L'histoire de Rome souterraine se continuait, tandis que la ville éternelle, retenant encore debout les monuments du passé qui devaient succomber sous les coups des barbares, se purifiait et s'embellissait sous une parure chrétienne.
La délivrance de l'Eglise par Constantin enleva tout à coup les ombres sous lesquelles la Rome nouvelle s'était construite, et ses fastes qu'elle avait tenus cachés aux regards profanes parurent au grand jour. Le plus ancien document qui nous reste du calendrier chrétien de Rome est celui de l'année 364 dont nous avons eu déjà l'occasion de parler plusieurs fois. Tout incomplet qu'il est, il nous renseigne très utilement sur la manière dont étaient disposées, quant aux lieux et quant aux jours, les stations aux tombeaux des martyrs ; mais ce précieux monument est loin de retracer tous les anniversaires que célébraient en l'honneur des martyrs les chrétiens de Rome à cette époque. Non seulement sainte Cécile manque sur ce calendrier, mais on n'y trouve pas davantage les noms de la plupart des plus illustres martyrs de Rome, dont la mémoire cependant ne pouvait manquer d'être célébrée à jour fixe dans les cimetières. Ainsi on y cherche en vain les noms de saint Linus et de saint Cletus, ceux de pontifes aussi célèbres qu'Alexandre, Télesphore, Eleuthère, etc., ceux des saints Processus et Martinien, Nérée et Achillée, et de tant d'autres non moins illustres dans l'église romaine ; ceux enfin des vierges Flavia Domitilla, Praxède, Pudentienne, etc., et des saintes femmes Symphorose et Félicité.
Pour avoir des détails complets sur les fêtes que les fidèles célébraient annuellement dans les cimetières, il faut recourir à l'ancien Martyrologe appelé Hieronymianum, parce que sa rédaction fut attribuée à saint Jérôme. Il n'existe plus nulle part dans sa teneur originale, ayant dû subir des additions journalières, selon les divers lieux où on le transcrivit ; mais les traces de la rédaction primitive peuvent encore être suivies sur un grand nombre de martyrologes anciens, en tête desquels il faut distinguer, parmi les imprimés, celui qu'a publié Fiorentini, et parmi les manuscrits, celui que M. de Rossi a découvert à la bibliothèque de Berne. D'après ces sources, la station en l'honneur de sainte Cécile avait lieu le 16 des calendes d'octobre, qui correspond au 16 septembre, et elle est indiquée par ces mots : Via Appia, Passio sanctae Caeciliae.
On cessera d'être étonné que l'église romaine célèbre aujourd'hui la fête de l'illustre martyre au 22 novembre, qui est le 10 des calendes de décembre, si l'on consulte les manuscrits plus ou moins hiéronymiens des anciens martyrologes ; il suffit de remarquer les termes dans lesquels cette fête y est indiquée. On y lit simplement, ainsi que sur le martyrologe actuel : Romae, sanctae Caeciliae, virginis. Dans cette formule, rien n'annonce le jour de la mort de sainte Cécile. Selon le style des martyrologes, si ce jour était l'anniversaire du martyre, on lirait : Natalis, ou Passio, ou Depositio, qui sont les termes usités. Dès le lendemain, 23 novembre, la fête de saint Clément est ainsi formulée : Natalis sancti clementis, Papae. Au 14 avril, les saints Tiburce, Valérien et Maxime ont aussi le Natalis. Il faut donc qu'une raison particulière ait fait assigner dans Rome la fête de sainte Cécile au 22 novembre, au temps même où l'on célébrait encore sa passion sur la voie Appienne le 16 septembre. On sait que la maison de Cécile, consacrée par son sang et par la destination qu'elle lui avait donnée en mourant, comptait parmi les églises de Rome ; sa dédicace, accomplie un 22 novembre, aura motivé ce second anniversaire, qui a fini par demeurer le seul, lorsque la dévastation des cimetières contraignit de transférer le corps de la martyre dans la basilique construite sur le palais des Valerii. On voit, par les Sacramentaires Léonien et Gélasien, que la fête du 22 novembre était précédée d'une Vigile, qui avait à la Messe sa Préface et ses Oraisons propres ; distinction que l'église de Rome, dans la célébration de ses martyrs, n'a accordée qu'à saint Laurent. Ni saint Sébastien ni sainte Agnès n'en ont joui, et Dom Martène, dans son grand ouvrage, De antiquis Ecclesiae ritibus, montre que cette prérogative accordée à la fête de sainte Cécile a laissé sa trace jusqu'au neuvième siècle.
Afin de témoigner sa vénération pour la basilique qui fut d'abord la demeure de Cécile et, qui était déjà Titre cardinalice au cinquième siècle, l'église de Rome choisit pour lecture de l'Ancien Testament, à la Messe du 22 novembre, un texte du livre de l’Ecclésiastique qui renfermait une allusion touchante à la destinée de ce sanctuaire. On lisait dès les premiers siècles, et on lit encore au Missel romain, ces touchantes paroles : "Seigneur mon Dieu, vous avez glorifié ma maison sur la terre ; c'est là que je vous ai adressé ma prière, au moment où la mort arrivait sur moi". Il est regrettable qu'à l'époque très tardive où l'on introduisit dans le Missel des Messes pour les Communs, cette lecture, qui ne se rapportait qu'à la fête du 22 novembre et à sainte Cécile, ait été rendue banale par son insertion dans ces mêmes Communs qui ne sont devenus nécessaires que par suite de l'accession continuelle de nouveaux saints au calendrier.
Saint Jérôme atteste, au quatrième siècle, que nulle église n'était aussi démonstrative que celle de Rome dans le culte de ses martyrs (In Epist. ad Gal., lib. Il), et Prudence, dans un de ses poèmes, nous a donné une idée de l'enthousiasme du peuple fidèle en ces rencontres. A propos de la fête de saint Hippolyte, prêtre romain, il décrit le pieux concours des chrétiens aux cryptes des martyrs :
" Lorsque, dit-il, après avoir parcouru le cercle de ses mois, l'année se renouvelle, et ramène avec la fête du martyr le jour de son Natalis, quelles troupes innombrables de fidèles se pressent à l'envi ! Quels concerts immenses de voeux et de prières à la gloire de Dieu ! L'auguste cité envoie là ses enfants, quirites et patriciens, tous ensemble, poussés par un saint désir : tous, et les grands et la phalange plébéienne, confondus sous le bouclier de la foi qui précipite leurs pas. Avec non moins d'ardeur, des bataillons d'Albains sortent des murs de leur ville, et déploient en longues lignes la blancheur de leurs toges. De tous côtés, sur toutes les routes, on entend les frémissements d'une joie bruyante ; c'est le Picenum et l'Etrurie qui arrivent. Avec eux accourt le Samnite sauvage et le Campanien de la superbe Capoue, et l'habitant de Nole ; tous, avec leurs épouses et leurs tendres enfants, sont heureux et s'empressent. A peine les vastes campagnes suffisent à l'ardeur joyeuse de la foule qui se multiplie ; même au milieu de la plaine, on voit des bandes trop compactes réduites à s'arrêter. La sainte caverne sans doute sera trop étroite pour ces troupes sans nombre, quelque large que soit son accès." (Peristephanon. Carmen S. Hippolyti.)
Pour ce qui est de la chambre sépulcrale de Cécile, il fallut en effet agrandir de bonne heure, en faveur des pieux visiteurs, le cubiculum que Calliste avait fait construire, et cette nouvelle disposition entraîna la nécessité d'ouvrir un lucernaire pour donner un jour plus abondant à cette crypte devenue l'une des plus vastes que l'on rencontre dans les catacombes. La divine Providence avait donné de bonne heure à Rome, au quatrième siècle, un pontife qui avait hérité de l'amour des anciens papes martyrs pour les sacrés cimetières. Ce fut Damase, homme pieux et cultivé, qui voulut avoir saint Jérôme pour secrétaire. Sa mission sembla avoir été de reconnaître dans toute l'étendue des catacombes les principales Mémoires des martyrs, et de les constater par l'autorité apostolique aux yeux de la postérité. Mais il ne se borna pas à ces soins juridiques ; il voulut que chaque sépulture notable fût ornée d'un marbre, témoignage de vénération, ainsi que nous l'avons vu au tombeau de saint Januarius.
Pour d'autres tombeaux, sa piété ne se contenta pas de cette simple forme d'hommage. Il composa lui-même en vers hexamètres de longues épitaphes qui, en même temps qu'elles témoignent de son culte pour le martyr, ont plus d'une fois servi de documents pour l'histoire ; Naturellement il dut payer le tribut de sa veine poétique à la crypte papale. Il l'orna de deux grandes inscriptions : l'une, en souvenir du martyre de Sixte II, et destinée à accompagner sa chaire ensanglantée ; l'autre à la louange des nombreux martyrs qui reposaient près de ce pontife sur la droite de la voie Appienne. On ne saurait douter que la crypte voisine où dormait Cécile n'ait possédé aussi son marbre de Damase ; mais les dévastations dont cette salle fut l'objet lors des invasions barbares ne l'ont pas laissé arriver jusqu'à nous. A peine a-t-on pu trouver dans les décombres qui jonchaient la salle quelques fragments portant une ou deux lettres, que l'on pourrait peut-être rapporter à l'inscription damasienne de Cécile. On ne s'en étonnera pas, lorsqu'on saura que, pour rétablir la grande inscription de la crypte papale, il a fallu réunir au delà de cent fragments ; tant avait été féroce la barbarie qui sévit dès le sixième siècle contre les monuments aussi sacrés qu'inoffensifs de nos martyrs !
Nous regrettons d'être contraints à nous borner sur un sujet aussi intéressant que les travaux de Damase dans les cimetières ; il y a là tout un épisode de l'histoire de Rome souterraine, une transition de leur gloire ancienne à leur gloire nouvelle. Il était beau qu'un pape eût été chargé d'en haut d'initier les générations de la paix aux sublimes exemples qui avaient signalé la brillante et terrible époque de la lutte. Damase laissa un solennel monument de sa mission par l'inauguration d'un nouveau caractère épigraphique plein de grandeur et d'élégance, pour lequel il employa le calligraphe Furius Dionysius Philocalus, soupçonné d'abord par M. de Rossi d'avoir été l'exécuteur de cette splendide épigraphe, et désigné plus tard comme son auteur direct, dans la découverte de l'inscription de saint Eusèbe.
Les nombreux pèlerins que la piété attirait à Rome pour y visiter les tombeaux des saints apôtres, durant les siècles qui suivirent la paix de l'Eglise, auraient regardé leur pieux voyage comme incomplet, s'ils s'étaient bornés à vénérer les sanctuaires de la ville. Un attrait particulier les portait à se répandre dans les cimetières, afin d'y prier aux Mémoires des saints martyrs, qui par leur sang avaient obtenu la victoire de l'Eglise.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 247 à 254)