Elle tourna contre terre sa tête sillonnée par le glaive, et son âme se détacha doucement de son corps. On était au 16 des
calendes d'octobre (16 septembre).
Il appartenait à Urbain, l'hôte de
Cécile, de rendre les derniers devoirs à la fille des Metelli. Assisté du ministère des diacres, il présida aux funérailles d'une si grande martyre. On ne toucha pas aux vêtements de la vierge,
plus riches encore par la pourpre du sang glorieux dont ils étaient imbibés que par les broderies d'or dont ils étaient relevés ; on respecta jusqu'à l'attitude dans laquelle elle avait expiré. Le corps, réduit par la souffrance, fut déposé dans un cercueil formé de planches de cyprès que l'on avait
eu le loisir de préparer à l'avance, et l'on plaça aux pieds de la jeune matrone les linges et les voiles dans lesquels les fidèles avaient recueilli son sang.
La sépulture de Cécile devait consacrer le
nouveau cimetière de la voie Appienne. Cette crypte des Caecilii n'avait pas semblé suffisamment disposée encore pour recevoir les corps de Valérien et de Tiburce après leur martyre, et Cécile
avait dû les ensevelir de préférence au cimetière de Prétextat. C'est là aussi qu'elle avait déposé avec un intérêt tout maternel la dépouille de Maxime. Les corridors du nouveau cimetière
étaient à peine ébauchés. Une seule salle funéraire, appelée bientôt aux plus hautes destinées, et dépourvue encore de tout ornement, se trouvait assez achevée pour recevoir l'auguste dépôt. Au
fond de cette salle, dans le lieu principal, en face de la porte, s'ouvrait à fleur de terre une arcature légèrement cintrée et destinée à recevoir un sarcophage. Le lecteur apprendra plus tard
le motif pour lequel cette arcature, vide de son précieux dépôt, fut ensuite fermée par une cloison de briques qui, en s'écroulant, a révélé la destination première.
Urbain fit établir le sarcophage sous cette
arcature, et il y renferma l'arche de cyprès où dormait la martyre. Le couvercle de marbre fut cellé sur le
sarcophage, et protégea le mystérieux trésor. En attendant d'autres honneurs, Cécile devint ainsi le centre d'un groupe de martyrs que la persécution de Marc-Aurèle accroissait chaque jour, et
dont les restes étaient admis dans les loculi des galeries que l'on creusait à la hâte. C'est pour cette raison que cette région de Rome souterraine fut appelée par les chrétiens : Ad sanctam
Caeciliam, jusqu'au moment où un nom plus solennel lui fut imposé : mais les anciens martyrologes conservèrent la trace de cette appellation première.
Les événements que nous venons de raconter s'accomplirent pendant qu'Eleuthère occupait la chaire apostolique. Si nous ne l'y
voyons pas figurer en personne, c'est que nous n'avons pas d'autres mémoires que les Actes eux-mêmes, dont le rédacteur, selon l'usage de ceux qui l'ont précédé et suivi, se concentre uniquement
sur le personnage dont il a entrepris de raconter le martyre, et ne s'inquiète aucunement de donner à son récit l'encadrement historique que la science devra suppléer dans les âges postérieurs.
Ce système regrettable s'applique aux Actes les plus authentiques des martyrs de Rome, tels que ceux de sainte Félicité et de saint Justin, dont il faut que l'historien de l'Eglise comble les
lacunes par de laborieuses recherches.
Au milieu de la tempête qui agitait l'église de Rome,
Eleuthère, qui représentait les intérêts du christianisme tout entier, put tenir le gouvernail de l'Eglise durant quinze ans, sans être atteint par les poursuites de la puissance publique.
Urbain, son vicaire, semble avoir été plus à découvert, et ses relations avec les Caecilii chrétiens l'exposaient en première ligne aux recherches de la police impériale, à la suite des
événements tragiques qui venaient d'avoir lieu. La précaution qu'avait prise Cécile de disposer de sa maison, rendait illusoire de ce côté la sentence de confiscation. L'argent et le riche
mobilier distribués aux pauvres par Cécile ne s'y trouvaient plus ; Almachius dut croire qu'elle pouvait avoir consigné ses trésors entre les mains d'Urbain. Il fallait donc à tout prix
mettre la main sur ce vieillard, qui deux fois déjà avait comparu devant la justice romaine sous la prévention de christianisme. On finit par le découvrir avec deux prêtres et trois diacres dans
une grotte où il se tenait caché.
Les Actes de saint Urbain sont trop récents pour avoir dans toute leur teneur une valeur historique ; mais, comme tant d'autres,
ils renferment diverses particularités qui viennent de plus haut, et ont leur prix pour l'historien. Ainsi Almachius insiste sur le grand nombre de chrétiens qui ont été suppliciés depuis quelque
temps, et nous avons vu les traces de ce carnage dans les Actes mêmes de la martyre, Almachius en vint bientôt à réclamer
les richesses de Cécile, dont il accuse Urbain d'être dépositaire. "C'est, dit-il, le vain espoir d'une autre vie, qui a si tristement séduit Cécile, son mari et son beau-frère, et leur a
fait sacrifier l'existence la plus brillante. En mourant, ils t’ont laissé, dit-il en s'adressant à Urbain, d'immenses trésors ; il s'agit de les restituer. — Insensé, répondit le vieillard,
rends plutôt hommage au Créateur, pour lequel ceux dont tu parles ont donné leur vie, après avoir distribué aux pauvres tous leurs biens."
A la suite d'un interrogatoire, dans le cours duquel Almachius fit battre les compagnons d'Urbain pour les punir de la fermeté
de leurs réponses, les martyrs furent reconduits en prison. Peu après on les ramena de nouveau devant le juge, et, par son ordre, ils furent conduits au pagus Triopius, dans l'espoir qu'ils
consentiraient à brûler de l'encens devant l'idole de Jupiter. Il est évident que le motif d'Almachius, en choisissant de préférence ce pagus, était de donner plus d'éclat à l'apostasie d'Urbain,
s'il venait à abjurer le christianisme dans les lieux mêmes qui étaient le centre de son action, et aussi sans doute plus de solennité à son exécution, s'il refusait de sacrifier aux dieux dans
une région si fréquentée par les chrétiens.
L'essai tenté par Almachius n'ayant pas réussi à
son gré, on ramena dans Rome Urbain et ses compagnons, et la sentence définitive fut qu'ils seraient conduits à un temple
de Diane, avec ordre aux soldats de leur trancher la tête, s'ils refusaient de sacrifier. Urbain et ses compagnons s'étant montrés fermes jusqu'à la fin, ils furent aussitôt mis à mort.
Il est probable que ce temple de Diane était lui-même situé sur la voie Appienne, car les Actes de saint Urbain, d'accord en
cela avec tous les monuments, affirment que le corps du saint évêque fut enseveli au cimetière de Prétextat. Une riche chrétienne que les Actes désignent sous le nom de Marmenia, et qui possédait
un praedium sur le sol même au-dessous duquel s'étendaient les cryptes chrétiennes, fit disposer une vaste salle en maçonnerie, dont le tombeau du saint évêque occupait le centre. Elle y
employa les marbres les plus précieux, et la salle tout entière en était revêtue avec le plus grand luxe. Les fouilles récentes de M. de Rossi, au cimetière de Prétextat, qui nous ont déjà rendu
le tombeau de saint Januarius, et ouvert un vaste ambulacre du deuxième siècle où se trouvent les débris de tombeaux d'une grande importance, nous restitueront, espérons-le, lorsqu'elles pourront
être reprises, l'important hypogée que Marmenia construisit pour Urbain.
Sur les débris du pagus Triopius, près
du nymphée d'Egérie, s'élève encore de nos jours un temple païen, transformé depuis de longs siècles en une église dédiée à saint Urbain. Ainsi que nous l'avons dit, cette appellation jointe au fait incontestable de la sépulture du saint évêque à quelques pas de là, au cimetière de
Prétextat, est un monument du séjour qu'il fit dans ces parages, et vient confirmer les relations qu'il fut à même d'entretenir avec les Caecilii chrétiens. On ne s'accorde pas sur le nom de la
divinité à laquelle cet édifice fut dédié. Longtemps on l'a appelé le temple des Camènes, maintenant on le désigne sous
le nom de temple de Bacchus. Nous ferons plus loin mention des peintures relatives à saint Urbain, dont il fut décoré au moyen âge.
Dès le mois d'août 178, Marc-Aurèle s'était vu
obligé de repartir pour les bords du Danube, où les Quades et les Marcomans recommençaient à inquiéter l'Empire. Il ne
fut donc pas présent à Rome, lorsque le juge Almachius termina au mois de septembre, par l'immolation de Cécile, la tragédie qu'il avait ouverte au mois d'avril par la mort de
Valérien et de Tiburce.
L'empereur ne revint pas de cette campagne, mais il mourut loin de Rome, en 180, laissant l'Empire à Commode. Depuis Vespasien,
nul César n'avait transmis le sceptre du monde à son fils ; mais le rejeton de l'empereur philosophe ne fit pas plus d'honneur à son père, que Domitien n'avait recommandé le sien par sa manière
de vivre et de régner. Toutefois le nouvel empereur, entre ses défauts, ou ses vices pour mieux parler, n'avait pas celui d'aimer à poser en sage, et il ne se piquait pas de rivalité avec les
gens vertueux. Les progrès du christianisme n'étaient pas de nature à inquiéter beaucoup son indifférence, et, sans les excitations de son père, il eût volontiers laissé les chrétiens en
paix.
Aussitôt après la mort de Marc-Aurèle, le feu de la persécution se ralentit de lui-même. Eusèbe (lib. V, cap. XXI) atteste, au
moment même de l'avènement de Commode comme seul empereur, la conversion simultanée à Rome d'un grand nombre de personnes illustres par leur naissance et puissantes par leurs
richesses. Il raconte même que des familles entières du patriciat se déclarèrent tout à coup pour la religion proscrite.
Nul doute que la mort glorieuse de Cécile et l'exemple de Valérien et de Tiburce, n'eussent profondément ébranlé la société romaine en ces années, et n'aient eu la principale influence dans ces
éclatantes conversions que l'historien enregistre dès le début du règne de Commode.
DOM
GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX
PREMIERS SIÈCLES (pages 193 à 200)
SAINTE CÉCILE - Santa Cecilia in Trastevere, Rome