Désormais, rentrant dans les limites d'une monographie, il ne nous reste plus qu'à suivre les traces de notre héroïne à travers les âges, montrant tout ce que sa mémoire a recueilli d'hommages dans la suite des siècles, tout ce qui est demeuré attaché de charme et de grandeur au souvenir de celle qui ne résuma en elle-même toutes les splendeurs de Rome antique, que pour en faire l'un des plus insignes trophées de la Rome nouvelle.
L'église romaine avait à peine installé Zéphyrin sur le siège apostolique, qu'elle le vit tout aussitôt choisir pour archidiacre Calliste, l'exilé d'Antium, et, durant son pontificat de dix-huit ans, il l'entoura de sa confiance.
C'est ce qu'attestent les Philosophumena, mais l'histoire n'a aucun besoin d'épouser les colères personnelles de l'auteur d'un pamphlet ; il lui suffit de se tenir sur le terrain des faits. L'auteur anonyme nous apprend que Calliste, entre les attributions de sa charge, fut préposé au Cimetière. Cette expression, commentée à l'aide des documents archéologiques par M. de Rossi, jette une vive lumière sur l'histoire de Rome souterraine. On savait que, durant la période des persécutions, les cimetières chrétiens furent l'un des principaux objets de la sollicitude du clergé et des fidèles de Rome. Ils étaient désignés tantôt par le nom de la personne qui les avait fait construire, tantôt par celui d'un martyr principal que l'on y avait enseveli. Il s'agit ici du Cimetière sans appellation secondaire, et ce cimetière est tellement réservé, que l'archidiacre en reçoit la direction des mains du pontife lui-même. Les autres catacombes se rattachaient chacune à quelqu'un des titres de la ville, et les prêtres chargés de desservir celui-ci étendaient leurs soins sur celle qui était ainsi unie à leur église. Il est aisé de reconnaître à la désignation qu'emploient les Philosophumena l'hypogée principal, celui dans lequel reposaient les pontifes.
Jusqu'ici nous avons vu chacun des successeurs de saint Pierre, après les labeurs de sa charge pastorale, aller tour a tour prendre place au cimetière Vatican, ouvert dès le premier siècle par les soins des Cornelii chrétiens. Désormais, dans le cours du troisième siècle, nous n'en verrons plus un seul enseveli dans cet hypogée vénérable. Les papes de ce siècle iront reposer sur la voie Appienne, dans un autre cimetière qui deviendra ainsi, jusqu'à la paix de l'Eglise, la nécropole des pontifes. C'est là le Cimetière proprement dit, qui fut achevé, décoré et disposé par les soins de Calliste, dont le nom lui demeurera attaché.
Il est difficile aujourd'hui d'assigner le motif qui porta les papes, dès le commencement du troisième siècle, à renoncer à l'honneur d'avoir leur sépulture autour de la tombe du prince des apôtres. Il nous faudrait entrer dans les récits de cette époque pour raconter à loisir et apprécier une telle mesure. Il eût été intéressant de parler aussi des corps de saint Pierre et de saint Paul transférés sur la voie Appienne par Calliste devenu souverain pontife, de raconter leur déposition dans le lieu même où ils furent cachés par les Orientaux au lendemain du martyre des deux apôtres, ainsi que de leur rétablissement à leurs places respectives par le pape Cornélius ; mais ces narrations, si émouvantes d'ailleurs, nous entraîneraient trop loin ; et la nécessité seule de retrouver les traces de notre héroïne nous oblige à quelques excursions dans ce siècle qui n'est déjà plus le sien.
Il se trouve que la salle où reposeront désormais les pontifes est celle-là même où Urbain a déposé, il y a vingt ans, le corps de Cécile. Par une attraction mystérieuse, la tombe de la grande martyre appellera près d'elle le sénat majestueux des vicaires du Christ, durant une période tout entière de l'histoire des catacombes. Il a fallu pour cela que les Caecilii, ayant connaissance de la nécessité où se trouvait l'église romaine de changer le domicile funéraire des pontifes, aient mis à la disposition du pape leur propre hypogée, qu'ils ont ouvert et qu'ils poursuivent à leurs frais, et sur lequel plane déjà avec une gloire incomparable le grand nom de Cécile.
La modeste area qu'avait préparée cette famille, longe la voie Appio-Ardéatine, et s'étend sur un espace de 250 pieds de face sur cette voie, et de 100 pieds de largeur dans la campagne : In fronte pedes CCL, in agro pedes C, pour nous servir du texte officiel dans le mesurage des areae funéraires. Plus régulière que les autres, cette catacombe inachevée a tracé ses corridors en ligne directe, et jusque-là les cubicula y apparaissent à peine.
Le travail de Calliste va consister maintenant à disposer cet hypogée pour la fin à laquelle il devra désormais servir. Il faut qu'on y célèbre les saints mystères au milieu des tombes sacrées que la mort remplira successivement, et que le lieu soit digne de la majesté des pontifes. Au fond de la salle, en face de la porte d'entrée, repose le sarcophage de Cécile. Il est devenu nécessaire de le transférer, afin d'établir à cette même place l'autel et la chaire du pontife qui viendra célébrer les divins mystères dans cet imposant sanctuaire ; Calliste aura donc à faire construire en dehors de la salle des pontifes un nouveau cubiculum contigu à celui-ci, et destiné à recevoir le corps de la martyre. Mais il convient de donner tout d'abord au lecteur une idée de la disposition première.
Si l'on jette les yeux sur la planche XXIX du tome II de la Rome souterraine (De Rossi), le spectateur a devant soi la porte de l'hypogée. Sa vue le traverse, et va s'arrêter au fond de la salle sur un réduit à fleur de terre, longtemps intercepté par une cloison en brique, en partie écroulée. C'est là que reposa d'abord le sarcophage de Cécile ; c'est de là qu'il a été tiré pour être placé dans le voisinage. On voit avec évidence que l'arcature ne contenait plus rien, quand elle fut murée, et qu'elle n'avait eu d'autre raison d'être que celle de recevoir un sarcophage. Cécile a laissé la place d'honneur aux pontifes, et le lieu où elle a reposé primitivement est devenu le point central de la noble crypte, l'endroit où s'élèveront la chaire et l'autel.
Lorsque la crypte papale, si longtemps ignorée des explorateurs des catacombes, apparut tout à coup, ainsi que nous le racontons plus loin, aux regards de la commission d'archéologie sacrée, la dévastation y était au comble ; mais, chose merveilleuse ! tout était reconnaissable. Le lucernaire étant débouché, on pouvait suivre, à l'aide des débris de toutes sortes, le plan et la disposition de cet auguste sanctuaire, tel qu'il était lorsqu'il sortit des mains de Calliste. Au fond de l'hypogée, sur la gauche, s'ouvrait une porte qui conduisait à la crypte contiguë que Calliste avait fait creuser pour recevoir dignement le corps de Cécile ; et là, peintures et inscriptions, tout annonçait le séjour de la martyre jusqu'au neuvième siècle. Aidé par les débris considérables demeurés en place, plus encore par ceux qui jonchaient le sol, M. de Rossi a pu dresser le plan exact de ce sanctuaire tant visité par les pèlerins des premiers siècles dont les noms innombrables, gravés au poinçon sur le stuc, se lisent encore aux deux côtés de la porte d'entrée et sur les murs voisins. C'est donc avec une pleine certitude d'avoir rencontré la véritable disposition d'un lieu si vénérable, que le savant archéologue a pu donner l'intéressante restitution qu'il en a faite. (Roma sotterr., t. II, tav. I, A.)
Calliste ne se borna pas à préparer la crypte des pontifes avec son autel, sa chaire, ses niches à fleur de sol, ses loculi superposés, ses peintures et ses revêtements en marbre, tout ce luxe d'ornementation qui fut plus tard complété par Damase ; il ne se contenta pas d'avoir établi la dépouille de Cécile dans une demeure digne d'elle, et aussi voisine que possible de son premier tombeau ; il acheva de creuser l’area tout entière qu'avaient préparée les Caecilii, continuant de suivre les longues avenues qui correspondent aux ambulacres avec une régularité, on peut même dire une monotonie, que l'on ne retrouve pas dans les autres cimetières, ainsi qu'on peut le voir dans la Rome souterraine. (T. II, tav. LIII, fig. 2.)
L'area cécilienne était trop insuffisante pour le cimetière principal de Rome : deux autres lui furent adjointes successivement dans la première moitié du troisième siècle. Il est naturel que l'importance des travaux de Calliste ait fini par attacher son nom à l'ensemble de cette vaste nécropole.
Après un pontificat de dix-huit ans, Zéphyrin alla jouir du bonheur des justes, et, selon l'expression remarquable du Liber pontificalis, "il fut enseveli dans son propre cimetière auprès du cimetière de Calliste". Ces expressions annoncent que l'on faisait à l'origine une distinction entre l'hypogée cécilien qui forma la crypte papale où Zéphyrin fut déposé le premier, et les chambres et corridors qui avaient dû leur origine ou leur continuation aux travaux de son archidiacre.
L'église romaine, après la mort de Zéphyrin, appela Calliste sur le siège apostolique (215).
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 225 à 231)