Sa mission d'apôtre était accomplie ; les martyrs qu'elle avait formés l'avaient précédée au ciel ; d'autres devaient bientôt l'y suivre ; il ne lui restait plus qu'à rendre le dernier témoignage dont le prix était la palme.
L'interrogatoire de Cécile nous est parvenu en son entier, portant la trace visible de son authenticité, dans le style parfaitement contemporain qui y règne d'un bout à l'autre, et qui contraste si évidemment avec la diction vulgaire du compilateur des Actes.
Les paroles de la martyre et d'Almachius furent recueillies par les greffiers du tribunal, comme on avait coutume de le faire, et la Providence divine a veillé sur la conservation d'un document de si haut intérêt. Mais, comme tant d'autres monuments, ce précieux interrogatoire avait souffert en certains endroits d'indiscrètes superfétations, qui sans doute n'en altéraient pas la substance, mais en rompaient l'unité et parfois le caractère. Ces additions, dues à quelques copistes peu éclairés du moyen âge, ont été reproduites dans les éditions des Actes données par Bosio et par Laderchi. Nous devions avant tout donner dans sa pureté primitive un texte si capital.
Pour cela, nous avons trouvé le travail déjà tout fait par M. de Rossi, à qui l'histoire de sainte Cécile est si redevable. Ses additions maladroites et invraisemblables ont pu être constatées par la confrontation avec de nombreux manuscrits des Actes. Une trentaine de ces manuscrits, pris dans les bibliothèques de l'Italie, de la France et de la Suisse, s'accordent à repousser ces fourrures qui du reste, nous en convenons, laissent subsister le texte entier de l'interrogatoire. On a été à même de constater l'époque à laquelle elles ont été insérées, par la traduction grecque que Siméon Métaphraste fit des Actes de sainte Cécile au dixième siècle. Cette traduction, très exacte d'un bout à l'autre, est totalement exempte des superfétations que les nombreux manuscrits latins dont nous venons de parler ne contiennent pas. Au seizième siècle, Mombritius et Surius donnèrent dans leurs collections des Actes des saints ceux de sainte Cécile, en retraduisant en latin la version de Métaphraste, et en se conformant aux plus anciens manuscrits.
Ce sont eux que nous allons suivre, désireux de laisser dans toute sa pureté un monument aussi sacré, qui a fait partie de ces actes publics dont les chrétiens se procuraient des copies, et qui étaient ensuite transcrits par les notaires de l'église romaine :
Almachius frémit à la vue de sa victime si douce et si fière. Cherchant à se donner de l'assurance, il feignit de ne pas reconnaître l'héritière des Caecilii, et il osa ouvrir ainsi l'interrogatoire :
ALMACHIUS. — Jeune fille, quel est ton nom ?
CÉCILE. — Caecilia.
ALMACHIUS. — Quelle est ta condition ?
CÉCILE. — Libre, noble, clarissime.
ALMACHIUS. — C'est sur ta religion que je t'interroge.
CÉCILE. — Ton interrogation n'était donc pas précise, si elle donnait lieu à deux réponses.
ALMACHIUS. — D'où te vient cette assurance ?
CÉCILE, se servant d'un texte de saint Paul. — "D'une conscience pure et d'une foi sans déguisement." (I Tim., I.)
ALMACHIUS. — Ignores-tu quel est mon pouvoir ?
CÉCILE. — C'est toi-même qui ignores ce qu'est ton pouvoir. S'il te plaît de m'interroger à ce sujet, je puis te montrer la vérité avec évidence.
ALMACHIUS. — Eh bien ! parle ; je serai charmé de t'entendre.
CÉCILE. — La puissance de l'homme est semblable à une outre remplie de vent ; qu'on vienne à percer l'outre avec une simple aiguille, soudain elle s'affaisse, et tout ce qu'elle semblait avoir de consistance a disparu.
ALMACHIUS. — Tu as débuté par l'injure, et tu continues sur le même ton.
CÉCILE. — Il n'y a injure que lorsqu'on allègue des choses qui n'ont pas de fondement. Démontre que j'ai dit une fausseté, je conviendrai alors de l'injure ; autrement, le reproche que tu m'adresses est une calomnie.
Ce début de l'interrogatoire montre à quel point l'antique fierté romaine vivait encore à Rome chez les chrétiens de grande race, au moment où toute dignité tendait à disparaître sous l'abaissement de l'Empire. En face du parvenu qui osait tenir à sa barre la fille des Metelli, le Numidique eût reconnu son sang. Une des additions au texte de l'interrogatoire consiste à faire donner par Cécile à Almachius le titre de préfet. Ni les trente manuscrits, ni la version grecque de Métaphraste, ne reproduisent ce mot qui n'a pu se trouver sur l'interrogatoire, puisque Turcius Almachius ne fut jamais préfet de Rome, mais un simple magistrat subalterne. Au reste, son ton et la maladresse de son langage dénotent assez l'homme vulgaire qui n'a rien de commun avec le Praefectus urbis, lequel, à cette époque et longtemps après, était toujours, comme nous l'avons dit, un personnage consulaire.
Almachius changea de discours, et s'adressant à Cécile :
" Ignores-tu donc, lui dit-il, que nos maîtres, les invincibles empereurs, ont ordonné que ceux qui ne voudront pas nier qu'ils sont chrétiens, soient punis, et que ceux qui consentiront à le nier soient acquittés ?"
Le lecteur doit remarquer que les termes dont se sert ici Almachius, en citant le texte officiel qui frappait les chrétiens, sont identiques à ceux qu'on lit dans les Actes des martyrs de Lyon, comme étant la réponse officielle du Palatin consulté sur le sort des confesseurs retenus dans les prisons. Cette relation entre les deux documents est une preuve de plus de l'authenticité et de la contemporanéité de l'un et de l'autre.
CÉCILE. — Vos empereurs se trompent, et ton Excellence avec eux. L'ordre que tu attestes toi-même avoir été porté par eux, prouve seulement que vous êtes cruels et que nous sommes innocents. Si le nom de chrétien était un crime, ce serait à nous de le nier, et à vous de nous obliger par les tourments à le confesser.
ALMACHIUS. — Mais c'est dans leur clémence que les empereurs ont statué cette disposition ; ils ont voulu par là vous assurer un moyen de sauver votre vie.
CÉCILE. — Est-il une conduite plus impie et plus funeste aux innocents que la vôtre ? Vous employez les tortures pour faire avouer aux malfaiteurs la qualité de leur délit, le lieu, le temps, les complices ; s'agit-il de nous, tout notre crime est dans notre nom ; car vous savez que nous sommes innocents. Mais nous connaissons tous la grandeur de ce nom sacré, et nous ne pouvons en aucune façon le renier. Mieux vaut donc mourir pour être heureux, que vivre pour être misérables. Vous voudriez nous extorquer un mensonge ; mais, en proclamant la vérité, c'est nous qui vous infligeons la plus cruelle torture.
ALMACHIUS. — Choisis l'un de ces deux partis : ou sacrifie aux dieux, ou nie simplement que tu sois chrétienne, et tu pourras te retirer.
A cette proposition, un sourire de compassion parut sur les lèvres de Cécile.
" Quelle humiliante situation pour un magistrat ! dit-elle ; il veut que je renie un nom qui témoigne de mon innocence, et que je me rende coupable d'un mensonge. Il consent à m'épargner, et il est prêt à sévir contre moi ; il semble ne rien voir, et rien n'est plus précis que son regard. Si tu as envie de condamner, pourquoi exhortes-tu à nier le délit ? Si ton intention est d'absoudre, pourquoi ne te donnes-tu pas la peine de t'enquérir ?
ALMACHIUS. — Mais voici les accusateurs ; ils déposent que tu es chrétienne. Nie-le seulement, et toute l'accusation est mise à néant ; mais si tu persistes, tu reconnaîtras ta folie, lorsque tu auras à subir la sentence.
CÉCILE. — Une telle accusation était l'objet de mes voeux, et la peine que tu me réserves sera ma victoire. Ne me taxe pas de folie ; fais-toi plutôt ce reproche, pour avoir pu croire que tu me ferais renier le Christ.
ALMACHIUS. — Malheureuse femme, ignores-tu donc que le pouvoir de vie et de mort m'a été conféré par les invincibles princes ? Comment oses-tu me parler avec orgueil ?
CÉCILE. — Autre chose est l'orgueil, autre chose est la fermeté ; j'ai parlé avec fermeté, non avec orgueil ; car nous avons ce vice en horreur. Si tu ne craignais pas d'entendre encore une vérité, je te montrerais que ce que tu viens de dire est faux.
ALMACHIUS. — Voyons, qu'ai-je dit de faux ?
CÉCILE. — Tu as prononcé une fausseté, quand tu as dit que tes princes t'avaient conféré le pouvoir de vie ou de mort.
ALMACHIUS. — Comment ai-je menti en disant cela ?
CÉCILE. — Oui, et si tu me l'ordonnes, je prouverai que tu as menti contre l'évidence même.
ALMACHIUS. — Alors, explique-toi.
CÉCILE. — N'as-tu pas dit que tes princes t'ont conféré le pouvoir de vie et de mort ? Tu sais bien cependant que tu n'as que le seul pouvoir de mort. Tu peux ôter la vie à ceux qui en jouissent, j'en conviens ; mais tu ne saurais la rendre à ceux qui sont morts. Dis donc que tes empereurs ont fait de toi un ministre de mort, et rien de plus ; si tu ajoutes autre chose, c'est mentir, et mentir en vain.
ALMACHIUS. — Assez d'audace : sacrifie aux dieux.
En prononçant ces paroles, le juge désignait les statues qui remplissaient le prétoire.
CÉCILE. — Je ne sais vraiment ce qui est arrivé à tes yeux, où et comment tu en as perdu l'usage. Les dieux dont tu parles, moi et tous ceux qui ici ont la vue saine, nous ne voyons en eux que de la pierre, de l'airain ou du plomb.
ALMACHIUS. — En philosophe, j'ai dédaigné tes injures, quand elles n'avaient que moi pour but ; mais l'injure contre les dieux, je ne la puis supporter.
CÉCILE. — Depuis que tu as ouvert la bouche, tu n'as pas dit une parole dont je n'aie fait voir l'injustice, la déraison, la nullité; maintenant, afin que rien n'y manque, te voilà convaincu d'avoir perdu la vue. Tu appelles des dieux ces objets que nous voyons tous n'être que des pierres, et des pierres inutiles. Palpe-les plutôt toi-même, tu sentiras ce qu'il en est. Pourquoi t'exposer ainsi à la risée du peuple ? Tout le monde sait que Dieu est au ciel. Quant à ces statues de pierre, elles feraient meilleur service si on les jetait dans une fournaise pour les convertir en chaux ; elles s'usent dans leur oisiveté, et sont impuissantes à se défendre des flammes, aussi bien qu'à t'arracher toi-même à ta perte. Le Christ seul sauve de la mort, seul il délivre du feu l'homme coupable.
Ce furent les dernières paroles de Cécile devant l'homme qui représentait la puissance païenne.
Cécile répondant à l'interrogatoire d'Almachius - Oratoire de Sainte Cécile, Église Saint-Jacques le Majeur à Bologne
Fresque de la vie de Sainte Cécile scène 7
DOM GUÉRANGER
SAINTE CÉCILE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES (pages 179 à 185)