Après la communion, selon l'antique usage, il fallut procéder à la translation du corps de Cécile dans son tombeau.
Sfondrate descendit le premier les marches du presbyterium, et pénétra dans la crypte pour y attendre la vierge et le pontife. Clément préluda à la levée du saint corps par un triple encensement, après lequel quatre cardinaux-diacres, Odoard Farnèse, Antoine Facchinetti, Pierre Aldobrandini et Barthélémy Cesi, soulèvent de dessus l'autel l'arche de cyprèst et, précédés de la croix et des sept chandeliers d'or, la descendirent dans le souterrain de la Confession. Durant le transport, Clément appuyait pieusement sa main sur le cercueil de Cécile, comme pour prendre une part directe à la translation.
Le sacré collège entourait le pontife, et le choeur exécutait cette antienne :
O beata Concilia, quae Almachium superasti, Tiburtium et Valerianum ad martyrii coronam vocasti !
Le trajet était court de l'autel au lieu que Paschal avait marqué, huit siècles auparavant, pour le repos de Cécile, et dont elle allait reprendre possession. Clément, aidé du ministère des diacres, déposa le cercueil de la vierge dans la châsse d'argent. Il reçut ensuite, des mains de Sfondrate, une lame du même métal, sur laquelle était gravé le récit de cette dernière translation, et la plaça dans l'intérieur de la châsse. Enfin, après avoir encore encensé trois fois le précieux dépôt qu'il rendait à la tombe, le pontife se prosterna, et offrit, par d'abondantes larmes et par de ferventes prières, les adieux de l'Eglise à Cécile; puis il ferma la châsse de son riche couvercle. On plaça par-dessus le marbre qui devait clore le sarcophage, et Clément, l'ayant scellé de son sceau, remonta, précédé et suivi de son imposant cortège, vers l'autel, où il acheva les prières du sacrifice, et donna la bénédiction apostolique au peuple qui remplissait l'église, le portique, la place et les rues adjacentes. Le concours des fidèles continua jusqu'à la nuit, et chacun remarqua que le ciel, qui, les jours précédents, était couvert de nuages et fondait en pluies incessantes, n'avait jamais paru plus pur et plus serein. On eût dit un jour de printemps à l'entrée de l'hiver.
Nous avons déjà été à même de recueillir, sur les circonstances de la première invention du corps de Cécile, quelque abrégé que soit le rapport de saint Paschal, plusieurs traits confirmatifs de la vérité de nos Actes ; l'abondance de détails qui nous sont restés sur la seconde découverte, nous met à portée de signaler encore de nouveaux indices de la sincérité de l'écrivain du cinquième siècle.
D'abord, il est évident que la pose insolite du corps de la vierge dans son tombeau contraste avec celle qu'on a été à même de reconnaître dans tous les martyrs, dont les corps ont été découverts à Rome et partout ailleurs. Mais si l'on se rappelle le genre et les circonstances de la mort de Cécile, d'après le rapport des Actes, tout s'explique de soi-même. C'est bien là cette martyre expirant sur les dalles ou les mosaïque d'une salle de son palais, s'enveloppant de sa modestie comme d'un voile, et dérobant son visage aux regards des hommes qui s'empressent pour contempler la vierge immolée.
Le cilice constaté sous les vêtements de la sainte par Sfondrate, vient ajouter une nouvelle preuve de l'exactitude du narrateur, jusque dans les faits d'une importance secondaire. Nous n'insistons pas sur la robe brochée d'or et sur les linges ensanglantés, détails certifiés déjà sur le diplôme de Paschal, et que nous avons relevés en leur temps.
Un nouveau fait vient encore à l'appui de nos Actes : c'est la stature même du corps de Cécile, que l'on reconnut, en 1099, avoir été fort peu élevée. Sans doute la contraction générale produite par l'effort de la souffrance, le retrait de la poitrine, le rapprochement et la saillie des genoux, enfin la dessiccation des membres, ont dû enlever quelque chose aux dimensions du corps dans sa longueur ; mais il n'en faut pas moins reconnaître que la stature de Cécile, pendant sa vie, n'a guère pu excéder la plus médiocre dans les personnes de son sexe. Cette observation semble confirmer deux passages des Actes : celui où il est raconté que Cécile s'adressant aux envoyés d'Almachius, qui étaient venus pour l'engager à sacrifier aux dieux, monta sur un marbre qui se trouvait près d'elle, afin de se faire entendre de tous ; et le début de l'interrogatoire qui contient une allusion, peu séante d'ailleurs, mais assez d'accord avec la vulgarité du juge, lorsque, l'épouse de Valérien se présentant à sa barre, il débute par cette question : "Qui es-tu, jeune fille, puella ?"
Mais ce n'est pas seulement clans les faits relatifs à Cécile elle-même que les indices reconnus en 1599 se réunissent pour attester la minutieuse fidélité des Actes. S'il y est raconté que Valérien et Tiburce eurent la tête tranchée, on trouve dans leur commun sépulcre deux corps décapités. Almachius, dans l'interrogatoire, hésite sur l'âge des deux frères ; quatorze siècles après, leurs ossements offrent encore une telle ressemblance, que l'on serait exposé à les confondre, si chacun des deux corps n'eût été enveloppé dans son linceul particulier. Les Actes racontent que Maxime ne fut pas décapité, mais assommé avec des fouets garnis de balles de plomb ; on trouve, en 1599, la tête de ce martyr encore adhérente au tronc, et son crâne fracassé, ses cheveux collés de sang attestent encore le genre du supplice par lequel le greffier d'Almachius remporta la couronne céleste.
Il nous reste à faire ressortir un dernier trait d'une plus haute importance encore, dans cette démonstration des Actes de sainte Cécile par les détails archéologiques. On n'a pas oublié cet oratoire ouvrant sur une des nefs latérales de la basilique, à droite en entrant, et désigné sous le nom de Bain de Sainte-Cécile. Ce sanctuaire, reconnu de temps immémorial pour un appendice de l'église elle-même, et honoré d'un autel particulier, était un monument du genre de martyre qu'avait souffert la sainte, d'après ses Actes, et il confirmait leur récit qui nous apprend que Cécile mourante consigna sa propre maison à Urbain afin qu'elle devînt plus tard une église chrétienne. Nous remarquons en effet qu'il ne s'agit pas ici d'un de ces bains établis auprès de quelques églises, à Rome et ailleurs, et qui servaient aux fidèles pour certaines lotions mystérieuses. C'est ici un véritable sudatorium pour les bains à vapeur, qui n'ont rien de commun avec ceux que les chrétiens des premiers siècles venaient prendre dans les thermes sacrés des églises. (PACIAUDI, De sacris christianorum Balneis.) D'autre part, il est certain que cette salle a reçu constamment l'hommage spécial de la piété des fidèles. Avec les Actes, tout s'explique, et ce fait extraordinaire n'est plus désormais que la confirmation de l'événement qu'il rappelle.
Il appartenait à Sfondrate de restituer à ce lieu vénérable son antique forme et ses honneurs. Pendant qu'il dirigeait les travaux de réparation et d'embellissement auxquels il voulait faire participer la basilique tout entière, il ordonna des fouilles sous le pavé de cette chapelle, et l'on vit bientôt qu'elle portait sur une voûte. Les abords ayant été sondés, on ne tarda pas à reconnaître l'hypocauste d'une salle de bains. Les nombreux soupiraux qui avaient été interceptés furent facilement ouverts, et l'on reconnut encore une des chaudières avec les restes des tuyaux de plomb par lesquels la vapeur montait dans le caldarium.
Sfondrate disposa l'ornementation de la chapelle de manière à rendre impossible désormais la destruction d'un souvenir si cher à sa piété. Il fit garnir de grilles en fer les ouvertures par lesquelles l'oeil du pèlerin pénètre jusque dans les ombres de l'hypocauste, et découvre la chaudière que le temps a épargnée. Il dégagea les tuyaux en terre cuite qui donnaient passage à la vapeur, ainsi qu'un autre tuyau en plomb qui s'élève comme les premiers au-dessus du niveau de la salle ; les uns et les autres furent protégés par des plaques de cuivre fixées à la muraille. Rien enfin ne manqua à la restitution de ce vénérable monument qui reparut ce qu'il avait été dans l'origine, un sudatorium dont les dimensions, très inférieures à celles que l'on remarque dans les anciens thermes destinés à l'usage public, étaient en rapport avec l'habitation particulière dont cette salle avait formé un appendice. Platner et Bunsen ne font aucune difficulté de reconnaître dans cette pièce l'antique salle de bain, lieu du martyre de Cécile. (Beschreibung der Stadt Rom., t. III, 3° part.)
En repassant toutes ces circonstances, reconnues et constatées tant de siècles après les événements auxquels elles se rapportent, n'est-il pas évident qu'elles forment à elles seules la plus imposante démonstration en faveur des Actes de sainte Cécile ? Quel est le récit d'un auteur ancien, eût-il été jusqu'alors considéré comme douteux, qui ne se trouvât confirmé à jamais par des découvertes archéologiques de cette importance ? Y aurait-il assez d'académiciens dans toutes les sociétés savantes de l'Europe pour proclamer la réhabilitation de l'écrivain, pour venger sa probité, contre la négligence et la préoccupation des siècles antérieurs ?
Nous donnerons maintenant une idée des travaux que Sfondrate fit exécuter dans sa chère basilique, pour la rendre plus digne encore de servir de demeure à l'auguste patronne.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages368 à 373)