Nul doute que la mort glorieuse de Cécile et l'exemple de Valérien et de Tiburce, n'eussent profondément ébranlé la société romaine en ces années, et n'aient eu la principale influence dans ces éclatantes conversions que l'historien enregistre dès le début du règne de Commode.
Les inscriptions de la première area du cimetière de Calliste offrent en si grand nombre les noms des Aurelii et des Aelii, qu'il est naturel de penser que ces familles impériales auront eu grande part dans le mouvement attesté par Eusèbe. Quant aux Annii que nous avons signalés comme ayant donné leurs noms au christianisme vers ce temps, ils avaient leurs sépultures au cimetière de Lucine, en union avec les Pomponii, premiers propriétaires de ce cimetière.
Nul doute que les familles simplement opulentes n'aient ressenti à ce moment une impulsion du même genre. M. de Rossi a récemment découvert au cimetière de Prétextat, dans une salle monumentale, une inscription concernant la propre fille d'Hérode Atticus, le fondateur du pagus Triopius. Ce personnage, s'ennuyant de son veuvage, avait fini par épouser une Vibullia Alcia, dont il eut plusieurs enfants. Le marbre récemment découvert nous apprend qu'une de ses filles, nommée Uranie, fut chrétienne. Cette inscription où le mot ευμοιρείτω est écrit selon la prononciation, doit être lu comme il suit : Bonam sortem habeat Vrania, filia Herodis.
Quoi de plus touchant que de voir une fille d'Hérode Atticus lui-même devenue chrétienne, et ensevelie près des martyrs du pagus Triopius ! Et si l'on fait réflexion au nom de sa mère, Vibullia, il est impossible de ne pas se rappeler que le L. Caecilius Pius, consul en 137, et qui dut être au moins l'aïeul, sinon le père de Cécile, portait aussi parmi ses noms celui de Vibullius. Celte parenté entre Cécile et Urania jetterait un intérêt de plus sur cette récente découverte, et n'offrirait rien d'étonnant à ceux qui se sont donné la peine d'étudier Rome souterraine au point de vue des généalogies.
Une autre découverte de M. de Rossi au cimetière de Prétextat, a eu pour objet l'inscription d'une Armenia. Ne serait-il pas permis de reconnaître ici, soit la pieuse dame qui ensevelit Urbain, soit quelqu'un de sa famille ? Les Actes de saint Urbain, rédigés fort tard, écrivent Marmenia ; mais, outre que le nom n'est pas romain et a été certainement défiguré, Marini et M. Letronne ont constaté l'existence d'une famille Armenia honorée et illustre aux siècles de l'Empire.
Le glaive cependant n'était pas rentré dans le fourreau, et le baptême pouvait encore être le chemin du martyre. Un sénateur nommé Apollonius, probablement un des néophytes dont nous venons de parler, fut déféré comme chrétien au préfet Perennis qui renvoya sa cause devant le sénat. Apollonius lut, en présence de cette assemblée, un mémoire dans lequel il exposait avec force et éloquence les motifs de sa conversion au christianisme. Cette harangue, dont Eusèbe loue la beauté, et qu'il dit avoir insérée dans ses Passions des anciens martyrs, ouvrage malheureusement perdu, fut la confession de foi par laquelle le généreux sénateur scella sa conversion. On l'écouta ; mais la loi de l'Empire contre les chrétiens lui fut appliquée, et il eut la tête tranchée par ordre du sénat.
On doit cependant remarquer dans la suite du récit d'Eusèbe, que le dénonciateur, nommé Sévère, s'attira le châtiment dont le décret d'Antonin avait frappé les délateurs. Du vivant de Marc-Aurèle, les martyrs eussent été moins nombreux, s'il eût fallu payer de sa tête chaque dénonciation faite au magistrat ; elles étaient non seulement impunies, mais encouragées, comme nous l'avons vu dans l'interrogatoire de Cécile, où Almachius parle avec une sorte de bienveillance de ceux dont la délation avait amené devant lui la martyre. Cette seule différence dans la manière d'agir vis-à-vis de ceux qui poursuivaient les chrétiens devant les magistrats, a fait regarder dans l'antiquité le règne de Commode comme ayant été favorable à l'Eglise, de même qu'il n'a fallu à Marc-Aurèle, pour mériter le titre de persécuteur, que d'assurer, contrairement à l'édit d'Antonin, l'impunité aux dénonciateurs.
Le génie païen de l'Empire n'en était pas moins vivace. Il parut, entre autres, dans une circonstance solennelle sous le règne de Commode. Cet empereur avait à inaugurer la colonne Antonine, destinée à rappeler les victoires de son père. L'un des épisodes qu'on y devait retracer, était la défaite des Quades et des Marcomans, défaite qui fut attribuée, comme on l'a vu, par Marc-Aurèle lui-même à la pieuse intervention des chrétiens. Il y avait lieu de se demander sous quels traits serait représenté le prodige qui s'accomplit aux regards de toute l'armée, lorsqu'on vit le ciel lancer ses foudres sur les Barbares, et répandre sur les Romains par torrents une pluie bienfaisante. Le monument élevé par Commode décrivait l'épisode dans un sens uniquement païen, et l'on ne fera pas tort à Marc-Aurèle en supposant que de bonne heure il en avait, sinon suggéré, du moins approuvé l'idée. La scène est rendue d'une façon assez dramatique, et conforme à l'histoire. Les foudres du ciel éclatent sur les Barbares, la pluie vient rafraîchir les Romains ; mais au-dessus de la scène plane, avec ses grandes ailes, le Jupiter Pluvius à qui et non à tout autre dieu, est déféré l'honneur du prodige. Il fallait y compter ; mais Rome païenne, qui persistait à être insensible au progrès que le christianisme faisait dans son sein, pouvait bien s'attendre qu'un jour, de moins en moins éloigné, elle verrait ces mêmes barbares que le bras seul de Dieu pouvait comprimer, s'installer dans son sein, et se partager les dépouilles du monde entier qu'elle y avait accumulées.
Le pontificat d'Eleuthère, sous lequel les chrétiens avaient eu tant à souffrir, se poursuivit sous ces jours de paix relative ; mais l'Eglise n'avait pas seulement à sentir le glaive des persécuteurs, l'hérésie suscitait dans son sein d'autres ravages. Le montanisme se glissait adroitement dans les chrétientés, sous couleur d'une plus haute perfection morale. La Gaule n'en fut pas exempte, et l'intrigue de ces sectaires avait cherché à faire des ravages jusque chez les confesseurs qu'attendait un si glorieux martyre dans la ville de Lyon. Les relations d'origine qu'entretenait l'Eglise de cette ville avec les chrétientés de l'Asie Mineure, amenaient fréquemment ces communications, dont nous voyons un exemple dans la lettre des églises de Vienne et de Lyon à celles de l'Asie et de la Phrygie, sur le martyre du saint évêque Pothin et de ses glorieux compagnons.
L'hérésie de Montan était née en ces contrées de l'Orient, et, à la faveur des relations fraternelles qui n'avaient jamais cessé, une dangereuse estime à l'endroit des nouveaux prophètes s'était introduite jusque dans nos régions. Les confesseurs de la foi attendant le martyre dans les prisons de Lyon, et d'autres chrétiens gaulois, au rapport d'Eusèbe, s'inquiétèrent de ces nouveautés, et avec d'autant plus de fondement qu'il était aisé de voir, au milieu des prophéties de ces prétendus contemplatifs, certaines doctrines qui étaient loin de s'accorder avec la foi de l'Eglise. Le prêtre Irénée fut donc envoyé à Rome, et chargé de plusieurs lettres de consultation. Eusèbe nous a conservé un court fragment de celle des confesseurs lyonnais. Ils recommandaient leur envoyé à Eleuthère comme "un fervent défenseur du Testament du Christ", et priaient le pontife d’employer son autorité à rétablir la paix troublée par les novateurs de l'Asie Mineure et de la Phrygie. L'esprit de parti pourrait seul ne pas reconnaître ici encore la conviction répandue dans la société chrétienne tout entière, que les controverses de doctrine devraient être amenées au tribunal de l'évêque de Rome, et terminées par sa sentence.
L'église romaine avait déjà connaissance de l'hérésie de Montan ; Soter l'avait directement combattue. Eleuthère porta contre elle une nouvelle décision. Un des confesseurs de Lyon, nommé Alcibiade, affectait un genre d'abstinence systématique qui pouvait l'entraîner dans les aberrations des gnostiques. Déjà le martyr Attale, après sa première épreuve dans l'amphithéâtre, avait appris d'une révélation céleste, "qu'Alcibiade n'agissait pas selon la rectitude, en n'usant pas des créatures que Dieu a faites". La décision d'Eleuthère contre le montanisme confirma la même doctrine. Le Liber pontificalis nous apprend que le pontife donna un décret, dans lequel il enseignait que "les chrétiens ne devaient repousser aucune sorte d'aliments, Dieu les ayant tous créés."
Irénée put rencontrer à Borne le célèbre Hégésippe, premier historien de l'Eglise, dont les écrits ont malheureusement péri, sauf les rares et courts fragments qui nous ont été conservés par Eusèbe. Ce pieux personnage avait entrepris de démontrer par les témoignages la perpétuité de la doctrine des apôtres dans les églises, et en ce but il avait visité les plus célèbres parmi celles qu'ils avaient fondées. C'était en recueillant les noms des évêques qui s'étaient succédé sur les divers sièges, et en constatant la doctrine de chacun d'eux, qu'il arrivait à démontrer la permanence de l'enseignement apostolique.
Mais il importait surtout à Hégésippe de constater la foi de l'église romaine, mère et maîtresse de toutes les autres ; c'est ce qui le porta à se rendre à Rome dès le temps d'Anicet, et il y séjourna sous le pontificat de Soter et sous celui d'Eleuthère. Le futur docteur de l'église des Gaules qui devait plus tard, dans son grand ouvrage contre les Hérésies, s'appuyer sur l'argument d'Hégésippe, et confondre les novateurs par le seul fait de la tradition conservée dans les églises de fondation apostolique, fut à même de conférer avec ce pieux pèlerin des origines chrétiennes. A l'ombre de la chaire de saint Pierre, l'un et l'autre sentirent que là est la vraie solidité du christianisme. Si l'avenir eût été ouvert à leurs yeux, ils auraient vu toutes ces églises qui devaient leur création aux apôtres sombrer dans l'hérésie, sauf celle que Pierre lui-même avait choisie pour siège. Mais leur foi n'aurait pas été ébranlée, parce qu'ils reconnaissaient dans l'église de Rome un don spécial et incommunicable, émanant d'une promesse positive du Christ, sur laquelle est fondé le christianisme tout entier.
Irénée, ayant accompli sa légation, revint à Lyon et ne tarda pas à monter sur le siège épiscopal de cette ville, devenu vacant par le martyre de saint Pothin.
Vers ce même temps, arrivait à Eleuthère une députation venue de l'île des Bretons, et chargée de lui demander des prédicateurs de l'Evangile pour cette terre isolée par la mer du reste de l'Empire.
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 201 à 208)