Il y a six ans désormais, nous nous trouvions sur cette place pour célébrer les funérailles du Pape Jean-Paul II. La douleur causée par
sa mort était profonde, mais supérieur était le sentiment qu’une immense grâce enveloppait Rome et le monde entier : la grâce qui était en quelque sorte le fruit de toute la vie de mon aimé
Prédécesseur et, en particulier, de son témoignage dans la souffrance. Ce jour-là, nous sentions déjà flotter le parfum de sa sainteté, et le Peuple de Dieu a manifesté de nombreuses manières sa
vénération pour lui. C’est pourquoi j’ai voulu, tout en respectant la réglementation de l’Église en vigueur, que sa cause de béatification puisse avancer avec une certaine célérité. Et voici
que le jour tant attendu est arrivé ! Il est vite arrivé, car il en a plu ainsi au Seigneur : Jean-Paul II est bienheureux !
Ce dimanche est le deuxième dimanche de Pâques, que le bienheureux Jean-Paul II a dédié à la Divine Miséricorde. C’est pourquoi ce jour
a été choisi pour la célébration d’aujourd’hui, car, par un dessein providentiel, mon prédécesseur a rendu l’esprit justement la veille au soir de cette fête. Aujourd’hui, de plus, c’est le
premier jour du mois de mai, le mois de Marie, et c’est aussi la mémoire de saint Joseph travailleur. Ces éléments contribuent à enrichir notre prière et ils nous aident, nous qui sommes encore
pèlerins dans le temps et dans l’espace, tandis qu’au Ciel, la fête parmi les Anges et les Saints est bien différente ! Toutefois unique est Dieu, et unique est le Christ Seigneur qui, comme un
pont, relie la terre et le Ciel, et nous, en ce moment, nous nous sentons plus que jamais proches, presque participants de la Liturgie céleste.
" Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. "
Dans l’Évangile d’aujourd’hui, Jésus prononce cette béatitude : la béatitude de la foi. Elle nous frappe de façon particulière parce
que nous sommes justement réunis pour célébrer une béatification, et plus encore parce qu’aujourd’hui a été proclamé bienheureux un Pape, un Successeur de Pierre, appelé à confirmer ses frères
dans la foi. Jean-Paul II est bienheureux pour sa foi, forte et généreuse, apostolique. Et, tout de suite, nous vient à l’esprit cette autre béatitude : "Tu es heureux, Simon fils de Jonas,
car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux" (Mt 16, 17). Qu’a donc révélé le Père céleste à Simon ? Que Jésus est le Christ, le
Fils du Dieu vivant. Grâce à cette foi, Simon devient "Pierre", le rocher sur lequel Jésus peut bâtir son Église. La béatitude éternelle de Jean-Paul II, qu’aujourd’hui l’Église a la joie de
proclamer, réside entièrement dans ces paroles du Christ : "Tu es heureux, Simon" et "Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru". La béatitude de la foi, que Jean-Paul II
aussi a reçue en don de Dieu le Père, pour l’édification de l’Église du Christ.
Cependant notre pensée va à une autre béatitude qui, dans l’Évangile, précède toutes les autres. C’est celle de la Vierge Marie, la
Mère du Rédempteur. C’est à elle, qui vient à peine de concevoir Jésus dans son sein, que Sainte Élisabeth dit : "Bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de
la part du Seigneur !" (Lc 1, 45). La béatitude de la foi a son modèle en Marie et nous sommes tous heureux que la béatification de Jean-Paul II advienne le premier jour du mois marial, sous
le regard maternel de Celle qui, par sa foi, soutient la foi des Apôtres et soutient sans cesse la foi de leurs successeurs, spécialement de ceux qui sont appelés à siéger sur la chaire de
Pierre.
Marie n’apparaît pas dans les récits de la résurrection du Christ, mais sa présence est comme cachée partout : elle est la Mère, à qui
Jésus a confié chacun des disciples et la communauté tout entière. En particulier, nous notons que la présence effective et maternelle de Marie est signalée par saint Jean et par saint Luc dans
des contextes qui précèdent ceux de l’Évangile d’aujourd’hui et de la première Lecture : dans le récit de la mort de Jésus, où Marie apparaît au pied de la croix (Jn 19, 25) ; et au début des
Actes des Apôtres, qui la montrent au milieu des disciples réunis en prière au Cénacle (Ac 1, 14).
La deuxième Lecture d’aujourd’hui nous parle aussi de la foi, et c’est justement saint Pierre qui écrit, plein d’enthousiasme
spirituel, indiquant aux nouveaux baptisés les raisons de leur espérance et de leur joie. J’aime observer que dans ce passage, au début de sa Première Lettre, Pierre n’emploie pas le mode
exhortatif, mais indicatif pour s’exprimer ; il écrit en effet : "Vous en tressaillez de joie", et il ajoute : "Sans l’avoir vu vous l’aimez ; sans le voir encore, mais en croyant,
vous tressaillez d’une joie indicible et pleine de gloire, sûrs d’obtenir l’objet de votre foi : le salut des âmes". (1 P 1, 6. 8-9). Tout est à l’indicatif, parce qu’existe une nouvelle
réalité, engendrée par la résurrection du Christ, une réalité accessible à la foi. " C’est là l’œuvre du Seigneur – dit le Psaume (118, 23) – ce fut une merveille à nos yeux",
les yeux de la foi.
Chers frères et sœurs, aujourd’hui, resplendit à nos yeux, dans la pleine lumière spirituelle du Christ Ressuscité, la figure aimée et
vénérée de Jean-Paul II. Aujourd’hui, son nom s’ajoute à la foule des saints et bienheureux qu’il a proclamés durant les presque 27 ans de son pontificat, rappelant avec force la vocation
universelle à la dimension élevée de la vie chrétienne, à la sainteté, comme l’affirme la Constitution conciliaire Lumen gentium sur l’Église. Tous les membres du Peuple de Dieu –
évêques, prêtres, diacres, fidèles laïcs, religieux, religieuses –, nous sommes en marche vers la patrie céleste, où nous a précédé la Vierge Marie, associée de manière particulière et parfaite
au mystère du Christ et de l’Église.
Karol Wojtyła, d’abord comme Évêque Auxiliaire puis comme Archevêque de Cracovie, a participé au Concile Vatican II et il savait bien
que consacrer à Marie le dernier chapitre du Document sur l’Église signifiait placer la Mère du Rédempteur comme image et modèle de sainteté pour chaque chrétien et pour l’Église entière. Cette
vision théologique est celle que le bienheureux Jean-Paul II a découverte quand il était jeune et qu’il a ensuite conservée et approfondie toute sa vie. C’est une vision qui est synthétisée dans
l’icône biblique du Christ sur la croix ayant auprès de lui Marie, sa mère. Icône qui se trouve dans l’Évangile de Jean (19, 25-27) et qui est résumée dans les armoiries épiscopales puis papales
de Karol Wojtyła : une croix d’or, un "M" en bas à droite, et la devise Totus tuus, qui correspond à la célèbre expression de saint Louis Marie Grignion de Montfort, en laquelle Karol
Wojtyła a trouvé un principe fondamental pour sa vie : Totus tuus ego sum et omnia mea tua sunt. Accipio Te in mea omnia. Praebe mihi cor tuum, Maria – Je suis tout à toi et tout ce que
j’ai est à toi. Sois mon guide en tout. Donnes-moi ton cœur, Ô Marie (Traité de la vraie dévotion à Marie, nn. 233 et 266).
Dans son Testament, le nouveau bienheureux écrivait : " Lorsque, le jour du 16 octobre 1978, le conclave des Cardinaux choisit
Jean-Paul II, le Primat de la Pologne, le Card. Stefan Wyszyński, me dit : "Le devoir du nouveau Pape sera d’introduire l’Église dans le Troisième Millénaire". Et il ajoutait : "Je désire encore
une fois exprimer ma gratitude à l’Esprit Saint pour le grand don du Concile Vatican II, envers lequel je me sens débiteur avec l’Église tout entière – et surtout avec l’épiscopat tout entier –.
Je suis convaincu qu’il sera encore donné aux nouvelles générations de puiser pendant longtemps aux richesses que ce Concile du XXème siècle nous a offertes. En tant qu’évêque qui a participé à
l’événement conciliaire du premier au dernier jour, je désire confier ce grand patrimoine à tous ceux qui sont et qui seront appelés à le réaliser à l’avenir. Pour ma part, je rends grâce au
Pasteur éternel qui m’a permis de servir cette très grande cause au cours de toutes les années de mon pontificat".
Et quelle est cette "cause" ? Celle-là même que Jean-Paul II a formulée au cours de sa première Messe solennelle sur la place
Saint-Pierre, par ces paroles mémorables : "N’ayez pas peur ! Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ !" Ce que le Pape nouvellement élu demandait à tous, il l’a fait lui-même le
premier : il a ouvert au Christ la société, la culture, les systèmes politiques et économiques, en inversant avec une force de géant – force qui lui venait de Dieu – une tendance qui pouvait
sembler irréversible. Par son témoignage de foi, d’amour et de courage apostolique, accompagné d’une grande charge humaine, ce fils exemplaire de la nation polonaise a aidé les chrétiens du monde
entier à ne pas avoir peur de se dire chrétiens, d’appartenir à l’Église, de parler de l’Évangile. En un mot : il nous a aidés à ne pas avoir peur de la vérité, car la vérité est garantie de
liberté. De façon plus synthétique encore : il nous a redonné la force de croire au Christ, car le Christ est Redemptor hominis, le Rédempteur de l’homme : thème de sa première
Encyclique et fil conducteur de toutes les autres.
Karol Wojtyła est monté sur le siège de Pierre, apportant avec lui sa profonde réflexion sur la confrontation, centrée sur l’homme,
entre le marxisme et le christianisme. Son message a été celui-ci : l’homme est le chemin de l’Église, et Christ est le chemin de l’homme. Par ce message, qui est le grand héritage du Concile
Vatican II et de son "timonier", le Serviteur de Dieu le Pape Paul VI, Jean-Paul II a conduit le Peuple de Dieu pour qu’il franchisse le seuil du Troisième Millénaire, qu’il a pu appeler,
précisément grâce au Christ, le "seuil de l’espérance". Oui, à travers le long chemin de préparation au Grand Jubilé, il a donné au Christianisme une orientation renouvelée vers l’avenir,
l’avenir de Dieu, transcendant quant à l’histoire, mais qui, quoi qu’il en soit, a une influence sur l’histoire. Cette charge d’espérance qui avait été cédée en quelque sorte au marxisme et à
l’idéologie du progrès, il l’a légitimement revendiquée pour le Christianisme, en lui restituant la physionomie authentique de l’espérance, à vivre dans l’histoire avec un esprit "d’avent", dans
une existence personnelle et communautaire orientée vers le Christ, plénitude de l’homme et accomplissement de ses attentes de justice et de paix.
Je voudrais enfin rendre grâce à Dieu pour l’expérience personnelle qu’il m’a accordée, en collaborant pendant une longue période avec
le bienheureux Pape Jean-Paul II. Auparavant, j’avais déjà eu la possibilité de le connaître et de l’estimer, mais à partir de 1982, quand il m’a appelé à Rome comme Préfet de la Congrégation
pour la Doctrine de la Foi, j’ai pu lui être proche et vénérer toujours plus sa personne pendant 23 ans. Mon service a été soutenu par sa profondeur spirituelle, par la richesse de ses
intuitions. L’exemple de sa prière m’a toujours frappé et édifié : il s’immergeait dans la rencontre avec Dieu, même au milieu des multiples obligations de son ministère. Et puis son témoignage
dans la souffrance : le Seigneur l’a dépouillé petit à petit de tout, mais il est resté toujours un "rocher", comme le Christ l’a voulu.
Sa profonde humilité, enracinée dans son union intime au Christ, lui a permis de continuer à guider l’Église et à donner au monde un
message encore plus éloquent précisément au moment où les forces physiques lui venaient à manquer. Il a réalisé ainsi, de manière extraordinaire, la vocation de tout prêtre et évêque : ne plus
faire qu’un avec ce Jésus, qu’il reçoit et offre chaque jour dans l’Église.
Bienheureux es-tu, bien aimé Pape Jean-Paul II, parce que tu as cru !
Continue – nous t’en prions – de soutenir du Ciel la foi du Peuple de Dieu.
Tant de fois tu nous as béni sur cette place du Palais Apostolique. Aujourd'hui, nous te prions : Saint Père bénis nous.
Amen
Béatification du Serviteur de Dieu Jean-Paul II, 1er mai 2011, Homélie
de Benoît XVI
A tapestry featuring the portrait of beatified Pope John Paul II is unveiled on the central balcony overlooking the altar in St. Peter's
Square during his Beatification Ceremony held by Pope Benedict XVI on May 1, 2011
photo : http://www.daylife.com/