, il nous
a laissé cette admirable Epître aux Philippiens, dans laquelle il dit : "Quiconque ne confesse pas que Jésus-Christ est venu dans la chair, est un Antéchrist."
Il convenait donc qu'un si courageux témoin fût appelé à l'honneur d'assister près du berceau dans lequel le Fils de Dieu se montre à nous dans toute sa tendresse, et revêtu d'une chair semblable
à la nôtre. Honorons ce disciple de Jean, cet ami d'Ignace, cet Evêque de l'âge apostolique, qui mérita les éloges de Jésus-Christ même, dans la révélation de Pathmos. Le Sauveur lui avait dit
par la bouche de Jean : "Sois fidèle jusqu'à la mort ; et je te donnerai la couronne de vie." (Apoc. II, 10.) Polycarpe a été fidèle jusqu'à la mort ; c'est pourquoi il assiste couronné, en
ces jours anniversaires de l'avènement de son Roi parmi nous.
L'Eglise, dans son Office, lit aujourd'hui, pour Légende, cette courte notice, empruntée au livre de saint Jérôme : De Scriptoribus ecclesiasticis : Polycarpe, disciple de Jean, qui l'ordonna Evêque de Smyrne, fut le chef de l'Asie entière, parce qu'il avait connu et avait
eu pour maîtres quelques-uns des Apôtres et de ceux qui avaient vu le Seigneur. Sous l'empire d'Antonin le Pieux, alors qu'Anicet gouvernait l'Eglise, quelques difficultés sur le jour de la Pâque
le firent venir à Rome, où il ramena à la foi plusieurs fidèles, qui s'étaient laissé séduire par les artifices de Marcion et de Valentin.
Ayant un jour rencontré Marcion , cet hérésiarque lui dit : "Me connais-tu ?" Polycarpe lui répondit : "Je te reconnais pour le premier-né de Satan." Quelque temps après, sous le règne
de Marc-Antonin et de Lucius Aurelius Commode, dans la quatrième persécution depuis celle de Néron, il fut condamné devant le tribunal du Proconsul de Smyrne, et livré au feu, avec les clameurs
de tout le peuple assemblé dans l'amphithéâtre. Il écrivit aux Philippiens une Epître fort utile, qui se lit encore aujourd'hui dans les Eglises d'Asie.
Vous avez produit beaucoup de fruits pour le Sauveur, ô Polycarpe, durant les quatre-vingt-six ans que vous avez passés à son service. Ces fruits ont été les âmes nombreuses que vous avez
gagnées au Christ, les vertus qui ont orné votre vie, enfin votre vie elle-même que vous avez rendue comme un fruit mûr à ce Sauveur. Quel bonheur a été le vôtre, d'avoir reçu les leçons du disciple qui se reposa sur la poitrine de Jésus ! Après une séparation de plus de
soixante années, vous allez le rejoindre aujourd'hui ; et cet ineffable maître vous salue avec transport. Vous adorez ensemble ce divin Enfant dont vous avez imité la simplicité, et que vous
aimiez uniquement ; demandez-lui pour nous de lui être comme vous "fidèles jusqu'à la mort".
Cultivez encore du haut du ciel, ô Polycarpe, ce champ de l'Eglise, que vous avez fécondé par vos labeurs et arrosé de votre sang. Rétablissez la foi et l'unité au sein des Eglises de l'Asie qui
furent édifiées par vos mains vénérables.
Souvenez-vous de la France à qui vous avez envoyé d'illustres Apôtres, martyrs comme vous. Bénissez paternellement l'Eglise de Lyon qui vous révère comme son fondateur par le ministère de votre
disciple Pothin, et qui prend elle-même une part si glorieuse dans l'Apostolat des Gentils, par son Œuvre de la Propagation de la Foi.
Veillez sur la conservation de la foi dans sa pureté ; gardez-nous du contact des séducteurs. L'erreur que vous avez combattue, et qui ne veut voir dans les mystères du Fils de Dieu incarné que
des symboles stériles, s'est ranimée de nos jours. Marcion a reparu avec ses mythes orgueilleux ; soufllez sur ces derniers débris d'un système suranné qui égare encore quelques âmes. Rendant
hommage à la Chaire Apostolique, vous aussi vous avez voulu voir Pierre ; et Rome vous a vu venir conférer avec son Pontife des intérêts de votre Eglise de Smyrne. Vengez les droits de ce Siège
auguste, d'où découle, pour nos Pasteurs, la seule mission légitime, et pour tous, les enseignements souverains de la Foi.
Obtenez-nous de passer les derniers jours de cette pieuse quarantaine dans un recueillement profond et dans l'amour de notre Roi nouveau-né. Que cet amour, joint à la pureté de nos cœurs, nous
obtienne faveur et miséricorde ; et, pour consommer notre carrière, demandez pour nous la couronne de vie.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
San Zaccaria Altarpiece by Giovanni Bellini