Deux ans auparavant, le 17 septembre 1073, Hubald, évêque de Sabine, avait dédié l'autel renouvelé, dans la salle du bain où
Cécile fut couronnée martyre. Nous prenons acte de cette particularité qui maintient la tradition sur un lieu si sacré.
Un souvenir de Cécile, qui se rapporte
également au onzième siècle, se rencontre à Monte Gargano, dans la Pouille. La célèbre grotte qui est le sanctuaire principal du grand arcbange Michel dans l'Occident, est fermée par de
magnifiques portes en bronze qui furent exécutées à Constantinople en 1076, aux frais d'un pieux personnage, nommé Pantaleone. Elles sont divisées en vingt-quatre panneaux, tous consacrés à la
gloire des saints anges, et sur lesquels sont retracés les faits bibliques qui ont rapport à l'intervention de ces esprits bienheureux en faveur des hommes. Pour compléter la série, l'artiste
bizantin a eu recours aux Actes des martyrs, et sur le vingt-quatrième panneau, il a représenté l'ange couronnant Cécile et Valérien, après le baptême de ce dernier. (Dantier, Les Monuments
normands en Italie et en Sicile.)
Le douzième siècle est représenté par une peinture murale que l'on voit à Rome, dans une crypte située sous la basilique de
Saint-Laurent-hors-les-Murs. Sainte Cécile y est peinte, la couronne en tête ; elle a pour pendant sainte Catherine. Cette fresque a été reproduite en couleur dans la collection des peintures des
catacombes, publiée par le gouvernement français, sur les dessins de M. Perret.
Au treizième siècle, le 15 août 1282, Bernard de Chatenet, évoque d'Alby, posait la première pierre de son église cathédrale,
l'une des plus étonnantes productions de l'architecture ogivale en France, et le plus imposant des monuments élevés à la gloire de Cécile. L'église antérieure était déjà sous son vocable, et elle
n'est pas la seule cathédrale qui ait été élevée sous le nom de la vierge romaine. En Allemagne, celle de Werden s'honore pareillement de ce glorieux patronage. (CAHIER, Caractéristiques des
Saints.)
Construite en brique et noircie par le temps, terminée à l'extrémité occidentale par une immense tour qui s'élève sur quatre
galeries, à 4 00 pieds au-dessus du niveau des eaux du Tarn, Sainte-Cécile d'Alby, avec son aspect sévère, ses lignes sans agrément, et ses murs qui montent à 115 pieds de hauteur, sans autres
saillies que des contre-forts arrondis en tourelles, semble d'abord une forteresse redoutable, plutôt qu'un temple consacré à la gracieuse vierge dont elle porte le nom. Mais dès qu'on a franchi
le riche porche flamboyant accolé au flanc droit de l'édifice, il ne paraît point au-dessous de l'honneur auquel il a été appelé, d'être le radieux sanctuaire de la reine de l'harmonie. Ce vaste
édifice, sans piliers et sans transept, qui lance l'ogive de ses voûtes à la hauteur de 92 pieds au-dessus du pavé, et autour duquel rayonnent vingt-neuf chapelles, semble s'animer aux yeux du
pèlerin, non seulement par le jeu élégant et grandiose de ses arcs et de ses voûtes, mais encore par la concentration dans son enceinte des deux grands moyens de la statuaire et de la peinture,
dont l'emploi, combiné avec la construction même, fait de cet édifice l'église la plus complète qui s'élève en deçà des Alpes.
Au point de vue architectonique, on ne saurait trop admirer l'art merveilleux avec lequel sont fondus dans une même oeuvre les
développements qu'a suivis le style ogival du treizième siècle au quinzième, sans que la moindre incorrection, une transition heurtée, viennent offenser le goût en altérant la grâce et la pureté
des lignes. Un admirable jubé posé, pour ainsi dire, sur le pavé et percé de cinq ouvertures, arrête la vue aux deux tiers de la nef, et ménage, pour une seconde surprise, la magnificence
imprévue d'un choeur digne de compléter un tel édifice. Derrière cette riche clôture, le choeur se développe à l'aise, circonscrit par un pourtour très orné qui laisse un espace suffisant au
développement des collatéraux factices, dont l'illusion est complète.
La construction de cet ensemble dura deux siècles, et l'oeuvre fut successivement reprise par les évêques Berald de Falguès,
Jean de Sayo, Guillaume de la Voulte, et enfin Louis d'Amboise, qui célébra la dédicace le 23 avril 1480. Nous parlerons plus loin des peintures qui décorent cet admirable édifice ; quant à la
sculpture, c'est principalement au quinzième siècle qu'elle s'appliqua à produire sa part dans l'ornementation ; mais son triomphe fut la décoration du jubé et du choeur. A l'intérieur de
celui-ci, le sculpteur a conçu et réalisé l'idée d'un vaste concert d'anges, distribués à chacune des stalles, tous ayant des instruments de musique et exécutant la louange divine. Au centre et
au-dessus de la porte principale, par laquelle le jubé communique avec la nef, sous un dais richement sculpté, parée des atours d'une grande dame du quinzième siècle, Cécile, la reine de
l'harmonie, supportant un petit orgue dans sa main gauche, préside au concert ; mais, comme au festin des noces, la mélodie céleste que son âme perçoit l'enlève au charme de la musique d'ici-bas,
toujours imparfaite ; elle renverse la tête en arrière, et l'on sent qu'elle va défaillir dans l'extase. Cette statue de petite dimension, remplie de naïveté et admirablement belle, est regardée
avec raison comme le principal morceau de sculpture de la merveilleuse cathédrale.
Pour revenir au treizième siècle, dont les décorations de ce somptueux édifice nous ont un peu écarté, il nous faut parler du
cardinal Jean Cholet, évêque de Beauvais, qui posséda à Rome le Titre de Sainte-Cécile. En 1283, son zèle pour le culte de la grande martyre le porta à reconstruire avec magnificence l'autel de
la Confession, qui avait été consacré deux siècles auparavant par saint Grégoire VII. Sauf les décorations qu'il reçut à la fin du seizième siècle et dont nous parlerons bientôt, cet autel est
celui qui existe encore aujourd'hui. On y lit toujours l'inscription que Jean Cholet y plaça à la fin du treizième siècle. Elle est ainsi conçue :
HOC OPVS FECIT ARNVLFVS ANNO MCCLXXXIII
Vasari pense que cet Arnulphe est le célèbre architecte Arnolfo di Lapo. L'ornementation de l'autel consiste en un riche travail
de mosaïque qui a pour centre une vaste plaque du beau marbre violet connu sous le nom de Paonazzetto. L'oeuvre d'Arnolfo se complète par un ciborium, formé de quatre colonnes de ce marbre noir,
tacheté de blanc, que les Italiens nomment Preconesio.
Le même siècle vit fleurir le célèbre peintre Cimabué, qui, parmi ses oeuvres devenues si rares, nous a laissé un tableau sur
bois en l'honneur de sainte Cécile. Cette peinture, destinée à une église de Florence autrefois dédiée à la sainte et détruite depuis, passa à celle de Saint-Etienne, d'où elle a été transférée
au musée, en 1844. Cimabué a représenté Cécile, assise sur une chaire, dans toute la solennité des mosaïques byzantines. Celte grande figure, ornée d'un voile et enveloppée dans une large
draperie bleu foncé, a la main appuyée sur le livre des Evangiles et tient de l'autre une palme. Huit petits sujets, empruntés aux Actes, accompagnent comme encadrement la figure principale. On
voit par cette représentation que le treizième siècle n'avait pas encore assigné d'attributs particuliers à sainte Cécile.
Rome nous offre aussi d'anciennes peintures relatives à l'histoire de sainte Cécile, dans l'église de Saint-Urbain, à la
Caffarella, dernier débris du pagus Triopius. Ces peintures se rapportent au treizième siècle, et ont paru assez importantes à d'Agincourt pour mériter d'être reproduites dans son grand
ouvrage, où malheureusement elles sont par trop réduites. Nous rapportons au treizième siècle, et non au neuvième, comme on l'a fait trop légèrement, les intéressantes peintures à compartiments
qui ornaient autrefois le portique de la basilique de Sainte-Cécile, et dont une seule a été sauvée. Les autres ne sont plus connues que par les dessins qu'on eut soin d'en prendre avant qu'elles
eussent totalement péri, et qui se conservent dans la bibliothèque Barberini. Les gravures qu'en publia Bosio dans son édition des Actes de sainte Cécile sont très imparfaites. La fresque
conservée jusque aujourd'hui et transportée dans la basilique, représente dans un même encadrement la sépulture de la vierge par saint Urbain, et son apparition à saint Paschal ; cette dernière
partie est d'une naïveté pleine de grâce. La mitre et, plus encore, le pluvial du pontife ne permettent pas d'assigner l'époque de cette peinture avant le treizième siècle, et nous ne nous
disputerions pas avec ceux qui croiraient devoir la descendre jusqu'au quatorzième.
S'il nous reste peu de monuments des arts à
l'honneur de sainte Cécile au quatorzième siècle, le quinzième, en revanche, montre les grands artistes de cette époque, si glorieuse pour la
peinture chrétienne, consacrant à l'envi leur pinceau à sa gloire.
Le Couronnement de la Vierge par Fra Angelico, Musée du Louvre
Nous devons mentionner à leur tête l'angélique Jean de Fiesole, Fra Giovanni da Fiesole ou Fra Angelico, qui a su
donner une place si distinguée à la vierge romaine dans le groupe des saints, qui est comme la frange de son beau tableau du Couronnement de la Madone, au
musée du Louvre.
L'immortel artiste n'a pas laissé de composition tant soit peu étendue sur sainte Cécile ; mais il est aisé de reconnaître que
le type de la sainte martyre lui était familier, et qu'il l'eût traité avec son inspiration ordinaire, si l'occasion s'en fût offerte. Nous n'avons qu'une peinture de lui où sainte
Cécile est traitée de face, et elle fait vivement regretter qu'un tel sujet n'ait pas été plus souvent réclamé de ses pinceaux.
Sur un reliquaire peint pour l'église de Santa-Maria-Novella, à Florence, il a représenté l'Annonciation et l'Adoration des
Mages, et au-dessous, comme support à ce tableau, étaient placées dix petites figures de saintes, entre lesquelles il faut compter la Madone. Il y a sainte Catherine de Sienne, sainte Apolline, sainte Marguerite, sainte Lucie, sainte Marie-Magdeleine, sainte Agnès, sainte Cécile,
sainte Dorothée et sainte Ursule (Cartier, Vie de frà Angelico de Fiesole). Il nous eût coûté de ne pas
signaler au moins cet hommage rendu à notre héroïne par le prince de la peinture chrétienne au quinzième siècle.
Le
Retable de L'Agneau Mystique par van Eyck
Son contemporain, le chef de l'école de Bruges, Jean Van
Eyck, a laissé deux petits volets peints selon sa manière naïve, et représentant, l'un d'eux, sainte Cécile au clavier d'un orgue, et l'autre, un groupe de saintes chantant la louange
divine.
Nous eussions été heureux de pouvoir décrire aussi la série des fresques sur l'histoire de sainte Cécile que Taddeo Bartolo
avait peintes dans l'église de Saint-Dominique à Pérouse. Elles ont péri sans qu'il en soit demeuré la moindre trace.
Mais nous ne devons pas omettre de parler d'une charmante fresque du même temps conservée à Rome dans la sacristie de l'église
de Santa-Maria del divino Amore, qui fut autrefois celle de Sainte-Cécile de Domo. Cette fresque représente le couronnement de Cécile et de Valérien par l'ange. Tiburce et Urbain, vêtu en pape,
accompagnent la scène. Une impression de piété et de paix règne sur tout l'ensemble, et rappelle, quelle que soit la différence du pinceau, ces merveilles de recueillement et de placidité que
savait produire celui d'Angélique de Fiesole.
Pinturicchio voulut être à son tour un des peintres de l'illustre vierge. Il est resté de lui un petit tableau, conservé au
musée de Berlin, et représentant le martyre de sainte Cécile, comme sujet principal, auquel se rattachent trois compartiments de moindre étendue. On y reconnaît la manière vive et la puissante
imagination du peintre. On sera peut-être surpris de voir sur ce tableau et sur une quantité d'autres représentations du martyre de sainte Cécile, au quinzième et au seizième siècle, la sainte
placée dans une chaudière. L'étonnement cessera, quand on se rendra compte de l'impuissance où l'on était, alors, de comprendre ce que pouvaient être les bains de vapeur que les anciens prenaient
dans le caldarium de leurs thermes. Les artistes devaient bien éprouver quelque embarras à expliquer les paroles des Actes, où l'on raconte comme un prodige que les membres de Cécile,
qui auraient dû être inondés d'une sueur violente, en furent totalement préservés. Si la martyre eût été plongée dans l'eau bouillante, la remarque serait au moins étrange ; mais au moyen âge, où
l'on voit commencer cette manière de rendre la scène du martyre de sainte Cécile, l'archéologie n'était pas là pour faire comprendre aux artistes dont nous parlons un genre de bain qui n'entrait
pas dans les habitudes de leur temps. Comment d'ailleurs leur eût-il été possible d'exprimer par la peinture l'action du prodige sur la sainte en prières dans la salle du caldarium ?
Plus tard, Jules Romain et Guido Reni, qui comprenaient mieux les usages des anciens, ont senti que l'on ne pouvait guère représenter le martyre de sainte Cécile qu'en figurant la sainte à
genoux, couverte de ses habits et tendant le cou au licteur. Un seul peintre, Lionello Spada, qui a vécu du seizième au dix-septième siècle, a essayé de représenter sainte Cécile au milieu des
vapeurs embrasées. Son tableau est à Bologne, dans l'église de Saint-Michel del Bosco.
Nous renvoyons au seizième siècle les charmantes fresques de Francia, qui ne mourut qu'en 1533 ; mais, pour être tant soit peu
complet, il nous faudrait pouvoir signaler comme elles le méritent les miniatures des manuscrits liturgiques, bréviaires, missels et livres d'heures au quinzième siècle. Nous avons reproduit
ailleurs la copie au trait d'une page du célèbre bréviaire du cardinal Grimani ; mais combien il nous eût été plus agréable de pouvoir donner ici la magnifique miniature du missel de Jacques
Juvénal des Ursins, qui représentait d'une manière ineffable le couronnement de Cécile et de Valérien par l'Ange ! Ce missel, que l'on peut regarder comme le chef-d'oeuvre de l'art des
miniaturistes français, dont l'école a été célébrée par Dante lui-même dans la Divine Comédie (PURGATOR., Cant. XI), et était reconnue comme supérieure à toutes celles de l'Europe, fut
conservé à la France en 1861, par le dévouement de M. Ambroise Firmin Didot, et acquis ensuite par la ville de Paris, pour être le principal ornement de la bibliothèque de l'Hôtel de ville. Ce
souvenir, hélas ! n'excite plus aujourd'hui que d'amers regrets, lorsqu'on est contraint de se rappeler que dix ans après, durant l'envahissement de la barbarie dans la capitale de la France, un
tel monument a misérablement péri dans les flammes allumées par le pétrole.
En terminant notre excursion à travers les oeuvres de la peinture consacrées à sainte Cécile par les artistes du quinzième
siècle, nous devons remarquer ici, à propos des deux volets peints par Jean de Bruges, que c'est seulement de ce siècle que date l'usage de peindre la sainte avec un instrument de musique.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 304 à 313)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome