Quarante jours s'étaient à peine écoules depuis l'heureux moment où la blanche colombe du Cassin s'éleva au plus haut des cieux, et Benoît, son glorieux frère, montait à son tour, par un chemin lumineux, vers le séjour de bonheur qui devait les réunir à jamais.
Avec quelle vénération profonde nous devons approcher aujourd'hui de cet homme merveilleux, de qui saint Grégoire a dit "qu'il fut rempli de l'esprit de tous les justes" ! Si nous considérons ses vertus, elles l'égalent à tout ce que les annales de l'Eglise nous présentent de plus saint ; la charité de Dieu et du prochain, l'humilité, le don de la prière, l'empire sur toutes les passions, en font un chef-d'œuvre de la grâce du Saint-Esprit. Les signes miraculeux éclatent dans toute sa vie par la guérison des infirmités humaines, le pouvoir sur les forces de la nature, le commandement sur les démons, et jusqu'à la résurrection des morts. L'Esprit de prophétie lui découvre l'avenir ; et les pensées les plus intimes des hommes n'ont rien de caché aux yeux de son esprit. Ces traits surhumains sont relevés encore par une majesté douce, une gravité sereine, une charité compatissante, qui brillent à chaque page de son admirable vie ; et cette vie, c'est un de ses plus nobles enfants qui l'a écrite : c'est le pape et docteur saint Grégoire le Grand, qui s'est chargé d'apprendre à la postérité tout ce que Dieu voulut opérer de merveilles dans son serviteur Benoît.
La postérité, en effet, avait droit de connaître l'histoire et les vertus de l'un des hommes dont l'action sur l'Eglise et sur la société a été le plus salutaire dans le cours des siècles : car, pour raconter l'influence de Benoît, il faudrait parcourir les annales de tous les peuples de l'Occident, depuis le VIIe siècle jusqu'aux âges modernes. Benoît est le père de l'Europe ; c'est lui qui, par ses enfants, nombreux comme les étoiles du ciel et comme les sables de la mer, a relevé les débris de la société romaine écrasée sous l'invasion des barbares ; présidé à l'établissement du droit public et privé des nations qui surgirent après la conquête ; porté l'Evangile et la civilisation dans L'Angleterre, la Germanie, les pays du Nord, et jusqu'aux peuples slaves ; enseigné l'agriculture ; détruit l'esclavage ; sauvé enfin le dépôt des lettres et des arts, dans le naufrage qui devait les engloutir sans retour, et laisser la race humaine en proie aux plus désolantes ténèbres.
Et toutes ces merveilles, Benoît les a opérées par cet humble livre qui est appelé sa Règle. Ce code admirable de perfection chrétienne et de discrétion a discipliné les innombrables légions de moines par lesquels le saint Patriarche a opéré tous les prodiges que nous venons d'énumérer. Jusqu'à la promulgation de ces quelques pages si simples et si touchantes, l'élément monastique, en Occident, servait à la sanctification de quelques âmes ; mais rien ne faisait espérer qu'il dût être, plus qu'il ne l'a été en Orient, l'instrument principal de la régénération chrétienne et de la civilisation de tant de peuples. Cette Règle est donnée ; et toutes les autres disparaissent successivement devant elle, comme les étoiles pâlissent au ciel quand le soleil vient à se lever. L'Occident se couvre de monastères, et de ces monastères se répandent sur l'Europe entière tous les secours qui en ont fait la portion privilégiée du globe.
Un nombre immense de saints et de saintes qui reconnaissent Benoit pour leur père, épure et sanctifie la société encore à demi-sauvage ; une longue série de souverains Pontifes, formés dans le cloître bénédictin, préside aux destinées de ce monde nouveau, et lui crée des institutions fondées uniquement sur la loi morale, et destinées à neutraliser la force brute, qui sans elles eût prévalu ; des évêques innombrables, sortis de l'école de Benoît, appliquent aux provinces et aux cités ces prescriptions salutaires ; les Apôtres de vingt nations barbares affrontent des races féroces et incultes, portant d'une main l'Evangile et de l'autre la Règle de leur père ; durant de longs siècles, les savants, les docteurs, les instituteurs de l'enfance, appartiennent presque tous à la famille du grand Patriarche qui, par eux, dispense la plus pure lumière aux générations. Quel cortège autour d'un seul homme, que cette armée de héros de toutes les vertus, de Pontifes, d'Apôtres, de Docteurs, qui se proclament ses disciples, et qui aujourd'hui s'unissent à l'Eglise entière pour glorifier le souverain Seigneur dont la sainteté et la puissance ont paru avec un tel éclat dans la vie et les œuvres de Benoît !
Lisons maintenant le récit liturgique de quelques-uns des traits de sa vie, dans les Leçons que L'Eglise a rédigées pour sa fête :
Benoît, né à Nursie de famille noble, après avoir commencé ses études à Rome, se retira dans une profonde caverne au lieu appelé Sublac, afin de se donner tout entier à Jésus-Christ. Il y vécut pendant trois ans dans une si profonde retraite, qu'il n'était connu que d'un seul moine nommé Romain, qui lui fournissait les choses nécessaires à la vie. Le démon ayant un jour excité en lui une violente tentation d'impureté, il se roula sur des épines jusqu'à ce que son corps étant tout déchiré, le sentiment du plaisir fût entièrement étouffé par la douleur. La renommée de sa sainteté s'étant répandue au dehors de sa retraite, quelques moines se donnèrent à lui pour être sous sa conduite. Ces hommes n'ayant pu souffrir les corrections que leur vie licencieuse obligeait le saint de leur faire, ils résolurent de lui donner du poison dans un breuvage ; mais lorsqu'ils le lui présentèrent à boire, Benoît, ayant fait le signe de la croix sur le vase, le brisa; et, quittant le monastère, il s'en retourna dans sa solitude.
D'autres disciples, et en grand nombre, vinrent se ranger sous sa discipline ; il leur bâtit douze monastères qu'il régla par de très saintes lois. Il se rendit ensuite au Mont-Cassin, où il brisa une idole d'Apollon qu'on y adorait encore, renversa l'autel, et détruisit le bois sacré. Il éleva en ce lieu une chapelle à saint Martin, et une autre à saint Jean, et il enseigna aux. habitants de la contrée les préceptes de la religion chrétienne. Benoit croissait de jour en jour dans la grâce de Dieu, en sorte qu'il prédisait même l'avenir par un esprit prophétique. Ce qui ayant été rapporté à Totila, roi des Goths, ce prince, voulant éprouver s'il en était ainsi, l'alla trouver, envoyant d'avance son écuyer qui contrefaisait le roi, et à qui il avait donné l'équipage et les ornements royaux. Dès que Benoît l'eut aperçu, il lui dit : Mettez bas, mon fils, mettez bas ce que vous portez : car il ne vous appartient pas. Il prédit à Totila lui-même ce qui devait lui arriver : qu'il entrerait dans Rome, qu'il passerait la mer, et qu'il mourrait au bout de neuf ans.
Quelques mois avant de sortir de cette vie, il annonça à ses disciples le jour de sa mort, et il fit ouvrir le tombeau dans lequel il voulait être inhumé, six jours avant que l'on y déposât son corps. L e sixième jour, il se fit porter à l'église, où, après avoir reçu l'Eucharistie, levant les yeux au ciel dans la prière, il rendit son âme entre les bras de ses disciples. Deux moines virent cette âme qui montait au ciel, ornée d'un manteau très précieux, et environnée de flambeaux éclatants de lumière; et ils entendirent un homme vénérable et tout resplendissant qui était au-dessus de la tête du saint, et qui leur disait : Ceci est le chemin par lequel Benoit, le bien-aimé du Seigneur, est monté au ciel.
Nous vous saluons avec amour, ô Benoît, vase d'élection, palmier du désert, homme angélique ! Quel mortel a été choisi pour opérer sur la terre plus de merveilles que vous n'en avez accompli ? Le Christ vous a couronné comme l'un de ses principaux coopérateurs dans l'œuvre du salut et de la sanctification des hommes. Qui pourrait compter les millions d'âmes qui vous doivent la béatitude éternelle, soit que votre Règle immortelle les ait sanctifiées dans le cloître, soit que le zèle de vos fils ait été pour elles le moyen de connaître et de servir le grand Dieu qui vous a élu ? Autour de vous, dans le séjour de la gloire, un nombre immense de bienheureux se reconnaît redevable à vous, après Dieu, de la félicité éternelle ; sur la terre, des nations entières professent la vraie foi, parce qu'elles ont été évangélisées par vos disciples.
Ô Père de tant de peuples, abaissez vos regards sur votre héritage, et bénissez encore cette Europe ingrate qui vous doit tout, et qui a presque oublié votre nom. La lumière que vos enfants lui apportèrent a pâli ; la chaleur par laquelle ils vivifièrent les sociétés qu'ils fondèrent et civilisèrent par la Croix, s'est refroidie ; les ronces ont couvert en grande partie le sol dans lequel ils jetèrent la semence du salut : venez au secours de votre œuvre ; et, par vos prières, retenez la vie qui menace de s'éteindre. Consolidez ce qui est ébranlé; et qu'une nouvelle Europe, une Europe catholique, s'élève bientôt à la place de celle que l'hérésie et toutes les fausses doctrines nous ont faite.
Ô Patriarche des Serviteurs de Dieu, considérez du haut du ciel la Vigne que vos mains ont plantée, et voyez à quel état de dépérissement elle est déchue. Jadis, en ce jour, votre nom était loué comme celui d'un Père dans trente mille monastères, des côtes de la Baltique aux rivages de la Syrie, de la verte Erin aux steppes de la Pologne : maintenant, on n'entend plus retentir que de rares et faibles concerts, qui montent vers vous du sein de cet immense patrimoine que la foi et la reconnaissance des peuples vous avaient consacré. Le vent brûlant de l'hérésie a consumé une partie de vos moissons, la cupidité a convoité le reste, et la spoliation depuis les siècles ne s'est jamais arrêtée dans son cours, soit qu'elle ait appelé la politique à son aide, soit qu'elle ait eu recours à la violence ouverte. Vous avez été dépossédé, ô Benoit, de ces milliers de sanctuaires qui furent si longtemps pour les peuples le principal foyer de vie et de lumière ; et la race de vos enfants s'est presque éteinte. Veillez, ô Père, sur leurs derniers rejetons.
Selon une antique tradition, le Seigneur vous révéla un jour que votre filiation devait persévérer jusqu'aux derniers jours du monde, que vos enfants combattraient pour la sainte Eglise Romaine, et qu'ils confirmeraient la foi de plusieurs, dans les suprêmes épreuves de l'Eglise ; daignez, par votre bras puissant, protéger les débris de cette famille qui vous nomme encore son Père. Relevez-la, multipliez-la, sanctifiez-la ; faites fleurir chez elle l'esprit que vous avez déposé dans votre Règle sainte, et montrez par vos œuvres que vous êtes toujours le béni du Seigneur.
Soutenez la sainte Eglise par votre intercession puissante, ô Benoît ! Assistez le Siège Apostolique, si souvent occupé par vos enfants. Père de tant de Pasteurs des peuples, obtenez-nous des Evêques semblables à ceux que votre Règle a formés. Père de tant d'Apôtres, demandez pour les pays infidèles des envoyés évangéliques qui triomphent par le sang et par la parole, comme ceux qui sortirent de vos cloîtres. Père de tant de Docteurs, priez, afin que la science des saintes lettres renaisse pour le secours de l'Eglise et pour la confusion de l'erreur. Père de tant d'Ascètes sublimes, réchauffez le zèle de la perfection chrétienne, qui languit au sein de nos chrétientés modernes. Patriarche de la Religion dans l'Occident, vivifiez tous les Ordres Religieux que l'Esprit-Saint a donnés successivement à l'Eglise; tous vous regardent avec respect comme un ancêtre vénérable ; répandez sur eux tous l'influence de votre paternelle charité.
La piété catholique vous invoque comme l'un des patrons et des modèles du chrétien mourant ; elle se souvient du spectacle sublime qu'offrit votre trépas, lorsque debout au pied de l'autel, soutenu sur les bras de vos disciples, touchant à peine la terre de vos pieds, vous rendîtes votre âme à son Créateur, dans la soumission et la confiance ; obtenez-nous, ô Benoît, une mort courageuse et tranquille comme la vôtre. Ecartez de nous, à ce moment suprême, toutes les embûches de l'ennemi ; visitez-nous par votre présence, et ne nous quittez pas que nous n'ayons exhalé notre âme dans le sein du Dieu qui vous a couronné.
DOM GUÉRANGER
L'Année
Liturgique
Saint Benoît en Extase par Jean Restout